John CALE – MIXologie (Volume 1)

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John CALE – MIXologie
(Domino / Double Six Records)

Lors de la chronique de Poptical Illusion de 2023 et suite à l’information presque secrète, à la fin du livret accompagnant l’album, (John CALE semblant donner discrètement rendez-vous à ses musiciens « for another year »), on pouvait espérer que celui-ci décide de poursuivre l’œuvre aboutie et peut-être définitive de ces deux albums parus en l’espace d’à peine une année.

Chez John CALE (que l’on a osé sur ce site flanquer de ce nom tiroir « bandistingué », mais on assume), la mythologie (avatar de la mixologie) tout comme la mythomanie et le remix, sont réarrangés de façon bien particulière et toujours avec un (a)ménagement d’une extrême délicatesse (lorsqu’il convoque Marilyn MONROE, Hedda GABBLER, Pablo PICASSO, Brian WILSON, DRELLA ou NICO dernière en date sublimée dans le morceau Moonstruck de Mercy en 2023).

En effet, depuis janvier 2023 et après les deux albums programmes de son retour aux affaires Mercy le sombre et Poptical Illusion le plus léger, ainsi que les rééditions bienvenues du sommet Paris 1919 et Academy in Peril (plus dispensable) fin 2024 (tout cela chez Domino, très bon label accueillant), notre homme toujours actif et toujours inquiet se penche sur ses deux derniers enregistrements pour les valider définitivement (les sauvegarder, les fossiliser, les réinventer, les repolir ou les faire revivre) et en faire une sorte de prolongement pour les fans qui avaient su lire entre les lignes du livret de Poptical Illusion.

C’est chose faite et de façon un peu inattendue sur ce « nouvel » album de 7 morceaux paru en « numérique only » une première fois en catimini fin mai 2025 et sorti de façon quasi officielle début août et de façon aussi secrète sous la forme d’un CD aux rares informations (les titres en vrac et en tête bêche, l’absence volontaire de « lyrics », les musiciens également vite nommés et même jusqu’au nom de John CALE estompé sur la pochette (moins pop que la précédente) et donc à moitié caché). Un album ressemblant à un semi pirate ou à un supplément en tirage limité, comme si les bandes non utilisées, laissées de côté pour être triturées ou ôtées des deux albums, avaient réussi à avoir une deuxième vie et s’étaient retrouvées ensemble, à moins que tout cela ne se soit passé en dehors de la volonté de John CALE et de ses producteurs complices.

Bien entendu, il n’en est rien, et John CALE, qui maîtrise tout dans le studio y compris les musiciens, les producteurs, ses expérimentations et sa grande connaissance des instruments, et en dehors, son image et ses rapports aux médias, a sciemment réorganisé l’ensemble afin d’en créer un premier épisode (et donc un deuxième est à venir) pour baliser et pour confirmer ce retour aux affaires presque ininterrompu depuis deux ans (frénétique ?) chez son nouvel éditeur très fidèle et assidu.

L’argument est défendable, mais la frénésie est éloignée d’emblée, surtout lorsqu’on écoute ces sept morceaux dont l’ordre n’est pas non plus indifférent. En effet, les premiers sont tirés de Mercy avec un mix alternatif de I know You’re Happy, avant-dernier morceau de l’album pré-cité, ici en version plus glaçante que la version originale, ce qui fait ressortir davantage la voix envoûtante de John CALE et remet à leur bonne place les chœurs et la voix en filet de la fluette chanteuse Tei SHI. Ici, la production dense s’est aujourd’hui affinée pour devenir un « Chill Mix », permettant à ces paroles touchantes et résignées d’atteindre une autre respiration (« I Know You’re Happy When I’m Sad ») en imposant la voix sépulcrale du chanteur qui semble venir de l’autre bout de la galaxie pour atterrir en majesté dans la chanson.

Comme toute compilation de chutes ou d’essais, cette œuvre pourrait offrir un léger doute sur la précision et la netteté des morceaux qui ont survécu jusqu’à présent, mais c’est un compromis nécessaire pour le plaisir d’entendre le processus créatif de CALE en mouvement tourbillonnant.

De plus, avec ces chansons d’une durée moyenne de plus de cinq minutes et demie et relativement dépourvues de refrains, CALE trouve suffisamment d’espace pour se défouler et dérouler son chant sur l’obscurité caverneuse, tremblante et usée par le temps, dans laquelle, sur Mercy et Poptical Illusion, il ne faisait que plonger sans trop s’y aventurer.

Le morceau d’ouverture, Clap Clap, avec ses basses lourdes et ses réverbs pesants, ses craquements menaçants et l’assemblage (à la PORTISHEAD) des « vintage keys », est aussi étrangement impersonnel que s’il parvenait du fin fond d’un aéroport vide ou déserté, la voix de CALE grésillant d’abord dans une forme lointaine et brouillée, comme mâchée et hachée par un haut-parleur lointain. Les choses ne deviennent pas plus réconfortantes une fois que l’on peut lire les paroles, qui montrent qu’il n’a pas perdu son art de l’ellipse (« il y a un prêtre dans l’arrière-salle / avec le nez cassé »), le morceau finissant vers les aigus et la voix en cri pour casser l’enchevêtrement.

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1000 Years entretient avec brio l’atmosphère fantomatique, sons obscurs posés sur les sonorités fuzz d’une ligne de basse presque « dubstep », déstabilisée par des rythmes hachés. « Daylight’s Getting Longer, Darkness Doesn’t Exist », chante CALE, mais l’optimisme implicite dans l’imagerie est brutalement renversé. Comme il se doit pour un infatigable repousseur de limites, notre homme sait que l’horreur la plus profonde réside dans la perte irrévocable de choses tenues pour acquises comme des certitudes immuables.

Il y a ensuite Long Way Out of Pain, une mélopée (The Life of a Rabbit et sa vidéo déconcertante) soutenue par les « drums » roulants du regretté et légendaire Tony ALLEN – et bien sûr, ce sont ses rythmes qui font toute la force du morceau. Il ne faut pas pour autant sous-estimer John CALE, bien sûr, dont le chant résonne avec une puissance particulière. Imprégnant la mémorable première ligne de l’importance mesurée qu’elle exige, ses sonorités sépulcrales sont renforcées par une assise d’orgue légère comme une plume qui s’épaissit progressivement au fil du morceau.

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Mais tout n’est pas si sombre. Si les morceaux des sessions de Mercy constituent la première moitié de l’album, la seconde est consacrée aux inédits de Poptical Illusion, un album plus chaleureux et entraînant, pour en faire le pendant du premier, Invention of Language est l’opus le plus feutré de l’album, respiration bienvenue avec sa guitare ensoleillée et ses cordes riches, parfois un peu orchestrales (on pense à Carribean Sunset de 1984 (« ZE record » jamais réédité) qui était l’album de retour au calme (tout relatif) de John CALE après la parenthèse punk/destroy des albums live). Les chœurs angéliques et les voix plaintives de Nita SCOTT ne se tordent plus de manière disjointe, mais glissent sans effort dans la mélodie principale, tandis que CALE semble retrouver une lueur d’espoir encore précaire. « J’espère le meilleur », chante-t-il, « le meilleur que tu fais ressortir en moi. » Malgré cette pointe d’angoisse existentielle hésitante, il ne s’agit pas d’une acceptation d’un monde cruel, mais d’une reconnaissance humaniste, voire réconfortante, de la façon dont nous pouvons – et devons – tous nous entraider.

Cela dit, les aveux de vulnérabilité de John CALE peuvent être aussi troublants qu’émouvants. C’est particulièrement le cas sur The Adventures of SupaCane, un morceau, sorte de supplique en haiku répétitif, hésitant et dissonant qui, comme la majorité des morceaux de Poptical Illusion, s’inspire des collages sonores à base d’échantillons d’un hip-hop plutôt déstructuré. John Supa CALE mélange piano vacillant, bips cliniques, aboiements de chien en sourdine et cette ligne de basse plutôt sourde et au rythme cardiaque irrégulier, dans un bouillon sonore assez morbide en tout cas bien dérangé. « SupaCane, j’ai besoin de toi », supplie-t-il par-dessus le tout, sa voix rauque mais aiguë étant à mille lieues du rythme détaché et limpide mis si joliment en valeur au moment de l’album classique de 1973, Paris 1919.

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Cela nous mène jusqu’à Standing Next To You. À mesure que le morceau se déroule, la pulsation onirique et aquatique du synthé qui l’ancre rencontre la douceur et la dissonance des sons environnants, créant ainsi une conclusion parfaite. C’est une manière envoûtante et élégante de résumer l’approche mi-obscurité, mi-lumière de Poptical Illusion, orientant l’auditeur mais encore de façon très prudente (notre homme reste lucide), vers une conclusion ouverte avec un peu d’espoir.

Pourtant, considérer ces sept morceaux ainsi que cet album sous un mauvais angle (remplissage ou peur du vide) pourrait bien faire passer à côté de l’essentiel. MiXology Volume 1, tient plus d’un carnet de croquis, un journal de bord intimiste que d’une esquisse, en tout cas, l’album (près de 42 minutes) devient un tout cohérent ou peut-être alors une sorte de peinture « in progress ». Chaque morceau ici apparaît comme un travail en cours, crépitant d’imaginations encore inabouties mais déjà très maîtrisées, et le pouvoir d’inspiration du disque n’en est que plus grand.

On peut alors deviner que Mercy et Poptical Illusion, s’ils ont un message, c’est peut-être celui de la nécessité de rechercher des solutions dans un monde brisé plutôt que de croire passivement que quelque chose de mieux apparaîtra, même si la perfection est finalement inaccessible. Pour MIXology Volume 1, on passe peut-être à une séance de travaux pratiques des grandes idées des deux albums (en formant une sorte de trilogie peu commune). En effet, quelle meilleure façon de mettre en pratique toutes ces leçons avec un recueil qui célèbre, de la première à la dernière note, l’acte de créer quelque chose de nouveau.

Et que nous réservera « MIXology 2 », nul doute que notre musicien est déjà au travail et même en concerts cet automne (un mix live ?) ; pas d’indices pour le moment, le secret est toujours bien gardé et les infos sont bien cachées dans le labyrinthe de la pochette, il est vrai moins pop et moins optique que la palette toutefois un peu obscure des illusions de John CALE de 2024.

Xavier Béal

Site : https://john-cale.com/

Page label :https://www.dominomusic.com/releases/john-cale

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