Le maître du santour indien Shivkumar SHARMA ne répondra plus à « l’appel de la vallée »…
Le « pandit » (maître) indien Shivkumar SHARMA a succombé le 10 mai 2022 à une attaque cardiaque à l’âge de 84 ans, alors qu’il était atteint d’une maladie rénale. Il était un virtuose du santour, une cithare sur table pourvue d’une centaine de cordes qui sont frappées à l’aide de baguettes de bois aux bouts recourbés. Cet instrument est comparable au cymbalom tzigane ou au tympanon et est très répandu dans les cultures musicales du Moyen-Orient. Shivkumar SHARMA doit sa réputation au fait d’avoir introduit dans la musique classique de l’Inde du Nord (hindoustanie) cet instrument auparavant plutôt utilisé dans la musique populaire du Cachemire, où il accompagnait les chants mystiques.
Issu d’une caste brahmine, Shivkumar SHARMA est né à Jammu, dans ce qui est aujourd’hui l’état du Jammu-Cachemire, en 1938. Son père, Uma Dutt Sharma, lui-même chanteur classique et joueur de tablas, a commencé à lui enseigner le chant et le tabla alors qu’il n’avait que cinq ans. Puis, ayant fait des recherches approfondies sur le santour, le père s’est pris à rêver que son fils pouvait devenir le premier musicien à jouer de la musique classique indienne sur cet instrument. C’est ainsi à l’âge de treize ans que Shivkumar s’est mis à jouer du santour afin de réaliser le rêve de son père et gourou.
Dès 1955, Shivkumar SHARMA a donné sa première représentation publique à Bombay (aujourd’hui Mumbai) ; et c’est en 1964 qu’il a réalisé son premier enregistrement discographique avec le joueur de « slide guitare » Brij Bhushan Kabra (Santoor and Guitar), puis son premier disque solo en 1967 (sur le label His Master’s Voice).
Alternant tabla et santour lors de ses sessions pour la radio locale, Shivkumar SHARMA a accompagné au tabla des pointures comme le sarodiste Ali Akbar Khan et le sitariste Ravi Shankar. Shivkumar a ainsi eu le privilège de faire partie des musiciens sélectionnés par le maître sitariste pour l’accompagner en 1968 dans son spectacle Festival Music of India, qui a tourné aux États-Unis (cf. le légendaire album Ravi Shankar’s Festival of India), puis de nouveau en 1974 pour le spectacle Music Festival from India, lequel a tourné en Europe puis aux États-Unis, faisant cause commune avec le groupe de l’ex-« Beatle » Georges Harrison. (Un DVD filmé au Royal Albert Hall est paru dans le coffret Shankar-Harrison Collaborations en 2010.)
En 1968, Shivkumar SHARMA a enregistré avec le même guitariste Brij Bhushan Kabra et le flûtiste Hariprasad Chaurasia un album qui a fait date, Call of the Valley, qui est devenu l’un des « best-sellers » en matière de musique classique indienne. L’originalité de cet album tient à son aspect « conceptuel » (les morceaux y racontent une histoire) et au fait que la musique y est jouée par trois musiciens solistes, chose plutôt rare dans la musique classique indienne. Ce fut le début d’une longue et fructueuse collaboration avec Hariprasad Chaurasia, avec qui il a beaucoup tourné et enregistré en duo, ravivant même dans les années 1990 le souvenir de cette fameuse « vallée » avec les albums (et les DVD) The Valley Recalls I et II (Navras Records).
Même s’il a été l’objet de critiques aussi sévères que dubitatives quant à la possibilité de hisser le santour au rang des instruments de « musique noble » (certains ayant même osé dire à son père que son fils avait choisi le mauvais instrument !), Shivkumar SHARMA a persévéré et a joué durant les années 1960 et 1970 sur deux tableaux, composant pour l’industrie cinématographique « bollywoodienne » et donnant des récitals de musique classique.
Pour faire du santour un instrument qui sied aux mélomanes indiens érudits et le transformer en un instrument de concert classique, Shivkumar SHARMA a révolutionné l’approche de l’instrument en mettant au point divers procédés d’attaque assez uniques. Il a ainsi introduit un nouvel arrangement chromatique des notes et a augmenté la gamme pour couvrir trois octaves.
Afin de surmonter l’absence des glissandi et des phrasés rapides, difficiles à jouer sur un santour, Shivkumar SHARMA a conçu une nouvelle technique de jeu avec laquelle il pouvait maintenir les notes, effleurant les cordes du bout des baguettes recourbées après une seule frappe de départ et créer ainsi un effet sonore de « vagues de rêve ». Il lui arrive aussi de placer la paume de sa main gauche sur les cordes qu’il vient de frapper pour créer un effet de sourdine ou de laisser l’une de ses baguettes et de pincer les cordes de l’instrument de sa main droite en forme de « pizzicati », autant de techniques qui lui ont permis d’accroître sa palette instrumentale et d’élaborer de mémorables ragas selon les règles de l’art.
Suggérant les différentes humeurs de l’élément liquide, du ruissellement apaisant à la tempête ébouriffante, le son du santour de Shivkumar SHARMA s’applique à restituer les subtilités et les modulations de la voix humaine telles qu’on peut les entendre dans le chant semi-classique « khyal », que notre virtuose a pratiqué dans sa jeunesse, et auxquelles il ajoute sa profonde connaissance des arcanes rythmiques indiens.
Au fil du temps, Shivkumar SHARMA a non seulement convaincu la diaspora des férus de ragas, mais aussi les publics européens et américains, jazzophiles ou amateurs de musiques actuelles, de par son approche moderne de la musique classique indienne, tout en restant solidement ancré dans la tradition.
Ayant enregistré pour maints labels tant indiens qu’occidentaux (His Master’s Voice, EMI India, Oriental Records, Chhanda Dhara, Nimbus Records, Music Today, Ocora, Auvidis, Navras, Network Medien, Real World, Times Music…) la discographie de Shivkumar SHARMA s’élève à une bonne centaine de disques, rien qu’en musique savante. En la matière, il a su s’entourer de percussionnistes (joueurs de tabla) réputés, tels que Zakir Hussain, Shafaat Ahmed Khan, Anindo Chaterjee…
Mais on lui doit également des musiques de films hindi qui ont marqué leur temps et qu’il a notamment composées avec son fidèle complice Hariprasad Chaurasia sous le nom de duo SHIV-HARI, à savoir Silsila en 1980, Faasle (1985), Vijay (1988), Chandni (1989), Lamhe (1991), Parampara, Sahibaan et Darr (1993). Du reste, Shivkumar SHARMA a même un temps joué avec le groupe Remember Shakti de John Mc Laughlin, offrant notamment sa composition Shringar sur le disque live Saturday Night in Bombay (2001).
Shivkumar SHARMA a donné plein de récitals à travers le monde, et la France n’a pas été en reste puisqu’il a notamment participé au concert événementiel des 24 heures du raga au Théâtre de l’Odéon à Paris en 1985 et est devenu par la suite un invité récurrent de la programmation « musiques du monde » du Théâtre de la Ville de Paris. Son succès et sa réputation à l’international égale sans doute celui de ses compatriotes Hariprasad Chaurasia, Zakir Hussain, ou encore L. Subramaniam.
Depuis le milieu des années 1990, Shivkumar SHARMA se produisait sur scène et enregistrait avec l’un de ses deux fils, Rahul Sharma, à qui il a transmis son art du santour et en a fait son héritier artistique. Rahul est devenu à son tour un « maestro » aussi demandé dans le milieu de la musique classique hindoustanie que pour des productions plus modernes.
Outre des disques d’or et de platine, la carrière de Shivkumar SHARMA a été récompensée par moult prix nationaux et internationaux, dont la citoyenneté honoraire de la ville de Baltimore, aux États-Unis, en 1985, le prix Sangeet Natak Akademi en 1986 (la plus haute reconnaissance indienne accordée aux artistes en exercice), le « Maharashtra Gaurav Puraskar » en 1990, le Padma Shri en 1991 et le Padma Vibhushan en 2001 (deuxième prix civil le plus élevé de la République de l’Inde).
En 2002 a été publiée une autobiographie de Shivkumar SHARMA intitulée Journey with a Hundred Strings: My Life in Music. Outre sa carrière d’artiste, il a aussi enseigné la musique de santour dans la tradition du Guru Shishya auprès d’étudiants venu non seulement d’Inde, mais aussi d’Europe, d’Australie, d’Amérique et du Japon.
À 84 ans, Shivkumar SHARMA s’apprêtait encore à donner un concert avant que le destin n’en décide autrement… Il laisse une trace aussi imposante qu’élégante dans le monde de la musique indienne, mais aussi au-delà, son univers musical étant apte à séduire durablement tout amoureux de musique raffinée propre à faire vibrer les âmes.
Stéphane Fougère