KING CRIMSON – Absent Lovers – Live in Montreal 1984
(DGM)
Le KING CRIMSON des 80’s a laissé à la postérité trois albums studio différenciés par des pochettes avec un motif et une couleur de fond différents (entrelacs celtisants et couleur rouge pour Discipline, note de musique et couleur bleue pour Beat, sorte de croix aux rondeurs stylisées et couleur jaune pour Three of a Perfect Pair). Ce KING CRIMSON n’est manifestement pas celui dont on tient à se rappeler dans le milieu des progsters obtus. Rendez-vous compte, il est passé à la télé, a fait des clips, et il paraît même que les minettes dansaient sur Sleepless en boîte… Et pour couronner le tout… il n’y avait pas de mellotron ! Quelle honte !
Un coupable a évidemment été vite désigné : c’était la faute au nouveau « front man », un certain Adrian BELEW, avec ses poses de guitariste beau gosse ricain qui sourit, qui gigote et qui saute partout, et qui osait écrire des textes sucrés comme « I need to feel your heartbeat, heartbeat », aux antipodes des visions philosophiques abscons d’un Peter SINFIELD. Bref, pas très prog’ non plus, tout ça !
D’accord, ce KING CRIMSON-là avait effectivement abandonné les fresques épiques et les escapades improvisées au profit d’un format plus « carré », penchant même par moments vers une pop qui se chante et qui se danse. Mais la perspective du quartet FRIPP-BELEW-BRUFORD-LEVIN s’arrêtait-elle bien là ?
Car à y bien réfléchir, un groupe comme KING CRIMSON, même dans les années 1980, aurait eu de toute manière du mal à se conformer aux diktats commerciaux alors en vogue dans le monde du rock et de la pop. La preuve, c’est que bien qu’ayant sorti quelques singles, aucun n’a été franchement un tube ! Trop « tordu », trop « bizarre », trop « pas assez conforme »…
Souvenez-vous de la version vinyle de Three of a Perfect Pair : il y avait une « left side », pop et accessible (qu’ils disaient…), et une « right side », à dominante instrumentale et plus complexe, voire extra-terrestre. Il s’agissait de montrer que KING CRIMSON avait deux facettes, mais mystérieusement reliées par un troisième élément… Bon sang, mais c’est bien sûr : l’élément schizoïde, celui-là même qui vient perturber et transcender les représentations binaires trop désespérément conflictuelles ! D’où le titre « Trois d’une paire parfaite ».
KING CRIMSON a toujours joué sur deux tableaux, mais avec ce souci d’intégrer son propos au contexte musical d’une époque et d’éveiller celle-ci à la probabilité d’un ailleurs, d’un autrement ou d’un toujours plus. Robert FRIPP avait fait du chemin depuis qu’il avait dissous KING CRIMSON au beau milieu des années 1970 ; ses préoccupations musicales et spirituelles avaient évolué (l’enseignement de GURDJIEFF, via John G. BENNETT, était passé par là…), mais son intransigeance créative était resté intacte.
De fait, on ne s’est pas rendu compte tout de suite de la réelle teneur du KING CRIMSON des 80’s, fondée notamment sur un travail millimétré entre les deux guitaristes (FRIPP et BELEW, donc), chacun jouant des lignes qui se superposaient, se croisaient, se confondaient pour mieux se détacher, subrepticement, créant un décalage rythmique et harmonique plus complexe qu’il y paraît à une première écoute, et faisant écho à ce qui se fait dans la musique de ces orchestres percussifs indonésiens que l’on appelle des gamelans. Ces entrelacements rythmiques de guitares seront aussi au cœur du jeu de FRIPP avec sa LEAGUE OF CRAFTY GUITARISTS, qu’il allait former peu après. De fait, le KING CRIMSON des années « Discipline » a bel et bien généré une forme inédite de « gamelan rock » ! Et la section rythmique, avec un Bill BRUFORD au drum kit repensé et adapté et un Tony LEVIN, dont le Chapman Stick aux sonorités grondantes, pinçantes, vrombissantes ou acérées s’était déjà fait entendre chez Peter GABRIEL, était au diapason de cette mouture revitalisée du Roi Cramoisi.
Absent Lovers s’adresse à ceux qui souhaiteraient sublimer leur jugement trop étroit sur l’avatar « cramoisi » des années 80. Ce double CD contient en effet l’intégralité du dernier concert donné par le groupe en 1984 et présente les plus beaux fleurons de son répertoire de l’époque (manquent quand même des perles comme The Sheltering Sky) dans des versions surdynamisées, hyper-énergisées et par conséquent plus convaincantes que les versions studio, le tout avec un confort d’écoute infaillible.
Plusieurs morceaux apparaissent ainsi sous un jour sensiblement différent, tel Indiscipline (introduit par un époustouflant solo de BRUFORD), Man with an Open Heart, Elephant Talk, Waiting Man, etc. Et pour les nostalgiques, il y a aussi Red et Lark’s Tongues in Aspic – Part Two, uniques rescapés du bon vieux temps.
Très franchement, si l’on a pu croire que le Roi avait concédé une part de son intégrité aux exigences des promoteurs de « muzak », on se rétracte dès le début de ce concert, à l’écoute de cette suite où s’enchaînent sans broncher Entry of the Crims (tonnerre, un inédit !), Lark’s Tongues in Aspic – Part Three et Thela Hun Ginjeet. Ouch ! Y en a qu’ont pas dû comprendre…
S’il faut garder un bon souvenir du KING CRIMSON des 80’s, c’est indéniablement ici qu’on le trouvera ! Et si vous en êtes restés aux 70’s mais que vous voulez donner une seconde chance au KING CRIMSON « discipliné » en bravant vos préjugés, écoutez cette archive avec des oreilles grandes ouvertes.
Ajoutons également que DGM a réédité la vidéo Live in Japan (1984) et en a publié une autre, « officiellement inédite », Live in Frejus (1982). Toutes deux valent également le détour…
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°3 – janvier 1999, et remaniée en 2018)