Le maître percussionniste iranien Djamchid CHEMIRANI ne fera plus chanter son zarb
Le mois d’octobre 2025 aura été impitoyable pour le milieu des musiques traditionnelles régionales de France, puisque plusieurs personnalités illustres de ces milieux ont disparu en peu de temps : Erik Marchand et Jean-Louis le Vallégant pour la Bretagne, Jean Blanchard (La Bamboche) pour le Centre-France et Jan-Maria Carlotti (Mont-Joia) pour la Provence et l’Occitanie). Alors qu’on aurait souhaité que ce funeste défilé s’arrête, c’est au tour d’un autre passeur de tradition de « passer de l’autre côté », à savoir Djamchid CHEMIRANI, percussionniste de son état et grand maître de l’art du zarb (ou tombak) iranien, célèbre pour avoir propagé la culture iranienne en France. Ce natif de Téhéran, né en 1942, avait 83 ans.
Certes, la musique traditionnelle persane n’a rien de commun avec les traditions musicales de France, mais Djamchid était très connu dans l’Hexagone, qui était sa seconde patrie, celle où il a vécu la majorité de sa vie, puisqu’il a quitté l’Iran à l’âge de vingt ans, c’était en 1963. Il était venu, poussé par sa mère, étudier les mathématiques à Paris. Mais il s’en est désintéressé assez vite et a préféré recruter à la Sorbonne des élèves à qui il pouvait donner des cours de zarb.
Car avant d’arriver en France, Djamchid CHEMIRANI était déjà un musicien reconnu en Iran : il avait accompagné les plus grands maîtres et s’était produit avec des orchestres radiophoniques et télévisés, poussé par son maître, un certain Hossein Teherani. Ce dernier est réputé pour avoir révolutionné l’art du zarb, lequel, avant lui, était surtout perçu comme un instrument d’accompagnement. Traditionnellement fait d’une seule pièce de bois de mûrier ou de noyer, cette percussion membranophone de type tambour-gobelet génère des rythmes sinueux et complexes inspirés par la prosodie de la poésie persane médiévale (celle de poètes comme Hafez et Rumi), et Teherani en avait modernisé le jeu en intégrant notamment des effets de sons de moteur et en imitant la voix dans le rythme.
Mais en tant qu’enseignant, Teherani s’était avant tout assuré que la mélodie soit servie au zarb selon les règles par ses élèves, dont Djamchid CHEMIRANI, qui a commencé à apprendre à jouer de l’instrument dès l’âge de huit ans, son frère aîné lui en ayant offert un pour son neuvième anniversaire.
Aussi, quand Djamchid a débarqué en France pour y étudier les mathématiques, sa nature musicienne a rapidement repris le dessus, de même que son appétence pour l’enseignement, quand bien même il aurait, encore étudiant, perdu sa thèse en ethnomusicologie dans le métro !
Si Djamchid CHEMIRANI a pendant quelques années caressé l’espoir de revenir habiter en Iran, la révolution de 1978, qui a amené l’ayatollah Khomeyni à prendre le pouvoir, l’en a dissuadé. Il est donc resté en France, dans un petit village de Haute-Provence, avec sa femme Elizabeth et ses quatre enfants (par ordre d’apparition : Maryam, Keyvan, Bijan et Mardjane).
En Provence, sa collaboration avec le Centre des musiques orientales lui a permis de faire de nouvelles connaissances et amitiés, à une époque où les musiques dites folkloriques profitent d’un regain d’intérêt.
De fait, Djamchid CHEMIRANI a été sollicité pour accompagner des musiciens iraniens de passage en France, et a mis son art du zarb au profit de musiciens de divers horizons musicaux : baroque, médiéval, contemporain et jazz. Il a ainsi formé des percussionnistes français comme Jean-Pierre Drouet, Pablo Cueco, Pierre Rigopoulos, etc.
La seconde moitié des années 1970 a été celle des premiers enregistrements discographiques de Djamchid CHEMIRANI. Il a en effet consacré trois albums à la tradition savante iranienne : un en solo (Improvisations sur le zarb), un autre avec le joueur de santour Madjid Kiani (Radif, tradition musicale de l’Iran) et un autre encore avec le joueur de luth « tar » Daryoush Tala’i (Le Tar), tous trois réédités en CD dans la collection Musique d’abord sous le titre générique Tradition classique de l’Iran, vol. I, II et III.
Djamchid CHEMIRANI a de plus enregistré un disque d’Improvisations (1978) avec le spécialiste autrichien de musique médiévale René Clemencic après avoir intégré son ensemble le Clemencic Consort pour enregistrer un coffret de trois disques dédiés aux Cantigas de Santa Maria (1976) du monarque castillan Alfonso X el Sabio.
Sa carrière de concertiste a amené Djamchid à se produire au sein de la prestigieuse distribution du Mahâbhârata de Peter Brook (1985), avec Mahmoud Tabrizi-Zadeh, Kudsi Erguner, Kim Mentzer, Sharmila Roy, Toshi Tsuchitori… Il existe deux enregistrements de la musique conçue pour ce spectacle : l’un enregistré aux Bouffes du Nord et parue uniquement en LP (1985), et l’autre paru sur le label Real World (1990).
À la même époque, Djamchid CHEMIRANI a joué avec le compositeur et « chanteur harmonique » David Hykes, avec qui il enregistre deux albums (Windhorse Riders en 1989 et Let the Lover Be en 1991). On le retrouve également aux côtés du compositeur et joueur de luth crétois Ross Daly sur plusieurs projets (Mitos en 1992, An Ki, en 1995, Cross Current en 2001) ; avec le tromboniste Albert Mangelsdorff et le Reto Weber Percussion Orchestra (Lanaya en 1994, The Wake Keeping en 1996) ; avec le guitariste, luthiste et mandoliniste Henri Agnel (Estampies italiennes du XIVe siècle en 1998, Istanpitta, danses florentines du Trecento en 2004) ou encore avec la chanteuse mongole Urna (Amilal, 2004).
Tout au long de sa carrière, Djamchid CHEMIRANI s’est ouvert à plusieurs cultures et créations (y compris chorégraphiques, pour le compte de Maurice Béjart et de Carolyn Carlson), sans jamais oublier de célébrer la sienne, en tournant et en enregistrant avec de grands maîtres de la musique persane : il s’est ainsi produit avec Daryoush Tala’i pour un mémorable concert enregistré pour France Musique en 1982 (paru en double K7 sur Radio-France Ocora) ainsi que pour une création autour du chant classique persan avec le chanteur Ali Rezah Ghorbani, Calligraphies vocales (2004, Accords croisés), ou encore avec le joueur de santûr et de kamânche Mahmoud Tabrizi-Zadeh (Musique persane, sur Al Sur en 1993).
En plus de sa grande maîtrise du zarb, que ses doigts frappaient avec une précision joaillière et une vélocité subjugante, Djamchid CHEMIRANI était un fin connaisseur de la poésie persane et aimait la réciter ; et c’est quelquefois en tant que conteur qu’il a été mis à contribution sur certains projets, comme celui de la pianiste iranienne Layla Ramezan qui a interprété la composition Sheherazade du compositeur contemporain iranien Alireza Mashayekhi (2019).
Si Djamchid CHEMIRANI a été un concertiste ouvert à diverses propositions artistiques, il a été aussi un enseignant hors pair, en premier lieu pour sa propre famille, notamment ses fils Keyvan et Bijan. La maison provençale de la famille Chemirani ayant été dûment fréquentée par de grands maîtres du chant et de la musique persanes, comme Mohammed Reza Shadjarian, Parissa ou encore Madjid Kiani, les deux frères n’ont pas manqué d’être séduits par l’art classique persan et de vouloir en apprendre les arcanes. Djamchid ne leur a jamais imposé un enseignement musical, c’est eux qui se sont imprégnés, presque subrepticement, de cette tradition musicale, reproduisant d’abord les rythmes par mimétisme.

Une fois ses fils dûment guidés et leurs compétences ayant atteint des sommets, Djamchid CHEMIRANI a eu cette idée géniale de monter avec eux… un trio de zarb ! L’expérience a pu paraître saugrenue aux puristes, elle n’en a pas moins été fructueuse en termes de découverte et de création auprès du public occidental. S’appuyant sur la force du lien familial et la solidité de la transmission intergénérationnelle, le Trio Chemirani a présenté et célébré la pratique des savants (poly)rythmes persans sous un jour inédit et n’a cessé de lui ouvrir de nouvelles perspectives en utilisant, outre le zarb, d’autres percussions (le cajon, le riq, l’udu, la cruche, le daf) et en leur adjoignant d’autres instruments (le santour pour Keyvan, le baglama pour Bijan).
Riche d’une carrière qui s’est étalée sur plus de vingt ans, le Trio Chemirani a laissé plusieurs traces discographiques : Trio de Zarb en 1998 (Al Sur), Qalam Kar en 2002 (Iris Music), Tchechmeh en 2004 (Emouvance), Trio Chemirani invite… en 2011 (Accords Croisés) et Dawâr en 2015 (Full Rhizome), sans négliger ses collaborations avec le globe-trotter Ross Daly (Synavgia en 1999, Archives 11.06.2003 en 2004 [enregistrement d’un concert au Théâtre de la Ville de Paris], White Dragon en 2008) ou le groupe malien Neba solo Trio (Falak, en 2002).
Les fils et filles Chemirani ont depuis fort longtemps volé de leurs propres ailes artistiques. Keyvan et Bijan ont notamment initié de superbes créations autour de leur héritage persan, mais avec des ouvertures aux autres cultures, et sous l’oreille bienveillante et la participation de leur père (Gulistan et Eos de Bijan Chemirani, Zarb Solo et The Rhythm Alchemy de Keyvan Chemirani).
Dans un même élan de fraternité familiale, les frères Chemirani ont ouvert leur champ d’action à la voix de leur sœur Maryam, qui chante dans Qalam Kar du Trio Chemirani, mais aussi dans le groupe Oneira de Bijan, la création Avaz de Keyvan, et dans le très bel album Hâl – Ballades amoureuses (2021), entourée de ses deux frères et du flûtiste Sylvain Barou. Et c’est comme de bien entendu entouré de sa progéniture (Maryam, Keyvan, Bijan et même Mardjane, pourtant plus portée sur l’écriture que sur la musique) que Djamchid CHEMIRANI a fait ses adieux à la scène, en 2023, en célébrant les poésies de Saadi ou de Rûmi à l’occasion d’un concert exceptionnel durant la 28e édition du festival les Suds, à Arles.
À la fois passeur de tradition et instigateur de projets innovants, Djamchid CHEMIRANI a contribué, avec une humilité et un sourire qui en disaient long, à faire découvrir l’art du zarb sous un nouveau jour tout en lui ouvrant de nouvelles perspectives, au gré des rencontres humaines tentées par l’expérimentation, l’innovation. Il laisse un héritage énorme, et autant de sentiers de traverse à suivre, à explorer, et l’on peut compter sur ses enfants pour servir de guides.
R.I.P. Maestro.
Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille et à ses proches.
Réalisé par Stéphane Fougère
– Photo live Trio Chemirani : Sylvie Hamon








