Les Bushinengé, Neg Mawon de Guyane
(Buda Musique)
Publié dans la collection Musique du monde de Buda Musique, ce CD est entièrement consacré aux musiques des divers sous-groupes ethniques des Bushinengé de Guyane française – également nommés de façon quelque peu préjudiciable « Marrons » ou « Nègres Marrons », ou encore Bushikondé Sama, appellation plus récente – dont la culture témoigne de leur capacité à adapter divers savoirs, ancestraux et plus récents. L’album présente une sélection d’enregistrements de terrain effectués par le professeur Apollinaire ANAKESA, directeur de recherches à l’Université des Antilles. Sept ans de recherches lui ont permis d’accumuler bon nombre de documents sonores sur le patrimoine des Bushinengé (littéralement les « nègres de la brousse »).
De toutes les cultures musicales françaises créoles, celle de Guyane n’est pas à proprement parler la plus connue, hormis à travers ses avatars modernes afro-caribéens mêlés de zouk, de reggae, de calypso, de mazurka et de kazékò. Ce dernier terme, qui désigne autant une danse traditionnelle que le rythme de tambour qui l’accompagne, est du reste le plus autogène, puisqu’il a été créé sur place par les Afro-Guyanais, c’est-à-dire les peuples qui ont été arrachés du Golfe de Guinée en Afrique de l’ouest et déportés en tant qu’esclaves dans le Plateau des Guyanes (Guyana, Suriname, Guyane française), et qui sont devenus les ancêtres des Guyanais créoles.
Ces esclaves ont adapté des pratiques culturelles des colons (hollandais au Suriname, français en Guyane française) ainsi que des pratiques culturelles locales amérindiennes, tout en essayant de préserver une part de leur identité africaine. C’est cette « nouvelle » culture qui a été désignée comme créole. Les Bushinengé de Guyane française comptent parmi les dépositaires de cette culture créole qui, si elle a été à la base imposée par les esclavagistes, s’est aussi développée du fait du marronnage (fuite des esclaves hors des propriétés de leurs maîtres).
Le répertoire présenté sur ce CD a été recueilli entre 2009 et 2014 dans différents lieux et auprès de diverses personnes ressources, ou bien à l’occasion de festivals ou de rencontres fortuites. Les vingt-trois extraits retenus ont été en outre sélectionnés en fonction des sujets et des problématiques abordés. Car comme le souligne Apollinaire ANAKESA dans ses passionnantes notes de livret (ornées de non moins remarquables photos), « la matière musicale [chez les Bushinengé] n’a de véritable signification que mise en interaction et en interrelation notamment avec un lieu, une circonstance et un contexte spécifique ou même un objet consacré ».
En somme, le terme musique renvoie dans cet ethnie à une réalité plurielle dont les facteurs sont autant artistiques qu’extra-musicaux. La musique est ainsi profondément liée à la trame sociale du quotidien, régulant un ensemble de relations complexes et nourries de symbolisme. L’homme, la société, les relations hommes-femmes, les relations vivants-ancêtres et leurs interactions sous-jacentes, de même que le rapport à la nature et au sacré y sont traités en tenant compte des évolutions de la société.
Du fait de ces paramètres musicaux et extra-musicaux, la musique chez les Bushiningé ne se conçoit que dans son rapport à la danse, elle-même souvent soutenue par le chant. On trouvera dans ce disque des extraits de danses Susa, Songé (ou « angankoi ») et Awasa, stylisées et virtuoses autant que conviviales. D’autres revêtent un caractère plus cérémoniel, comme celles dédiées aux esprits du feu et de la forêt (Obia Kumanti).
Dans le domaine du chant, l’album inclut des extraits de Lonsei, chant de divertissement des ethnies N’Djuka et Boni, de Seketi, chant rythmé par des frappements de mains, ainsi que de Mato, un chant de contes historiques et humoristiques. Apollinaire ANAKESA a aussi tenu à intégrer plusieurs pistes consacrées à des danses relevant de la musique « tradi-moderne », comme l’Aleké, qui est exécutée en couple, soutenue par une musique surtout improvisée, et le Kawina.
L’ensemble des pistes sélectionnées met en valeur l’instrumentarium assez riche des Bushinengé, notamment les tambours à membrane traditionnels (le « gaan doon », le « maa doon », le « pikin doon »), les hochets et les sonnailles « kaway », qui accompagnent chants et danses, mais on trouvera aussi des pistes dédiées au pluriarc « agwado » et à la flûte à bec « tutu ». La prise de son de ces enregistrements est remarquable, donnant vraiment l’impression d’assister « in situ » à toutes ces célébrations, à l’exception de deux pistes (13 et 23) dont la captation est plus lointaine et qui nécessitera sans doute de monter le son.
Quoi qu’il en soit, cet album offre un panorama assez étendu des musiques d’hier et d’aujourd’hui des Neg Mawon de Guyane et permet de mieux cerner leur valeur et leur sens, à l’heure où la société bushinengé, tout comme les sociétés amérindiennes sud-américaines, reste fort peu représentée sur l’échiquier social et politique régional.
Stéphane Fougère
Label : www.budamusique.com