Kristen NOGUÈS – Logodennig 1952 – 2007
(Innacor)
Raconter le parcours artistique de la harpiste et compositrice Kristen NOGUÈS, disparue en 2007, revient à évoquer un important volet de l’évolution de la musique bretonne de ces trente dernières années. De son apprentissage auprès de Denise MÉGEVAND (chez qui un certain Alan COCHEVELOU a également fait ses classes) et de sa participation à la « coopérative culturelle » Névénoé dans les années 1970 jusqu’à son implication dans de mémorables créations musicales des années 1990 en passant par les chemins de traverses où l’a menée sa carrière soliste internationale dans les années 1980, Logodennig (« petite souris », comme elle fut surnommée) a laissé un héritage aussi unique et précieux dont les traces discographiques sont aussi éparpillées que discrètes.
Son premier LP de 1976, Marc’h Gouez, n’est jamais reparu au format CD, et son dernier opus, An Evor, remonte déjà à 1999. Avant il y a eu Kernelec, après il y a eu L’Attente des femmes, tous deux aussi rares… Bien sûr, il y a eu diverses collaborations (l’album Rue de la rade de Manu LANN HUEL, Karnag avec Yann-Fanch KEMENER Didier SQUIBAN, Jean-Louis LE VALL GANT, Er Pasker de Jean-Michel VEILLON, Ar Gouriz Koar de Denez PRIGENT…), sans parler de tous ces disques qui contiennent au moins l’une de ses compositions (à commencer par divers albums de Jacques PELLEN : Sorserez, Condaghès, Lament for the Children, Les Tombées de la nuit avec la CELTIC PROCESSION…)… Enfin, il y a eu toutes ces rencontres, qui dépassent largement la seule sphère artistique bretonne, avec notamment toute la crème d’un jazz contemporain qui a singulièrement marqué la musique de Kristen NOGUÈS.
Bref, les quelques traces qu’a laissées la harpiste et sa détermination à développer une musique enracinée dans le terreau breton mais propulsée par la pratique de l’improvisation jazz, les interrogations esthétiques de la musique contemporaine et les amples possibilités de la musique modale – sans parler de sa propension pour la harpe électroacoustique – n’ont guère été de nature à lui assurer un statut d’animatrice des festoù-noz, pas plus qu’un succès grand public et commercial, ce dont elle n’avait manifestement cure…
Il manquait sans doute jusqu’à présent une porte d’entrée panoramique et un tant soi peu pédagogique digne de ce nom, la voici. Logodennig 1951-2007 retrace l’histoire musicale de Kristen NOGUÈS en cinq chapitres et deux CD. C’est peu diront certains, et en même temps très riche, d’autant que les trois quarts des morceaux choisis (enregistrements rares ou oubliés, prises live…) sont inédits.
Le premier chapitre contient les musiques composées par Kristen NOGUÈS pour le film de Jean EPSTEIN, Finis Terrae. Jouées avec Jacques PELLEN et Jacky et Patrick MOLARD, elles attestent de l’identité culturelle bretonne de la compositrice. Le deuxième chapitre (Les Autres) ne contient pas d’enregistrements de Kristen, mais des compositions à elles jouées par d’autres, souvenirs d’un projet d’album « tribute » qui n’avait jamais vu le jour auparavant.
Avec le troisième chapitre (Abstract), on entre dans les sphères les plus épurées et abstraites de la musique de Kristen : ses soli ou ses duos avec John SURMAN ou Mauro NEGRI nous emportent très loin et très haut, tout comme les improvisations en trio (avec Peter GRITZ, Jean- François JENNY-CLARK ou François DANIEL) du quatrième chapitre (Improviser et le trio). Le chapitre 5, la Longueur des jours, livre encore d’autres petites perles égrenées dans le temps, où l’on croise le contrebassiste Ivan LANTOS et le harpiste Rüdiger OPPERMAN…
Ces deux heures et quelques d’enregistrements exhumés par Jacques PELLEN démontrent à quel point Kristen NOGUÈS construisait son univers bien loin des autoroutes sonores rigoureusement balisées. Comme l’écrit si bien Gérard ALLE dans le très beau livret qui accompagne ce superbe coffret, « Elle mettra la barre assez haut, en cultivant la tangente du côté de la recherche, tandis que STIVELL prendra sa place au centre du cercle et de la popularité. »
Difficile, la musique de Kristen NOGUÈS ? Peut-être de prime abord, quand on n’a pas pris soin de s’affranchir des conceptions routinières et stéréotypées, mais plus on l’écoute et plus on est séduit, envoûté par les vibrations élémentales de ses sons de harpe, par ses notes rêveuses, sauvages et voyageuses…
Logodennig est bien davantage qu’une compilation ou un « best-of » (concepts complètement éculés dans le contexte qui nous occupe), c’est un livre sonore dont les pages brillent de divers feux multicolores enfin ravivés, pour que perdure la mémoire d’une artiste qu’on ne pourra plus oublier.
Stéphane Fougère
PS : Le double CD Kristen NOGUÈS – Logodennig – 1952-2007 (Innacor / L’Autre Distribution) a reçu le Coup de Cœur Musique du Monde de l’Académie Charles-Cros à Paris le 4 novembre 2008.
Label : www.innacor.com
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n° 40 – hiver 2008-2009)