John CALE – Poptical Illusion
(Domino / Double Six)
Il existe un syndrome peu étendu mais parfois coriace, spécifique aux vieux chanteurs obstinés, ainsi qu’à quelques chanteuses âgées en repentir, qui fait qu’ils et elles tremblent à l’idée de perdre, de maltraiter ou de changer leur voix avec les années. Il est vrai que cela arrive parfois sans que ces derniers s’en aperçoivent (ne pas nommer ici ni Gérard M, peut-être atteint de surdité partielle à son endroit, ni Peter H, qui continue désespérément à croire à sa jeunesse éternelle et à ses talents inégalés d’écriture), mais il ne faut pas en faire une généralité. Parfois heureusement ces chanteurs s’évanouissent d’eux-mêmes et disparaissent silencieusement, ce qui est ce qui peut également leur arriver de mieux (et à nous en ricochet).
Heureusement, la plupart du temps, nos magnifiques poètes ont l’immense chance et le don inestimable de conserver intact leur merveilleux appendice vocal qui suit fidèlement leurs carrières à rallonge et en toute impunité et intégrité artistique. La plupart du temps (évoquée ci-dessus) étant tout de même plus fréquente, même s’il y a d’autres aléas et handicaps à la longévité de ceux-ci à prendre en compte.
John CALE a commencé à chanter en 1970 dès le début de sa carrière en solo pour vraisemblablement tirer un trait sur les années VELVET et aussi certainement parce qu’il en avait très envie, avec l’album Vintage Violence (CBS), lui-même apparaissant déjà derrière un masque transparent sur la pochette de l’album (ça l’a peut-être sauvé sans qu’il le prémédite du vieillissement et de la redite), tout en publiant la même année Church of Anthrax en duo avec Terry RILEY, celui-ci entièrement instrumental.
Les onze chansons de Vintage Violence, pas toutes parfaites, bien loin de là, vont néanmoins servir de base à l’immense Paris 1919 (paru chez Reprise en 1973). John CALE apparaît sur cet album sans masque, tout de blanc vêtu et légèrement dégingandé ou alangui ou déjà bien las, sur une photo sépia mais en ayant la ferme intention de disparaître en quatre parties ce qu’il fait à la fin du livret accompagnant l’album de neuf chansons comme autant de planètes (si on y ajoute Pluton) dans la galaxie de la musique pop des seventies.
Le contrat rempli avec les United States of America (VELVET + 4 albums et quelques productions importantes chez Elektra et Reprise), John CALE le Gallois prodigue retournera en Angleterre (chez Island la bien nommée, chez qui il avait déjà produit Nick DRAKE et Mike HERON vers 1970), emmenant avec lui, comme vous le savez, sa « Moongoddess » dans ses bagages pour fignoler avec d’autres complices rencontrés dans les couloirs de la maison de disques, The End, pierre philosophale de 1974, sans oublier sa carrière propre (ou pas toujours) et définitivement chantée, au fil de la trilogie des albums semblant parfois trop contractuels, ou peut-être pas tout à fait finis et même un peu foutoirs, noyant les perles dans le brouhaha touffu d’un paysage (pays âgé) musical déjà bien usé et boursoufflé ce qui était dans l’air du temps pré-punk et du surmenage de notre chanteur exaspéré, en colère, impatient et taciturne.
Depuis, et fort de beaucoup de chefs-d’œuvres chantés, de musiques de films (un peu interchangeables chez les Disques belges du Crépuscule) de concerts non-stop européens et mondiaux, de retrouvailles (NICO avec Camera Obscura en 1987) et de collaborations aux titres éloquents (Wrong Way Up avec ENO en 1990 et Songs for Drella la même année avec le coléreux râleur méchant, « vicious », là c’est lui qui le dit), de reprises définitives (Hallellujah de Leonard COHEN) et de quelques ratages oubliés (la période 2003-2005 sans maison de disques des Hobo Sapiens et Black Acetate) avec pourtant le retour (inespéré), grâce à la visite archéologique et étendue de Music For A New Society (M:FANS) en 2016 et son arrivée chez Double Six/Domino, nouveau port d’accueil de bien meilleure envergure, prélude au retour triomphal de Mercy en janvier 2023.
Après Mercy, John CALE n’a pas voulu s’arrêter, le chemin était d’ailleurs si bon qu’il a très très bien fait et à peine 18 mois (le temps de la miséricorde et de la remontée des abysses) après les hommages à ses fantômes, la colère et l’effroi mis en musique avec l’invitation de la crème des studios de Los Angeles, John CALE est revenu définitivement chez les vivants et décide de s’engager dorénavant pour la planète (toujours à sa manière bien entendu) du futur de celle-ci en effectuant un retour en grâce extrême, mélangeant persistance, paranoïa, élégance et distanciation.
En effet, la planète brûle annonce John CALE, tout comme les arbres, les gens ont été leurrés et il n’a plus de son côté qu’à proposer « sense and sensibility, that’s all I have » à ses semblables. Son côté sombre avec des rappels/clins d’œil aux bornes du passé : Fear is man’s best friend cité, arrangements à la Dying on the Vine, Cordoba, Carribean Sunset et même Hedda Gabbler revisités lui permettent de poser des jalons pour une écriture précise pour des morceaux rassemblés lors du Covid.
John CALE annonce d’ailleurs qu’il aurait écrit plus de 80 chansons pendant cette période et qu’il reste Angry depuis Misery. Il a drastiquement rétréci le nombre de ses accompagnateurs (Dustin BOYER aux guitares et Nita SCOTT à tout le reste, tous deux étant d’ailleurs déjà présents en 2023). Il se veut immensément triste mais avec espoir, il regrette mais (se) pardonne, il est frustré et résigné mais garde son imparable humour, il est épuisé mais empli d’énergie et de défis, tout en décrétant que le changement est toujours possible dans ce monde brutal et empli d’illusions (d’optique pop).
Les treize morceaux naviguent entre voix langoureuses, arrangements vibratoires, ballades apaisées et musiques sans fioritures comme si l’urgence était à nouveau le moteur de sa création, mais sans oublier d’y rajouter une grande pincée de distinction pour dérouler ses cauchemars et ses effrois. Le futur « it seems we’ve been too far to fix it » peut encore être maîtrisé, mais il ne faut pas baisser les bras. John CALE revisite à sa manière l’album jamais digéré Music for A New Society.
Il creuse avec All the Goods dans les profondeurs de sa douleur et essaie un sursaut avec Laughing in my Sleep qui cligne d’’un œil avec le meilleur d’Artificial Intelligence, son album de 1986. Le dernier morceau There Will Be no River, supposé éteindre les derniers feux et apaiser la violence venant de partout délivre un message étrange : « There was to be no river ; With me floating in the water ; Like a magical piece of code » Comprendra qui pourra !
Un disque en forme de joyau parfait (à l’exception du neuvième morceau, Shark Shark, qui casse (exprès) l’ensemble, pochade qui montre que notre homme sait revenir sur (notre) Terre pour faire un petit single saccadé et un visuel collage bien givré avec des femmes cygnes et le chanteur en veste blanche (Paris 1919) bien salopée et tâchée comme il faut en rose/verte.
En tous cas et l’information se dévoile presque en secret, à la fin du livret : John CALE donne rendez-vous à ses musiciens « for another year » afin, on l’espère, de poursuivre l’œuvre. Une magnifique initiative pour un éternel revenant, celui que NICO et Andy WAHROL surnommaient affectueusement « Black Jack », sorte de valet de pique sombre et secret dans les années 1960 à New York.
Xavier Béal
Page label : https://www.dominomusic.com/releases/john-cale/poptical-illusion/exclusive-limited-double-lp