LA TÈNE – Ecorcha / Taillée
(Les Disques Bongo Joe)
Au commencement était le son, puis diverses formes de vie sont apparues sur Terre, dont les hommes qui ont d’abord fait du bruit avant de réaliser qu’en façonnant le bois et le métal ils pouvaient aussi créer du son, pour retrouver ce qu’ils avaient oublié. Ainsi sont nés les instruments, qui ont séduit les uns et effrayé les autres. Car les sons de ces instruments pouvaient plonger les hommes dans des états dits seconds, les plonger dans une transe qui leur faisaient retrouver leur état premier, sauvage et incontrôlable. Encore aujourd’hui, certaines combinaisons d’instruments, associées à certaines façons de les jouer et éventuellement certains manières de les arranger, ont cette capacité à générer des « tourneries » aux vertus métamorphiques. C’est précisément le cas de la combinaison instrumentale à l’œuvre dans ce disque : une vielle à roue amplifiée, un harmonium indien associé à des manipulations électroniques et des percussions bien rustiques associent leurs propriétés sonores et développent des pièces « tournantes » qui abolissent les notions usuelles d’espace et de temps, moyennant un usage savant du grincement et du bourdonnement.
Cette démarche, le groupe franco-suisse LA TÈNE l’a développée depuis sa création en 2016 et à travers trois disques publiés à un rythme annuel régulier jusqu’en 2018. Et voilà que débarque ce quatrième album à l’hiver 2023, et c’est comme si ce trou noir spatio-temporel dans lequel LA TÈNE semble s’être engouffré pendant cinq ans n’avait jamais existé ! Comprenez par là que le groupe a repris ses travaux précisément là où il les avait laissés avec son précédent album, Abandonnée / Maleja.
À la base, LA TÈNE est un trio composé de musiciens évoluant dans une constellation musicale évoluant hors des circuits convenus et génératrice de plusieurs projets plus ou moins durables au sein desquels lesquels ces musiciens ont déjà collaboré ensemble. Il y a le batteur et percussionniste Cyril BONDI (DIATRIBES, PLAISTOW, INSUB META ORCHESTRA, KARST…), le vielliste Alexis DEGRENIER (TANZ MEIN HERZ, INSUB META ORCHESTRA, Ensemble MINISYM…) et le joueur d’harmonium Laurent PETER, plus connu dans d’autres mondes plus électro-bruitistes sous les noms D’INCISE, Honoré FERAILLE ou TRESQUE (INSUB META ORCHESTRA, KARST. DIATRIBES…).
Depuis ses débuts, LA TÈNE a pris l’habitude de pourvoir son auditoire en pièces hypnotiques étalées dans la durée, laquelle équivaut généralement peu ou prou à celle d’une face de disque vinyle. C’est pourquoi chaque album de LA TÈNE ne contient que deux pièces dont la combinaison nominale devient le titre du disque : il y a eu Fouerca/Fahy, suivi de Tardive/Issime. Puis LA TÈNE est passée à la vitesse supérieure en publiant un double album, Abandonnée/Maleja, dans lequel le trio de base a ouvert ses rangs à quatre collègues, devenant un septette. Or, c’est précisément ce même septette qui est à l’œuvre sur Ecorcha/Taillée.
Aux vielle à roue amplifiée, harmonium indien modifié et percussions originels s’ajoutent deux cabrettes (cornemuses auvergnates à anches doubles), jouées par Jacques PUECH et Louis JACQUES (également au bagpipe), la guitare électrique 12 cordes de Guilhem LACROUX et la basse électrique de Jérémie SAUVAGE.
Ainsi galvanisée et épaissie, LA TÈNE poursuit son œuvre fondée sur la répétition de motifs répétitifs sujets à de micro-variations qui s’épanouissent dans des espaces extatiques garantis sans édulcorants qui renvoient quelque écho de pièces emblématiques comme In C de Terry RILEY ou certaines compositions de MOONDOG, tout en réfléchissant le son trappu et rugueux du VELVET UNDERGROUND de pionniers de l’acid-folk comme COMUS et THIRD EAR BAND ou d’avatars plus modernes et régionaux comme SUPERPARQUET et ARTÙS et, du fait des choix instrumentaux et du lieu d’enregistrement (une grange en Auvergne), présente des similitudes avec les travaux non moins marginaux du collectif LA NÒVIA, autre fournisseur de créations expérimentales autour des musiques traditionnelles du Centre-France (TOAD, FAUNE, LA CLEDA, JERICHO, VIOLONEUSES…).
Propulsée par une boucle bourdonnante quasi gothique, ponctuée par un « shaker » métallique aux résonnances de chaînes spectrales et rendue lancinante par un autre bourdon de vielle à roue, Ecorcha (nom d’un site d’une forêt des Alpes suisses détruit par un glissement de terrain) étire ses anamorphoses sonores sur plus de 18 minutes, auscultant en détail les contours d’un état catatonique qui s’esbaudit à mi-parcours par le renfort des sonorités grinçantes des cabrettes, les frappes entêtantes de tambours, les interventions interstitielles des cordes. Subrepticement, Alexis DEGRENIER glisse le thème d’un chant chrétien collecté en 1883 par Félix ARNAUDIN, La Passion, transformant l’Ecorcha en un inattendu terrain de coalition contre nature entre un fragment de culture religieuse et un environnement sonore aux formes plus païennes.
La seconde pièce, Taillée, se veut derechef plus robuste et entraînante, avec ses frappes vindicatives de tambours et ses grincements quasi joviaux de vielle et d’harmonium. Cette fois, c’est le riff d’un tout récent tube reggaeton de la chanteuse espagnole de flamenco moderne ROSALIA (VILA TOBELLA) qui sert de moteur à cette tournerie jubilatoire apte à secouer les dance-floors sans que quiconque ne s’en offusque. C’est quasiment à de la proto-techno-bio que nous avons ici affaire, abreuvée de « métallités » régionales qui rappellent que le nom du groupe LA TÈNE emprunte justement à celui d’une commune de la rive nord de Neufchâtel, en Suisse, connue pour son site archéologique attestant d’une culture celtique préromaine désignée comme le second « âge du fer », entre environ 450 et 25 av. J.-C. Or, qu’est-ce que fait LA TÈNE, sinon une forme de métallurgie sonique ?
D’Ecorcha à Taillée, c’est un territoire pluridimensionnel que dessine LA TÈNE, imposant ses propres frontières de temps et d’espace par-delà les époques et les cultures, sonnant tout à la fois antique et actuel, acoustique et amplifié, brut et peaufiné, rural et urbain, primitif et futuriste, et érigeant le « dervichage » rural en panacée aux pénibilités socio-existentielles globales.
Stéphane Fougère