Keith TIPPETT – Blueprint
(La Cooka Ratcha / Voiceprint)
Au chapitre des introuvables vendus à prix d’or dans les salons du disque, les disques des années 1970 de Keith TIPPETT ont une place de choix. Rendons donc grâce à Voiceprint et à son Group of Companies de procéder à leur réédition en CD. Après les albums de CENTIPEDE et d’OVARY LODGE, c’est au tour de Blueprint (lui aussi produit par Robert FRIPP) de se rappeler à notre mémoire. Bien que crédité au seul Keith TIPPETT, cet album a été enregistré en 1972 par la formation qui allait devenir OVARY LODGE, avec, outre le pianiste anglais, Roy BABBINGTON à la contrebasse et Frank PERRY aux percussions (cloches, cymbales), qui cède la place à Keith BAILEY sur un titre. Et, surtout, il y a la délicieuse Julie TIPPETTS aux vocaux, guitare, mandoline et ocarina.
Blueprint est un disque important à plus d’un titre dans la carrière de Keith TIPPETT : succédant à la tapageuse expérience de CENTIPEDE (50 musiciens lâchés en pleine nature….), il marque un hiatus on ne peut plus contrasté !
Après avoir repoussé les limites de l’ébullition sonore, TIPPETT explore avec autant d’avidité les confins du silence avec une formation réduite qui pourrait presque s’apparenter à un groupe de jazz de chambre. Strictement acoustique et rigoureusement spontanée, la musique de Blueprint s’ouvre sur une Song strictement instrumentale qui est renversante d’intimisme et de fluidité tranquille, cultivant la sensualité en lieu et place de l’austérité que l’on pouvait craindre de ce type de démarche. La Dance qui suit est évidemment indansable selon les critères normatifs, mais les sons, dissonants et rustiques, y forment l’air de rien une sarabande émoustillante encouragée par d’ensorcelants vocaux onomatopéiques.
C’est sa capacité à engendrer des climats impalpables qui fait toute la force de cette musique, dans laquelle le silence, hypnotique, souverain et cauteleux, pèse autant que la moindre note, le moindre son de chaque intervenant. Une seule frappe sur une percussion en bois suffit à renverser un climat.
La pièce Woodcut, en particulier, est insoutenable de beauté fatale et pernicieuse, avec ses sons suaves et rugueux. Elle oblige l’auditeur à perdre pied, ou plutôt à s’accoutumer d’une apesanteur grisante qui le rend encore plus démuni à l’arrivée d’un quelconque incident…
De même avec Blues II, où la mandoline désaccordée de Julie TIPPETTS la fait presque sonner comme un luth biwa japonais, créant une tension évoquant celle du théâtre nô ou des rituels zen, que viennent renforcer les notes pincées du piano préparé de Keith TIPPETT, et les inflexions languides de la basse jouée à l’archet par Roy BABBINGTON.
Dans Blueprint, la musique part souvent du silence, voire du vide, en ausculte les résonances, et y revient. Mais elle sait aussi cultiver l’effroi subreptice, l’explosion inattendue, le fracas impromptu, sans avoir besoin de s’électrifier. Une soudaine pluie de notes au piano, un orage instantané de cymbales, un galop de cloches ou un grondement souterrain de basse agissent telles des fissures au sein d’un vortex métamorphique aux couloirs souterrains et stellaires.
C’était assurément l’époque des expériences extrêmes pour Keith TIPPETT, qui devait, après OVARY LODGE, renouer avec le bruit et la fureur avec ARK. Blueprint n’est donc pas un intermède récréatif dans le parcours de TIPPETT, mais bien une aventure opposée donc complémentaire de celles de CENTIPEDE et ARK (et plus récemment TAPESTRY), et au moins aussi indispensable. Plongez-y sans ceinture de sécurité, elle ne vous sera de toute façon d’aucune utilité dans ces espaces aussi primitifs que sophistiqués.
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°11 – juin 2002, et remaniée en 2018)