IVARH – Huñvre
(Paker Prod)
C’est avec un EP de cinq titres, Splann, que le groupe IVARH s’est fait connaître en 2022 des amateurs d’une musique bretonne tentée par l’aventure sur des terres en friche, offrant un son folk-rock exigeant de nature évolutive et progressive et nourri de la matière chantée basse-bretonne. Il lui fallait désormais passer l’étape supérieure, et c’est ce qu’il a fait à cet automne 2023 en nous livrant son premier album complet, lequel est plutôt bien garni puisqu’il dépasse les 60 minutes. Les dix nouvelles compositions qu’il contient et leurs arrangements sont en grande partie l’œuvre de Pablo MOLARD (guitare électro-acoustique), parfois en collaboration avec le chanteur Elouan LE SAUZE, qui fournit aussi ses propres textes, ce qui n’empêche pas les deux complices d’aller puiser ici et là dans le répertoire traditionnel breton des thèmes musicaux et des textes et de fondre ces emprunts dans leur écriture, laquelle est de même alimentée par les « réponses » et les tirades des saxophones d’Ewen COURIAUT, les décharges vibrantes de la guitare électrique 12-cordes et les nappes brumeuses du synthétiseur analogique de Benjamin BESSÉ et la foisonnante batterie percussive de Thomas BESSÉ.
Pour tous les suiveurs qui attendaient ce premier album comme pour les membres du groupe, gageons qu’il s’agit là d’un rêve devenu réalité. Du reste, ledit album est dénommé Huñvre, autrement dit « rêve » en français. Derrière son titre sobre, Huñvre invite à explorer une dimension musicale et textuelle onirique qui sait habilement traiter les rêves comme des histoires vraies, raconte hier comme s’il était aujourd’hui et peint le réel comme s’il était un songe. Et à propos de peintures, l’esthétique choisie pour les volets recto et verso du digipack et les pages de son livret, déclinée par la graphiste Alice DUMÉNIL, traduit superbement cette porosité entre les mondes concrets et rêvés, optant pour des clichés « écorcés » et « feuillus » traités en teintes sombres et pourpres sur fond blanc qui confinent à une forme d’abstraction figurative d’un fort bel effet réfléchissant les préoccupations environnementales sous-jacentes à certains textes d’Elouan LE SAUZE.
Dans cette dimension qui brasse passé et présent pour mieux anticiper l’avenir, cet « huñvre » d’IVARH convoque dès son premier morceau, Ar Roué Stevan, la figure d’un prophète vannetais du XVIIIe siècle et rappelle, à travers une structure musicale tripartite assez inédite enchaînant introduction mélodique acoustique, marche électrique et an dro tirant vers la transe, combien les prédictions dudit prophète concernant l’évolution du monde sur les plans social, écologique et sociétal s’avèrent d’une criante modernité, à l’instar de la musique qui y est déployée.
Huñvre confirme ainsi le caractère exploratoire de la démarche d’IVARH, loin des sentiers battus et rabattus des musiques à danser électrifiées pour paraître actuelles. On est ici au sein d’une musique qui voyage et demande à être écoutée avec attention, mais qui n’oublie pas d’être dansante à l’occasion (comme le prouve le dynamique et vitaminé Diskan an Ivarh), à charge pour chacun de s’accoutumer de ses contours parfois rugueux et contondants, ou de ses moments d’apesanteur, de ses propensions à la rêverie diurne, à moins que ce ne soit pour le semi-éveil nocturne…
Les constructions de la plupart des compositions reposent sur cet « entre-deux » entre la rêverie flottante et des élans plus nerveux, à commencer par le titre éponyme, qui débute comme un lent madrigal éploré et dépouillé en mode guitare-voix avant que les arpèges guitaristiques de Pablo MOLARD s’ébrouent et que les percussions aux relents balkaniques de Thomas BESSÉ et des flashs de nappes brumeuses ne viennent ponctuer le chant ; puis le saxophone s’insinue en spirales, la rythmique s’accélère, les percussions s’esbaudissent, la voix devient syllabo-épileptique en fin de course… que la lumière soit !
Mais le centre névralgique de Huñvre est sa pièce quasi-centrale Kreiz, qui est traitée comme une histoire dont la structure prend des allures épiques à force d’alterner les ambiances, prenant le temps de ménager les tensions, les progressions, ou jouant sur les ruptures de ton, négociant des virages inattendus, prenant des détours insoupçonnés, enfilant des rythmes de plusieurs types de danses, gavotte, plinn et fisel, entre deux séquences plus placides. Kreiz suit néanmoins un mouvement ascensionnel toujours plus enflammé, bruyant et percutant qui finit par laisser l’auditeur sur le carreau. Le paradis et l’enfer se côtoient dans cette fresque subjuguante dont le thème (deux amoureux séparés par la mort) fait écho aux antiques épopées grecques.
On aura beau chercher des équivalents dans la production musicale actuelle en Bretagne, on n’en trouvera guère, tant IVARH s’est creusé son propre chemin buissonnier évoluant, comme son nom l’indique, entre deux haies et propice aux croisements et rencontres de toutes sortes entre randonneurs et promeneurs en quête de découverte régénérative.
Tout au plus l’univers d’IVARH peut-il évoquer celui du groupe BARZAZ par certains aspects, ne serait-ce que par les inflexions plaintives de la voix d’Elouan LE SAUZE, proche de celle de feu Yann-Franch KEMENER, mais aussi ses arrangements sophistiqués, ses parfums parfois « exotiques » et bien sûr sa portée onirique. Il suffit d’écouter ce sobre mais somptueux moment emprunt de tristesse refluante qu’est Lârit-Din pour s’en convaincre (d’autant que la contrebasse de Hélène LABARRIÈRE y a été invitée à porter sa marque délicate).
Mais IVARH se démarque de cette glorieuse référence en ajoutant à sa musique un pourcentage non négligeable de fulgurances électriques, de reliefs granitiques et de climats aux effluves psychédéliques. Prenez Ar Galon Digor : ce chant de déréliction semble dès le départ embaumé dans une dimension spatiale créée par la guitare électrique 12-cordes de Benjamin BESSÉ. Et c’est une fois encore le saxophone d’Ewen COURIAUT qui annonce l’heure du réveil… réveil qui restera très aléatoire et qui se fera par à-coups.
En apparence plus linéaire dans son développement, Tuchant est soutenu par une mesure rythmique asymétrique qui lui donne un aspect brimbalant, le morceau oscillant entre la lente mélodie du chant et les velléités d’accélération de la ligne du saxophone, le tout cerné de nappes spatiales qui rappellent quelque peu celles de Tim BLAKE dans GONG.
C’est une fois de plus Benjamin BESSÉ qui « psychédélise » l’élancé Ar Vugulez, cette fois au clavier, pour mieux sertir la dimension solaire du chant d’Elouan LE SAUZE ; le paradoxe étant que ce chant évoque une relation amoureuse plutôt tumultueuse au final dramatique.
Ar Veaj est un autre exemple de paradoxe propre aux univers oniriques : avec son saxophone indolent et ses percussions cahotantes, il distille un climat aérien tout du long, comme une invitation à suivre le chemin des rêves, sauf qu’il clôture en fait l’album en douceur, alors qu’il introduit les concerts d’IVARH…
Dans Huñvre, la fin est un début dans une dimension, et le début peut être une fin dans une autre, ainsi boucle-ton la boucle qui relie et « cyclise » le réel et le rêve. Mais cette ligature entre les dimensions n’est en rien forcée ni pesante, IVARH cultivant bien plus sûrement une fibre « liante » tout en suspension et flottement.
Et s’il fallait attribuer une qualité « élémentale » à cet Huñvre, ce serait bien l’air qui lui conviendrait le mieux. Il n’est que de remarquer combien plusieurs textes sont habités – voire hantés – par un oiseau : un rossignol est « choisi » dans A Veg Da Veg, qui liste également l’épervier, le corbeau et le dodo comme autres options ; un pélican apparaît dans Ar Galon Digor ; d’autres ont même le pouvoir de la parole (dans Diskan an Ivarh et dans Lârit-Din) et il y en a qui sert d’animal-totem au chanteur (Ar Veaj). Et qui sait si les moments les plus rageurs et endiablés de l’album ne font-ils pas écho aux assauts meurtriers de volatiles vengeurs dans un certain classique « hitchcockien »… C’est qu’il faut bien les secouer un peu, ces humains sourds et aveugles aux problèmes du monde !
Dans le monde du folk-rock de pointe venant de Bretagne, IVARH ouvre en tout cas une voie aussi pertinente que sensible et inspirée. Sur ce chemin de terre et d’air oscillant entre les haies du rêve et les haies de la réalité, l’ici et l’ailleurs s’enlacent entre l’hier et l’aujourd’hui, tirant âprement parti des contrastes entre acoustique et électrique, bruit et silence, caresses et secousses, transe et flânerie. C’est à vol d’oiseau que Huñvre vous mènera au pays de ces songes qui incitent à l’éveil des âmes.
Stéphane Fougère
Label : www.pakerprod.bzh