Les Enfants (illégitimes ?) de la Zeuhl
« Comment cela ? Je ne suis pas au courant de cela. » Telle fut la réponse, cinglante, sans appel et un brin roublarde, de Christian VANDER, fondateur du groupe MAGMA, à une question posée lors d’un entretien-fleuve (publié dans le numéro d’automne 1994 de feu Crystal Infos) et qui portait sur sa connaissance d’un mouvement musical zeuhl en France. Ce faisant, « maître Zebehn » balayait d’un revers de baguette toute espèce de paternalisme vis-à-vis d’un éventuel courant musical inspiré par les œuvres du géniteur du mythe de Kobaia.
Et pourtant, en France, surtout dans les années 1970/1980, bon nombre de groupes ont été affublés de l’étiquette « zeuhl » parce qu’ils ont peu ou prou exploité des caractéristiques esthétiques propres à la musique de MAGMA. Ils s’appelaient ALTAÏS, DÜN, EIDER STELLAIRE, ESKATON, MUSIQUE NOISE, NOA, POTEMKINE, PSEU, STRAVE, TROLL, etc.
Mais faut-il voir en la zeuhl un simple style de musique ? Dans ce même entretien accordé à Crystal Infos, Christian VANDER a rappelé que « MAGMA, c’est MAGMA, mais la zeuhl c’est encore autre chose » et que si musique zeuhl il y a, celle-ci « n’a jamais encore été jouée », balayant ainsi d’un autre revers de baguette tout lien entre l’œuvre vandérienne et les émules qu’elle a engendrés. Selon VANDER, le terme zeuhl désigne en effet « une sorte de matériau en vibration qui aurait mémorisé tous les sons et tout ce que l’on peut capter ou concevoir… ». Hélas pour lui, ce qui est communément désigné par le terme zeuhl dans les revues musicales un tant soi peu spécialisées ne semble pas recouper (ou s’encombrer de) cette définition…
Des rééditions de disques de groupes français labellisés zeuhl, effectuées par les labels de pointe Musea et Soleil Zeuhl, sont venues à point nommé pour mettre en évidence toute la complexité du débat sur la légitimité ou non de cette descendance à se faire passer pour les « enfants de la zeuhl ». À partir de chroniques publiées naguère dans la revue TRAVERSES, RYTHMES CROISÉS vous propose un balayage discographique de ces groupes français sans lien familial direct avec MAGMA ayant engendré la première vague de « muzik zeuhl ».
● La Zeuhl : une mémoire qui a du style
À la base, il faut rappeler que le terme « Zeuhl » a été inventé par Christian VANDER. Par ce terme, ce dernier définissait moins un style musical qu’une « une sorte de mémoire cosmique en relation avec l’univers, qui aurait mémorisé tous les sons existants dans les profondeurs de notre esprit » (sic). On dit aussi que Zeuhl – terme du langage kobaïen, dans lequel s’exprime MAGMA – signifie « céleste ».
Musique du cosmos, musique céleste, musique des sphères… la Zeuhl a une dimension panoramique et, dans l’esprit de VANDER, ne peut en aucun cas être rangée dans une boîte. Mais parce qu’il faut faire court et ne pas trop réfléchir et encore moins faire réfléchir, la Zeuhl a été assimilée, par les médias comme par le public, au style de musique joué par MAGMA, et rien que par MAGMA, point barre.
Ce denier, on le sait, bénéficie d’une réputation et d’une crédibilité musicale que même les plus grands médias ont bien été obligés de reconnaître, même s’ils ont renâclé à la promouvoir. Mais c’est parce que MAGMA est quand même né à une époque où il était encore possible, pour une musique neuve, de bénéficier d’un tant soi peu d’écho médiatique, critique et populaire. MAGMA est par excellence un groupe « culte », au moins parce qu’il a inventé sa propre musique. Il ne viendrait pas à l’idée des trois-quarts du public, réel et potentiel, de MAGMA que le terme Zeuhl puisse être attribué à d’autres groupes ou artistes. Tout au plus voudront-ils éventuellement reconnaître que certains anciens musiciens passés dans MAGMA ont pu continuer, au moins pendant un temps, à jouer de la « musique Zeuhl ». Des groupes comme ZAO, WEIDORJE et PAGA GROUP sont nés parce qu’ils ont été créés par des « ex-MAGMA ».
Mais que d’autres générations de musiciens qui ne figurent pas dans l’arbre généalogique de la formation de Christian VANDER soient allés puiser dans cette manne « zeuhlienne » et puissent jouer cette musique, c’est impensable ! « On en aurait entendu parler ! » Eh ! ben justement, non ! Ces groupes n’ont pas été signés par des majors, ils n’ont donc pas été promus par les grands médias et n’ont bénéficié d’aucune mention dans les dictionnaires de la musique. C’est une antienne que l’on connaît trop bien…
Le phénomène n’est cependant pas nouveau. Déjà, à l’époque où MAGMA était considéré (ou toléré) dans le paysage rock français, des groupes se sont formés se réclamant de son influence, et ont parfois joué en première partie de leur « idôle ». Et parce que MAGMA est né en France, il y a bel et bien eu un « mouvement Zeuhl » français qui a tant bien que mal perduré depuis les années 1970 avec des groupes comme ALTAÏS, DÜN, EIDER STELLAIRE, ESKATON, EVOHE, FÖEHN, HONEYELK, MUSIQUE NOISE, NOA, PSEU, RIALZU, SHUB NIGGURATH, STRAVE, TROLL, XAAL, XALPH, ZOÏKHEIM…
Que Christian VANDER le veuille ou non, celui qui se paye le luxe de créer une musique nouvelle suscite forcément un phénomène de fascination, de fanatisme qui débouche sur une volonté d’appropriation de cet « appel » musical par imprégnation des esprits. Sans doute malgré lui, MAGMA a fait école. Et la Zeuhl a fini par ne plus être l’apanage unique de Christian VANDER ou des musiciens de MAGMA.
En dépit de la vaste entreprise de lamination esthétique et d’uniformisation sonore survenue dans les années 1980, l’influence de MAGMA n’en a pas moins continué à souffler, via d’autres réseaux plus marginaux, en d’autres endroits du monde.
Singulièrement, c’est au Japon que cette musique a trouvé d’autres zélateurs qui se sont empressés de lui donner une forme plus technique et plus dynamique. Citons BONDAGE FRUIT, GESTALT, HAPPY FAMILY, POCHAKAITE MALKO, et surtout le rôle prépondérant de YOSHIDA Tatsuya, un batteur (comme VANDER, bien sûr) à l’origine de plusieurs formations (RUINS, KÖENJI HYAKKEI, DAIMONJI…) qui a poussé l’héritage magmaïen dans des retranchements qu’on ne lui aurait pas soupçonné dans l’Hexagone.
Enfin, après une période d’occultation profonde durant laquelle Sieur VANDER a propulsé la « vibration Zeuhl » dans une autre direction musicale avec OFFERING, MAGMA s’est rappelé au bon souvenir du monde au beau milieu des années 1990 et a poursuivi son chemin créatif. Christian VANDER ne s’est pas contenté de rejouer « ad vitam eternam » ses pièces mythiques ; il a aussi imposé de nouvelles compositions et a enregistré de nouveaux disques avec MAGMA. Il a ainsi fêté en 2019 ses 50 ans d’existence, comme bon nombre d’autres groupes légendaires de la même génération. La résurgence de la légende, les rééditions de ses anciennes œuvres en CD, l’apparition d’archives « live » et la perpétuation du répertoire ont non seulement réveillé la mémoire de « ceux qui avaient connu » mais ont également capté l’intérêt d’un nouveau public plus jeune.
De fait, le même phénomène d’ « influence » s’est produit de nouveau sur toute une génération de musiciens qui ont cherché à suivre les traces de l’idole… (Singulièrement, c’est dans ce vivier de jeunes talents que MAGMA est parfois allé chercher ses nouveaux musiciens !)
Aujourd’hui, on peut donc parler d’une nouvelle vague de musique Zeuhl, notamment en France, et ce même si Christian VANDER décline toute responsabilité. On aura beau jeu de dire que MAGMA est en l’occurrence l’arbre qui cache la forêt, ou que Kobaïa est la planète qui cache une galaxie, voire un système solaire. Un Soleil Zeuhl, donc…
Il y a donc clairement deux ensembles dans le petit univers de la musique Zeuhl, celui formé par Christian VANDER, exposé par les disques de MAGMA et d’anciens musiciens qui y ont joué ; et celui constitué de musiciens sous influence sinon de MAGMA, au moins des éléments esthétiques, des « signifiants » linguistiques de sa musique. Au fait, quels sont-ils exactement ?
● Tentative de cadrage esthétique
Cette question, hautement perverse s’il en est, revient à se demander qu’est-ce que la musique Zeuhl et quelles en sont les caractéristiques ? On connaît bien entendu la définition vandérienne, exposée plus haut. Une définition plus bassement esthétique (mais que ne cautionnerait pas forcément Christian VANDER) présenterait la Zeuhl comme une fusion de rock psychédélique, progressif, symphonique ou avant-gardiste, de jazz moderne (qui a dit « post-coltranien » ?), de thèmes provenant de la musique classique ou contemporaine, de musiques folkloriques – principalement celles d’Europe de l’Est, friandes de rythmes dits « boiteux » – et d’éléments vocaux provenant des « negro spirituals » afro-américains ou de l’opéra. Il faut noter que la ou les voix s’exprime(nt) généralement dans une langue inventée à caractère onomatopéique qui privilégie la musicalité phonétique.
Cultivant volontiers la dissonance, la Zeuhl se distingue aussi communément par son caractère obsessionnel, sa tendance à l’incantation apte à générer une forme de transe hypnotique, et le sentiment discipliné et ascétique qu’elle dégage et qui rappelle les marches militaires. Sur le plan instrumental, la Zeuhl s’identifie par l’accent porté sur la propulsion rythmique, impliquant une proéminence du jeu de batterie, obligatoirement profus et volubile, et un son de basse massif et caverneux. La guitare électrique, bien que non dominante à la base chez MAGMA, garde les faveurs d’une majorité de groupes zeuhl (peut-être pour faire valoir leur orientation « rock »).
Côté claviers, on privilégiera l’orgue ou le piano électrique de type Fender Rhodes. Les cuivres sont de même bienvenus. S’il y en a plusieurs, cela donnera un aspect « brass band » bien en phase avec l’image « kommandoh » que se sont donnés MAGMA et ses suiveurs.
Sont aujourd’hui étiquetées Zeuhl des formations qui intègrent, à doses variables, ces éléments du système de composition initié par MAGMA. Elles ne sont pas obligées de les intégrer tous. Beaucoup n’en exploitent que quelques-uns et tentent d’en inclure d’autres exogènes à MAGMA, assurément pour éviter de sombrer dans le plagiat pur et simple ou d’être qualifiés de simples « suiveurs » bornés.
Précisons de suite que ces éléments fusionnés par MAGMA découlent des préférences musicales qui ont charpenté son identité « névralgique », que Christian VANDER ou Klaus BLASQUIZ situent quelque part entre Igor STRAVINSKY, Béla BARTOK et John COLTRANE, bref la musique classique de la première moitié du XXe siècle, et le jazz d’avant-garde des années 1960. Cette fusion si particulière de données musicales qui a engendré le « style MAGMA » étant portée à son apogée dans des œuvres comme Mekanik Destruktiw Kommandoh, Wurdah Itah, Köhntarkösz et De Futura, ce sont principalement les disques sur lesquels ont été gravées ces pièces qui font autorité auprès de ces groupes dits Zeuhl.
Beaucoup oublient ou feignent d’oublier que le « style MAGMA » n’est pas resté figé et qu’il s’est développé dans le temps, s’ouvrant plus sûrement au jazz-rock-fusion, mais aussi aux musiques noires (soul, funk), voire au jazz acoustique. Singulièrement, ces derniers éléments sont moins prisés par ces groupes Zeuhl qui se révèlent au bout du compte plus proche de la culture rock que du jazz, du folk ou de la musique contemporaine. Par conséquent, ils ne se sentent pas d’appétence particulière pour le glissement de MAGMA vers OFFERING, et encore moins pour les productions jazz de Christian VANDER.
C’est pourquoi ces groupes tâchent de se démarquer de leur modèle de prédilection en intégrant d’autres éléments puisés le plus souvent dans le rock progressif de pointe (KING CRIMSON, Frank ZAPPA, SOFT MACHINE, le Rock In Opposition…), lui-même nourri aux structures d’une certaine musique contemporaine. L’autre (et majeure) source d’inspiration de VANDER, le jazz, est moins mise en avant dans le style Zeuhl vampirisé par ces musiciens qui n’ont pas de lien de parenté directe avec MAGMA (au contraire des anciens musiciens de MAGMA qui ont plus nettement cultivé l’idiome jazz, comme Faton CAHEN, Yochk’o SEFFER, Patrick GAUTHIER, René GARBER, Teddy LASRY, Didier LOCKWOOD…). Et si d’aventure le jazz est une composante de ces groupes Zeuhl, c’est à travers l’influence des SOFT MACHINE ou HENRY COW, mais sévèrement contrôlé et balisé. Et ne parlons même pas d’improvisation, qui est un terme apparemment malpoli dans ce monde-là…
On comprend alors comment le terme Zeuhl en est transitoirement venu à désigner non plus une « mémoire cosmique », ni même une musique universelle et spirituelle, mais au mieux un style musical dérivé de la sphère des musiques progressives, au pire un sous-genre de rock progressif de tendance avant-gardiste. On comprend de même mieux pourquoi Christian VANDER ne se sent plus exactement concerné par ce phénomène d’appropriation… Lui a fait pousser la graine, mais les fruits (et légumes) qui ont poussés ne lui appartiennent pas nécessairement.
En conséquence, si ces groupes Zeuhl actuels (ou passés puisque ESKATON et MUSIQUE NOISE se sont aussi reformés) n’attirent qu’une fraction du public de MAGMA, c’est précisément pour deux raisons diamétralement et paradoxalement opposées : soit on leur reproche d’avoir trop collé à leur modèle et de n’être donc que des suiveurs avec un degré nettement moindre d’originalité et d’innovation ; soit on les repousse par ce qu’ils se démarquent trop de ce modèle ou ont complexifié à outrance le genre pour en faire une stricte musique d’initiés.
Bornons-nous à rappeler le cas ESKATON : son premier enregistrement, 4 Visions (réédité en format vinyle chez Soleil Zeuhl – on ne le fait pas exprès !) a plu aux uns pour les mêmes raisons qu’il a déplu à d’autres : une très grande proximité esthétique avec le MAGMA de M.D.K., Köhntarkösz et De Futura, mais aussi un démarquage significatif avec l’usage de la langue française, en lieu et place du dialecte kobaïen de rigueur. Et le comble, c’est que nombre de ceux qui ont aimé 4 Visions n’ont pas suivi le groupe quand il a, dans ses disques suivants, abandonné le format « fresque » de ses compositions et qu’il a développé l’aspect chant en français dans un format plus… chanson, justement, même en gardant une panoplie instrumentale très Zeuhl.
D’autres formations qualifiées de Zeuhl à leurs débuts se sont en revanche tellement démarquées du moule magmaïen et ont su sculpter un son si personnel (significativement en remontant aux sources contemporaines de l’inspiration vandérienne) qu’elles ont donné naissance à d’autres grammaires musicales. C’est ainsi qu’ART ZOYD et UNIVERS ZÉRO, qui ont mûri et affiné leur style durant plusieurs années avant d’enregistrer, ont été finalement perçu comme des pionniers de ce que l’on a appelé les « musiques nouvelles européennes ». (SHUB NIGGURATH leur a peu après emboîté le pas.) Ce destin reste toutefois assez exceptionnel. Mais il confirme que la Zeuhl, à travers ses excroissances, peut mener sur des Terres (brûlées ?) inédites.
● Héritage magmaïen et orientations zeuhliennes
La question n’est donc plus de savoir s’il peut y avoir une musique Zeuhl en dehors de Christian VANDER, mais plutôt d’évaluer à quel prix. Depuis une trentaine d’années, tous ces groupes Zeuhl français, japonais, italiens, américains ou autres ont exploité une orientation ou une autre, les obligeant à rejeter certains éléments, voire une certaine conception ou approche de la Zeuhl. Christian VANDER a une vision éminente et unique de sa musique, de ce qu’est ou doit être la Zeuhl qui tient lieu de révélation, voire d’Épiphanie. Ceux qui se sont inspirés de sa musique dans MAGMA n’ont pas forcément cette vision, et leur reprocher n’y changerait rien.
On a affaire à des musiciens et des compositeurs qui ont voulu rendre hommage à la musique de MAGMA et ont cherché leur voie à travers cet hommage. Les orientations et les approches de la musique Zeuhl sont aujourd’hui multiples, manifestant un univers soit sombre, soit lumineux, soit clair-obscur, soit ultra-roboratif, soit plus contemplatif, etc., elles reflètent en somme un MAGMA en pièces détachées et renouvelées ! De même, le public de ces groupes Zeuhl n’a pas forcément des goûts taillés dans le même marbre.
Une autre caractéristique de ces groupes actuels de musique Zeuhl est qu’ils évoluent en unités très réduites, souvent basse-batterie, guitares-claviers avec éventuellement un cuivre, bref dans un format plus conventionnellement rock ou jazz-rock, avec une instrumentation souvent similaire d’une formation à l’autre, mais là aussi moins fleurie que celle du MAGMA des débuts, par exemple, qui faisait quasiment office de big-band, avec des timbres amples et diversifiés et des masses orchestrales et vocales, du fait de sa section de soufflants ou de ses diverses voix. Il était question aussi que le premier double album soit rempli de percussions pour accentuer la dimension tribale-incantatoire (idée reprise par OFFERING).
Cet aspect big-band est quasiment absent des formations de musique Zeuhl actuelles, alors qu’il était pourtant encore présent chez quelques groupes de la première vague, comme Serge BRINGOLF STRAVE ou le MASAL de Jean-Paul PRAT.
Mais pour eux comme pour MAGMA, il est vrai que la démesure des rêves s’est confrontée à une réalité trop matérialiste. De fait, la difficulté à faire tourner et enregistrer une grande formation a obligé ces compositeurs à réduire le personnel de leur groupe, ce qui a entraîné des conséquences sur le son de leur musique, même jusque dans leurs perspectives de composition, et a pu entraver certaines prétentions créatives.
Ces considérations bassement matérielles, alliées à une obligation d’évoluer dans un milieu marginal dont la santé financière est en général précaire, expliquent sans doute le choix des groupes actuels pour un fonctionnement en petite unité ayant une orientation plus rock qui ne nécessite pas de sortir « les grandes eaux ». (Le groupe français RHÙN est toutefois une exception qui confirme la règle, puisqu’il se revendique une « fanfare du chaos » et s’est même adjoint un ensemble de musique de chambre sur son album Ih.)
Si la plupart de ces groupes ne rêvent plus de jouer une musique richement orchestrée d’amplitude wagnérienne, cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient abandonné toute idée d’étoffer leur son, en faisant par exemple appel à des invités ponctuels ici et là sur une composition, quand c’est possible. Le groupe SETNA l’a prouvé sur son dernier album, Guérison, et a récidivé sur scène, lors du festival Soleil Zeuhl, organisé par le label du même nom, qui a eu lieu en 2013 à Paris.
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Les Enfants de la Zeuhl : sélection discographique (années 1970 / 1980)
ALTAÏS / APSARA
(Soleil Zeuhl)
Serge BRINGOLF – Strave I
(Soleile Zeuhl)
Serge BRINGOLF STRAVE – Vision
(Soleil Zeuhl)
Après le double album inaugural et éponyme de sa formation STRAVE, née au crépuscule des années 1970, c’est au tour de son deuxième opus, Vision, de bénéficier d’une réédition CD attendue de longue date par les aficionados de musique zeuhlienne « grand format ». Une fois de plus, il faut saluer la détermination d’Alain LEBON (Monsieur Soleil Zeuhl) pour ressusciter ces traces d’une musique aux espaces profus et colorés qui a eu le malheur de vouloir se faire entendre à un époque où il était de bon ton de la faire taire.
Enregistré en quatre jours de juillet 1981 à l’Omega Studio, Vision – avec sa pochette émergée du noir le plus profond – contient cinq nouvelles compositions de BRINGOLF qui, on ne s’en étonnera guère, s’inscrivent dans le prolongement de celles du premier double album.
Et pourtant, de l’eau a coulé sous les ponts entre les deux disques. La première mouture de STRAVE a eu le temps de se déliter puis de renaître sous une forme à peine moins dense. Ayant joué entre temps dans le quartet d’Alain ECKERT (guitariste d’ART ZOYD à cette époque), Serge BRINGOLF a réquisitionné ce dernier pour l’enregistrement de son deuxième disque, ainsi que son bassiste, Alain LECOINTE. Un second bassiste, Claude BOUSSARD, a également été recruté. Aux cuivres, on retrouve Denis PETITHORY à la trompette et Bertrand ECK au cor, tous deux déjà présents dans la formation précédente, tandis que le saxophone est tenu par Philippe GEISS. Emmanuel SÉJOURNÉ a de même été enrôlé au vibraphone, et Mano KUHN est lui aussi revenu pour assurer les vocaux. Bref, à un instrument près (il manque le violon), cette formation en « nonet » de STRAVE retrouve les mêmes couleurs que la précédente.
De fait, les compositions couchées sur Vision continuent de faire montre d’une respiration spacieuse, d’une luxuriance rythmique et d’une parole prolixe, ménageant tout à la fois déflagration et sophistication. Ainsi le morceau éponyme, qui ouvre l’album, sert-il de lien avec l’opus précédent, synthétisant tout l’art de STRAVE avec la même énergie et la même exubérance de couleurs, renvoyant par moments aux tableaux sonores du premier double LP de MAGMA, ou encore – voix squattée oblige – au premier disque de ZAO.
En revanche, les trois pièces suivantes font preuve d’une concision inédite : Plus I, entièrement joué par les cuivres sur des modes dissonants, rappelle les climats de la première époque d’ART ZOYD. Il sert d’introduction à Plus II, une pièce qui se caractérise par son climat empreint d’une martialité rythmique plus typiquement zeuhl, avec des basses très à l’honneur et un BRINGOLF à la batterie toujours plus enclin aux envols frénétiques. Plus III est pour sa part un condensé très convaincant du son « stravien » : incisif et bouillonnant, cet improbable single prouve que même compacté, le cri se fait toujours aussi percutant !
Enfin, avec Ma-Ho Peneta, STRAVE renoue avec les structures amples et denses, autorisant dans sa
seconde partie le saxophone à divaguer dans une dimension plus free qu’à l’accoutumée.
À bien des égards, Vision atteint autant sa cible que de nouveaux sommets. Il s’achève sur l’hypothèse d’une possible évolution stylistique qui, hélas, ne verra pas son essai transformé puisque l’aventure de STRAVE en version « extra-large » prendra fin quelques concerts plus tard.
En 1983, Serge BRINGOLF enregistrera en duo avec le pianiste Siegfried KESSLER un disque épuré, aux antipodes de ceux de STRAVE mais gardant malgré tout une pulsation zeuhl (Agboville) et STRAVE réapparaîtra pour un ultime album Live, avec une formation beaucoup plus resserrée et une musique clairement plus orientée jazz-funk. Mais cela est une autre histoire qui vous sera contée un jour… ou pas.
DÜN – Eros
(Soleil Zeuhl)
EIDER STELLAIRE – I
(Soleil Zeuhl)
Dans le petit monde des afficionados de la Zeuhl, EIDER STELLAIRE fait partie de ces noms qui ont circulé comme autant de trésors obscurs mais que personne n’a jamais pu écouter (surtout les jeunes générations). Ayant été actif durant une décennie (en gros de la fin des années 1970 à la seconde moitié des années 1980), EIDER STELLAIRE aura lui aussi vécu son parcours comme un chemin de croix.
Pour défendre les valeurs qui étaient les siennes, Michel LE BARS et ses acolytes ont connu les galères trop usuelles des groupes en marge et soucieux d’exigence créatrice. Comme beaucoup de groupes français de tendance Zeuhl, il a surtout été actif à une époque où le genre était tombé en désuétude d’intérêt critique et public. Mais il a quand même eu l’opportunité de se faire connaître en assurant durant une année les premières parties de concert de MAGMA (c’était à la fin des années 1970) et les deux groupes ont même failli tapé le bœuf ensemble ! Il y avait entre eux une grande proximité d’esprit et plus encore entre ses deux batteurs, VANDER et LE BARS. Du reste, ce dernier rejoindra un temps l’autre formation de « Zebehn Strain de Geustah », à savoir OFFERING.
Depuis plusieurs années, on savait que le principal protagoniste d’EIDER STELLAIRE, le compositeur et batteur Michel LE BARS, ne souhaitait en aucun cas que les trois albums de son groupe connaissent une renaissance sur support numérique. Les 33 Tours sont donc des collectors très recherchés et ultra-côtés. Jusqu’à présent, seul un morceau de l’album 3 a pu connaître les honneurs du support CD, sur la compilation Enneade.
Et puis, à force d’opiniâtreté et de persévérance, Alain LEBON, créateur de Soleil Zeuhl, a fini par obtenir l’autorisation de rééditer le premier EIDER STELLAIRE. C’est bel et bien un miracle, d’autant qu’un autre label, qui avait pourtant édité le troisième LP du groupe en vinyle, s’y était déjà cassé les dents. Mais tout arrive, y compris l’impensable. Il n’empêche, c’est un sacerdoce, voire là encore un chemin de croix, qui a permis ce miracle.
Cette réédition CD du premier opus d’EIDER STELLAIRE s’impose donc comme un Saint-Graal, d’autant qu’il trimballe une belle réputation d’album maudit. À l’époque (en 1981), il avait été prévu que 500 exemplaires de ce disque soient publiés. Il y en a eu en fait bien moins, et parmi ceux qui l’ont été, une bonne partie a été pilonnée, et seulement moins de 200 exemplaires ont dû circuler (ce qui ne veut pas dire qu’ils se sont tous vendus !). La pochette du CD est l’exacte réplique de la première pochette du LP, la plus rare. Car d’autres exemplaires ont été affublés de la pochette du deuxième album… (Cherchez pas, c’est un sac de nœuds !)
De fait, ce premier opus éponyme d’EIDER STELLAIRE a eu le temps de se faire une légende pas piquée des vers. Mais qu’on se rassure, son statut mythique n’en a pas surévalué la valeur artistique. On peut le dire, ce disque est une vraie bombe de fusion jazz-rock/zeuhl, et s’inscrit dans la plus pure orthodoxie du genre.
Toute la panoplie de la « Zeuhl Wortz » y est présente : une section rythmique basse-batterie bouillonnante (Patrick SINGERY et Michel LE BARS), une guitare acérée et enflammée (Jean-Claude DELACHAT), un piano et un orgue imposants (Pierre-Gérard HIRNE)… Tous les ingrédients sont réunis pour produire une musique éruptive et sauvage, gorgée d’électricité venimeuse.
Ça démarre en trombe avec une belle tuerie dénommée Onde (de choc ?), qui donne l’impression d’écouter ONE SHOT… une vingtaine d’années avant l’apparition de ce dernier ! Il y a comme ça des configurations sonores qui sont de vrais archétypes ! La petite différence vient de cette intervention de saxophone ténor (Michel MOINDRON), hélas trop sporadique et timorée. Du reste, on entend l’instrument qu’à deux moments dans tout le disque. Ce sont toutefois les seules occasions qui nous ont été laissées d’entendre un vent chez EIDER STELLAIRE…
Cela dit, si Onde et Tetra sont des pièces purement instrumentales, les autres (Arctis 6e Éphéméride, Légende et Nihil) contiennent du chant (sans parole). Là encore, il est difficile de ne pas penser à MAGMA tant la voix de Véronique PERRAULT a des intonations et des envolées proches de celles de Stella VANDER. La surprise vient de la présence d’une flûte (Marie-Anne BODAS, également créditée au chant), mais qui, tout comme le saxophone, reste très discrète.
J’oubliais : cette réédition contient de plus un morceau bonus (second miracle !), une version alternative (et plus longue) de Nihil. Attention, il ne s’agit pas de la version proposée dans l’album 3, mais bien d’une prise inédite. De quoi jubiler doublement !
On sent qu’EIDER STELLAIRE s’est pleinement investi dans ce premier essai et qu’avec plus de moyens (et aussi plus de temps : le disque a été enregistré en cinq jours), il aurait pu livrer une musique encore plus colorée et personnelle. Elle n’en reste pas moins authentiquement vibrante et possédée, à défaut de se démarquer raisonnablement de son modèle. Cet album, à l’instar des Four Visions d’ESKATON, devrait rassembler tous les suffrages de ceux pour qui la musique Zeuhl se résume à une « recette ». On en pense ce qu’on veut, mais force est de constater qu’ici la recette, bien que classique et prévisible, donne un plat savoureux.
Néanmoins, la musique d’EIDER STELLAIRE a par la suite évolué, et les deux autres opus du groupe jouissent d’une moindre appréciation, précisément parce que le groupe n’a pas balancé la même sauce. Cela dit, ils mériteraient eux aussi d’être reconsidérés à l’occasion d’une réédition CD. Mais cela est une autre histoire qu’il ne faudra pas être pressé de s’entendre raconter…
ESKATON – 4 Visions
(Soleil Zeuhl)
ESKATON – Ardeur
(Soleil Zeuhl / Mélodie)
ESKATON est l’archétype même de ces groupes français qui ont généré une musique profondément inspirée par l’esthétique MAGMA. Ardeur est le premier album de ce groupe à avoir été publié en LP ; c’était en 1980. Auparavant, en 1979, il y a eu un 45 Tours autoproduit (labellisé « Musique post-atomique ») et l’enregistrement d’un disque, 4 Visions, qui n’est finalement sorti qu’en cassette aux Etats-Unis (!) en 1982 (il a depuis été édité en CD par le label suédois (!!) APM en 1996, puis chez Soleil Zeuhl en CD en 2010 et en LP en 2013).
On ne saurait toutefois dire d’ESKATON qu’il fut un suiveur de MAGMA puisque son origine remonte en fait à 1970, année où quatre musiciens autodidactes, Xavier de RAYMOND (piano Fender), Alain BLESING (guitare) Marc ROZENBERG (basse) et Gérard KONIG (batterie) décident de former un groupe qui prendra en 1974 le nom ESKATON KOMMANDKESTRA avec le renfort d’un second guitariste, André BERNARDI, d’un claviériste, Eric GUILLAUME, et de deux chanteuses, Paule KLEYNNAERT et Amara TAHIR. Ce n’est qu’en 1978 que le groupe délaissera le terme KOMMANDKESTRA, sans doute trop connoté zeuhl, pour ne garder que celui d’ESKATON, qui n’a rien à voir avec le mythe de Kobaia puisqu’il provient d’une légende d’Europe du Nord dans laquelle il désigne la bataille cosmique qui opposait les humains aux dieux antiques. En fait, ESKATON a donc démarré presque en même temps que MAGMA et en est contemporain. Il a aussi bien profité du courant ouvert par le groupe de Christian VANDER, ainsi que de son apport musical…
Chœurs féminins emphatiques, motifs répétitifs et hypnotiques aux claviers (deux piano Fender, un orgue et un synthé, rien que ça…), rythmique basse/batterie bouillonnante : difficile de ne pas penser à MAGMA ! ESKATON s’en distingue cependant par ses textes, exclusivement déclamés en français. C’est là toute l’originalité du groupe, puisqu’il n’était pas évident que la phonétique française puisse se fondre dans ce son si particulier. (Sinon, MAGMA ne se serait pas décarcassé à inventer le kobaien !) De plus, le message d’ESKATON n’a pas la portée métaphysique de celui de MAGMA. Le groupe francilien est parvenu à créer sa propre thématique poétique. Dans 4 Visions, les sujets abordés sont ceux de « l’échelle humaine » : les dangers de l’énergie atomique, l’urbanisation outrancière des cités, la destinée, la mort…
Là où MAGMA maugréait contre la petitesse de l’homme, ESKATON enjoint celui-ci à se ressaisir : « Homme reprends-toi ! Homme défends-toi ! (…) Homme ! Dépasse-toi ! », lui dit-il dans le morceau Eskaton. Loin d’appeler la mort de la Terre ou la haine de la race humaine, la musique d’ESKATON exhorte à l’éveil de la conscience, tant sociale qu’existentielle. À l’époque, ESKATON avait même l’habitude d’achever ses concerts en provoquant des débats avec le public.
Le disque Ardeur a été enregistré un an après 4 Visions, soit en août 1980 et s’inscrit tout naturellement dans sa continuité, même si, entretemps, le groupe a perdu son claviériste Eric GUILLAUME et son guitariste, Alain BLESING, obligeant Gilles ROZENBERG à tenir la guitare en sus des claviers. On ressent toutefois un léger manque de cordes, tout juste compensé par la présence, sur deux morceaux, du violoniste Patrick LEMERCIER.
De plus, Ardeur offre des compositions globalement plus compactes, et même plus «urgentes», que sur 4 Visions, qui, comme son titre l’indique, était constitué de quatre pavés de 9 à 13 minutes. Fait significatif, on retrouve sur Ardeur les pièces Eskaton et Attente, déjà présentes dans 4 Visions, mais cette fois dans des versions plus ramassées qui mettent aussi plus en valeur les vocaux de Paule KLEYNNAERT et d’Amara TAHIR. Les textes de ces deux chansons ont également été remaniés.
C’est surtout Dagon, tout en progression rythmique et en tension évolutive, qui prolonge le souffle épique des premières compositions du groupe. Un certain passage explore pour sa part des climats plus feutrés. À l’opposé, Ardeur et Pierre et l’ange confirment le souci d’une expression plus directe.
Couvert de gloire est pour sa part une version « textualisée » de If, qui figurait sur le premier 45 Tours. On notera également que la moitié des morceaux ne possèdent pas de textes, les chanteuses se contentant de faire des vocalises tout aussi expressives et faisant de leur voix un instrument à part entière. Aussi, quand bien même ESKATON ne se départit à aucun moment des recettes typées MAGMA, il a su se constituer un univers bien à lui.
Malheureusement, à l’heure où ESKATON fit ses premiers pas discographiques, le réseau de diffusion ouvert par MAGMA et autres commençait à se refermer, et les médias devaient bouder, encore plus qu’ils ne l’avaient fait jusqu’ici, ces musiques parallèles. On suppose que diverses difficultés financières et matérielles ont empêché le groupe d’enregistrer plus tôt et de parvenir ainsi à éventuellement plus de reconnaissance dans le milieu musical français (un tant soi peu averti bien sûr…).
Certes, ESKATON marchait trop sur les traces de son modèle d’origine pour prétendre devenir une référence musicale à l’identité originale, comme celle à laquelle sont parvenus des groupes comme ART ZOYD et UNIVERS ZERO, que, pour ma part je me garderais bien de réduire à l’esthétique magmaïenne. Cela dit, à l’époque où WEIDORJE et ZAO n’étaient déjà plus que des souvenirs et où MAGMA avait choisi une orientation confinant à une dangereuse autoparodie (voir le concert de Bobino 1981…), ESKATON proposait une perspective musicale autrement convaincante et qui allait être creusée par d’autres formations.
Rien que pour cela Ardeur mérite une écoute attentive, et sa réédition CD effectuée par le label Soleil Zeuhl est un geste de salubrité musicale, d’autant que les bandes ont fait l’objet d’une remastérisation très honnête, que le livret contient les textes en français et en anglais et que les morceaux figurant sur l’unique 45 Tours du groupe, Le Chant de la Terre et If, ont été généreusement ajoutés en bonus. Enfin, ESKATON a sur cette réédition CD modifié l’ordre des morceaux, manière de suggérer une nouvelle écoute de l’œuvre à ceux qui possédaient le vinyle originel.
ESKATON – Fiction
(Soleil Zeuhl)
« Je mate et puis j’imite, Ceux qui créent, ça m’épate, Moi je sais pas j’imite, je copie, j’automate, Ca m’embête je mute… » Ainsi commence Automute, le morceau qui ouvrait la façe A du second 33 Tours d’ESKATON, groupe français sempiternellement comparé à MAGMA. C’est à se demander si ce texte n’a pas été écrit en réponse aux critiques l’accusant de copie carbone du « kommandoh vandérien », non sans une bonne dose d’auto… dérision ! On appréciera aussi les jongleries syllabiques auxquelles se prête ESKATON, ce jeu sur les analogies formelles et sémantiques des mots étant finalement sa marque personnelle, déclinée à loisir dans ce disque. Cela va même jusqu’à un prendre un tour « monty-pittoresque » délectable dans Plus et Moins (« Plus je comprends, tout ce que vous me dites, Moins je comprends ce que je vous raconte »).
À dire vrai, si les affinités avec MAGMA sont encore décelables dans l’esthétique musicale d’ESKATON (les claviers s’y taillent la part du lion), les constructions de thèmes et les textes s’en démarquent plus nettement avec Fiction. Même par rapport à Ardeur, son précédent disque – et sans que le personnel ait changé d’un iota –, les sujets des chansons semblent plus porter sur la vie extérieure de l’individu, ses rapports sociaux, que sur ses attitudes en rapport avec ses épreuves et ses interrogations existentielles, loin en tout cas du « messianisme » zeuhlien de base.
Un texte aussi loufoque que celui des Deux trucs (« On est tous là, Chacun dans sa bagnole, le nez dans le cul du connard devant, Le nez dans son trou d’échappement, Et ça c’est pas possible, Pas Possible. ») n’aurait pas déparé chez Albert MARCŒUR ou ETRON FOU LELOUBLAN, par exemple.
Mais sous cette légèreté de facade, le message d’ESKATON dissimule une critique, une poignante lucidité, voire une meurtrissure, et s’efforce d’éveiller les esprits sur leur condition. Faut-il dès lors s’étonner qu’entre deux sourires faussement joviaux s’immisce quelque ambiance de deuil, comme avec La Mort de Tristan ?
C’est un fait : avec Fiction, ESKATON poursuit sa mutation, déjà entamée avec Ardeur, vers une forme de « pop zeuhl » décomplexée que MUSIQUE NOISE allait exploiter à sa façon peu après. C’est Marc ROZENBERG, qui intervient également au chant « lead » en plus des deux chanteuses, qui a écrit tous les morceaux. Ceux-ci sont généralement courts, ramassés, mais toujours portés par une énergie indéniable, même si parfois cette démarche a tendance à couper court à de plus amples développements que pouvaient appeler certaines pièces. Mais le talent des choristes féminines et des instrumentistes n’est pas pris en défaut, et on a de toute façon encore droit à de superbes pièces épiques (l’instrumental FX, ou encore Simplicius, dans lequel les voix ne chantent que des onomatopées).
Comme pour la réédition d’Ardeur, l’ordre des morceaux de Fiction a été repensé, et le CD comprend des titres bonus. L’inédit Le Musicien, issu des sessions de Fiction mais non inclus sur le disque d’origine, reste dans le ton de ce dernier et fait la transition avec les quatre autres morceaux bonus, tous prévus pour figurer sur un ultime disque d’ESKATON, Icare, qui n’est finalement jamais paru, le groupe s’étant dissous au milieu de ces fatidiques années 1980.
Ces quatre morceaux sont, avec le morceau La Lutte, inclus dans la compilation Enneade de Musea, les seuls à être officiellement exhumés, et on suppose qu’ils constitutent la meilleure partie de ce mythique Icare. Le morceau Le Cri était déjà paru en bonus de la réédition de la première cassette d’ESKATON, 4 Visions, mais il eut été sacrilège de ne pas le réintégrer ici, tant il renoue avec le souffle épique et martial des débuts, même s’il est plus contrôlé et moins expansif. On ne pouvait rêver meilleure épitaphe.
ÉVOHÉ – 77-81
(Musea)
MUSIQUE NOISE – Fulmines Integralis
(Musea)
Si ESKATON peut être considéré comme faisant partie de la première vague française des « suiveurs » de MAGMA, au même titre que XALPH ou le MASAL de Jean-Paul PRAT, MUSIQUE NOISE fait plutôt partie de cette seconde vague – dans laquelle on pourait intégrer ALTAIS, EIDER STELLAIRE, FOEHN, TROLL… – qui s’est exprimée principalement au cours des années 1980. Auteur d’un seul album enregistré en 1988, Fulmines Regularis, MUSIQUE NOISE représente même la tentative ultime de survivance de ce mouvement zeuhl à la française.
Au regard des autres groupes cités, MUSIQUE NOISE a effectivement vu le jour sur le tard, en 1986. Quatre de ses membres avaient auparavant fait partie du groupe jazz-rock/zeuhl AUTOPSIE (le batteur Philippe ZARKA, le bassiste Frédéric HUYNH et les claviéristes Denis LEVASSEUR et Xavier De RAYMOND) et deux d’entre eux du groupe SOCIETE ANONYME (le chanteur et saxophoniste Jean-Philippe GALLET et le même Xavier De RAYMOND, qui a également officié un temps dans ESKATON). Il n’a plus manqué au groupe que d’intégrer deux chanteuses, Isabelle BRUSTON et Cornélia SCHMID, et sa « panoplie zeuhl » fut complète !
Ce serait presque une lapalissade d’évoquer la forte empreinte de MAGMA chez MUSIQUE NOISE. Entrelacs vocaux, rythmes obsessionnels, mélodies sophistiquées : rien ne manque ! Pourtant, à l’écoute de Fulmines Regularis, on en vient vite à se demander si ce rapprochement est de nature à rendre service à l’un comme à l’autre groupe, et surtout à leurs fans.
Ceux qui appréciaient tout particulièrement chez MAGMA ses atmosphères glauques et menaçantes, l’hypnose tellurique de la basse de TOP ou la frénétique faconde rythmique de VANDER auraient plutôt intérêt à passer leur chemin ! Ils ne trouveront guère matière à rassasier leurs âmes écorchées chez MUSIQUE NOISE. Car au fait, « NOISE » ne se prononce pas à l’anglaise, hélas pour ceux qui s’attendaient à écouter de la zeuhl bruitiste et dissonnante ! Il s’agit d’un terme provenant du vieux français qui désigne… « la fureur des éléments ». Tout un programme… qui, comme tout programme, n’est pas à prendre au pied de la lettre. Si musique Zeuhl il y a chez MUSIQUE NOISE, c’est une zeuhl épurée de ses éléments obscurs et de ses miasmes venimeux ; soit, une « Zeuhl light » !
C’est pourquoi il serait préférable de dire que le groupe partage avec MAGMA des références similaires, à commencer par Carl ORFF. Détail significatif, MUSIQUE NOISE avait au départ été créé pour adapter le Carmina Burana de ce dernier ! Enfin, il y a eu l’influence non négligeable d’ESKATON. Du reste, le disque Fulmines Regularis a été produit par deux anciens membres d’ESKATON, Marc ROZENBERG et Amara TAHIR. C’est dire si le monde de la zeuhl à la française est petit !
Au gré des compositions de MUSIQUE NOISE apparaissent donc moult ingrédients : jazz-rock, rock « arty », classique, opéra, etc., mais il est clair qu’on est loin de toute martialité vengeresse kobaïenne. C’est une zeuhl lumineuse que professe le septet francilien, tournée vers la « bright side of life » chère aux MONTHY PYTHON. La référence n’est pas si usurpée que cela, puisque, par bien des aspects, le non-sens est allègrement cultivé par MUSIQUE NOISE, à en juger par ses fantaisies et ses extravagances vocales ciselées, les jargons extraterrestres générés par les synthés, les titres et les textes des chansons (celui de L’Etroit Huit se réduit à cette suprême interrogation existentielle : « La vaisselle, la ferais-je ? ») et des facéties de production studio, comme la manipulation de bande : une piste vocale est trafiquée sur Mise au point, et le morceau de clôture, Pzkr !, est un remake accéléré du morceau d’ouverture Pas encore, avec effet burlesque garanti.
Bref, MUSIQUE NOISE se pose en champion de la composition complexe décomplexée, et risque de faire rire jaune les Zeuhliens aigris, qui n’auront plus qu’à choisir entre les « cathédrales du doute » et la « spirale de l’ennui »… Passe encore qu’il s’agisse de « Zeuhl light » ; le principal défaut de ce disque est sa production typiquement 80’s, au son lissé, clinquant, poli et refroidi, terriblement daté, qui n’aide pas à rendre crédible la démarche du groupe.
Paru en 1989 sur Musea, Fulmines Regularis est donc tout naturellement réédité en CD par le même label, augmenté pour l’occasion de quatre morceaux enregistrés en 1992 pour une maquette qui devait donner naissance au second album de MUSIQUE NOISE. C’est l’occasion d’écouter le groupe, avec un son un poil plus chaud et convivial, dans une formation légèrement différente (absence de Cornélia SCHMID, mais intégration du saxophoniste Simon BOT BAN JOK).
Outre Ragnarök, qui en rajoute dans la vitalité fantaisiste, on s’attardera sur Ecco, qui témoigne d’une volonté manifeste d’élargir le champ d’investigation du groupe, pas tant pour sa subreptice allusion à MAGMA planquée quelque part, mais pour sa source d’inspiration : un chant corse traditionnel ! Mais il faut croire que l’éclatement de l’inspiration de MUSIQUE NOISE fut peut-être la cause de sa dissolution. Ce n’est pas un hasard si Jean-Philippe GALLET et Cornélia SCHMID se sont par la suite impliqués dans l’adaptation de chant traditionnels corses…
Fulmines Regularis est en toute logique devenu en CD Fulmines Integralis puisqu’il regroupe les œuvres quasi complètes du groupe. Une intégrale fumeuse diront certains, et qui explique sans doute pourquoi le mouvement zeuhl en France a fini par s’étioler et par passer la main aux Japonais. On a le droit d’évoluer…
NOA – Noa
(Soleil Zeuhl)
Parmi tous les groupes français qui ont essaimé à la fin des années 1970 dans le sillage de MAGMA, NOA tient assurément une place à part, voire pratiquement en marge tant sa musique s’éloigne des canons orthodoxes de la Zeuhl, copiés à satiété par d’autres. Ses accointances avec le genre défini par MAGMA tiennent surtout à sa formation instrumentale mi-rock (guitares, basse, batterie), mi-jazz (saxophones soprano et alto, vibraphone, xylophone) et à son penchant pour certaines séquences atmosphériques et tendues, de lentes montées, des brisures subites et des éclats libertaires. Enregistré en mai 1980, l’unique leg discographique de NOA débute précisément par une Catastrophe aussi concise qu’explosive.
Enfin, ce qui place NOA dans le sillon Zeuhl, c’est assurément cette façon d’utiliser la voix comme d’un instrument, à travers des vocalises grisantes. La chanteuse sur ce disque, Claudie NICOLAS, chante aussi des textes intelligibles en français, à la manière des chanteuses d’ESKATON, et non dans une langue imaginaire. Son timbre est proche de celui de Pascale SON (du groupe belge COS), et sa façon de placer les mots, de les hachurer, de les faire tanguer, contribue à la nature insolite de la musique de NOA.
On en a des exemples éloquents avec L’Oiseau fou, dans lequel les phrases, comme participant à un grisant baptême de l’air, effectuent d’invraisemblables « loopings » ; et dans Tape, tape, où Claudie NICOLAS, dans des vers sinueux et brinquebalants, exhorte les « braves terriens » (tiens, tiens…) à écouter « les mots du théâtre des ombres, les cris du monde qui s’effondre, (…) ces mots si sombres ». Et de finir en apothéose : « Abandonnez-vous aux phrases-venin. »
Cette combinaison de structures alambiquées, de rythmes libres ou martiaux, de matière instrumentale dense et de chant cahoteux et saugrenu rappelle aussi plus sûrement l’univers de HENRY COW (période avec Dagmar KRAUSE). Du reste, Pellerin se présente un peu comme le cousin hexagonal de Terrible as an Army with Banners (album In Praise of Learning).
Bien que moins évidente, NOA revendique aussi l’influence d’ART ZOYD (celui des premières années, certainement) et celle du COHELMEC ENSEMBLE, un collectif free-jazz psychédélique apparu au début des années 1970, dans lequel se commettaient Jean COHEN(SOLAL), et Jean-Louis et François MECHALI, entre autres.
Toutes ces influences finissent par se fondre dans la pièce épique finale, de plus de 12 minutes, La Mer, qui, après moult détours atmosphériques générateurs de tension sourde, se livre à une course débridée qui laisse l’auditeur sur les genoux ! La « mer qu’on voit danser » a cédé la place à « la mer qu’on voit s’enivrer ».
Aujourd’hui comme hier, cet unique disque de NOA (avec sa pochette à contre-emploi qui n’a pas dû faciliter son identification musicale) déconcerte et fascine tout à la fois. Bien qu’ancré dans son époque et ses professions de foi, on devine qu’il a dû en laisser plusieurs sur le carreau, à supposer même qu’il ait trouvé un auditoire ! Mais le laisser sombrer dans l’oubli des caves poussièreuses aurait été criminel, et c’est tout à l’honneur de Soleil Zeuhl d’avoir rappelé, en exhumant cet étrange opus, que la musique zeuhl sait fort heureusement se montrer pluraliste dans ses expressions. Et pour les affidés de la Zeuhl, NOA constitue un bon tremplin vers des formes encore plus singulières, comme le Rock In Opposition et les musiques nouvelles.
POTEMKINE – Triton
(Soleil Zeuhl) //
POTEMKINE – Nicolas II
(Soleil Zeuhl)
C’est au label Soleil Zeuhl qu’a échu l’honneur de graver enfin sur support numérique les œuvres complètes (3 albums et un 45 Tours) d’un groupe toulousain des années 1970 qui commença par donner dans le jazz-rock pour finir par donner dans le jazz-rock ! À s’en tenir à ces extrémités, il n’y aurait pas de quoi fouetter un félin kobaïen. Reste qu’entre-temps POTEMKINE a réalisé une œuvre de haute volée que tout amateur d’avant-garde zeuhlo-progressive et de Rock In Opposition se doit de découvrir : Triton, paru en 1977 sur l’obscur label Phaeton.
Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler que POTEMKINE, formé en 1971, est à la base la création de deux frères musiciens, Charles et Gilles GOUBIN, le premier étant guitariste, mais aussi pianiste et vocaliste, et le second bassiste. Après trois ans de tâtonnements légitimes, le groupe devient un quintet avec l’intégration d’un troisième frère GOUBIN, Michel, pianiste, de Xavier VIDAL, violoniste, et de Maurice BATAILLE, batteur. C’est cette formation qui enregistre et auto-produit un 45 Tours en 1974, peu avant l’arrivée du quatrième frère GOUBIN, Philippe, batteur de son état, et d’un nouveau bassiste, Dominique DUBUISSON.
Un premier LP est alors enregistré en 1975. On aura beau jeu de dire que POTEMKINE est une affaire de famille, en l’occurrence la famille GOUBIN, mais leurs incessantes allées et venues n’ont cependant jamais permis aux quatre frères GOUBIN de se retrouver au même moment dans le groupe. Seul Charles GOUBIN aura officié sur tous les disques du groupe et en a été le plus prolifique compositeur. C’est du reste avec sa disparition prématurée en 1979 que la carrière discographique du groupe s’est achevée. Philippe et Michel GOUBIN ont certes remis POTEMKINE sur les rails au début des années 80 sous forme de quartet avec Rémy SARRAZIN et Jean-Marc BELKADI, mais cette formation n’a manifestement laissé aucune trace d’enregistrement.
Baigné à ses débuts par le jazz-rock des MAHAVISHNU ORCHESTRA et autres WEATHER REPORT et tombé dans le fatidique chaudron de potion magmaïenne, POTEMKINE – dont le nom a été choisi telle une cuirasse phonétique pour ses « consonances kobaïennes » (sic) – aurait pu rester un sympathique groupe de jazz-fusion comme il en pleuvait dans l’underground français des années 1970. Mais sans crier gare, et à l’époque où sa formule instrumentale était pourtant réduite à un trio, POTEMKINE décide de passer outre les carcans stylistiques du jazz-rock et se tourne vers la musique contemporaine, toutes voiles dehors vers BARTOK et STRAVINSKY. Paru en 1977, Triton entérine avec maestria ce changement de cap, ou plutôt cette évolution ascendante vers une oeuvre plus aventureuse et plus personnelle.
Les cinq compositions de ce disque se caractérisent toutes par leurs structures faites de cassures mélodiques, de hachures rythmiques, de déviations impromptues et de violence canalisée, et c’est naturellement les pièces les plus épiques, telles que Loolit II, Asyle et surtout Eiram qui illustrent de façon probante les nouvelles options de POTEMKINE. Triton est habité de bout en bout par une tension qui ne se libère que rarement, la frénésie étant généralement muselée. Il faut dire aussi que l’aspect rudimentaire de la production n’aide pas faire ressortir les passages les plus intenses et les reliefs climatiques. Sinon, la progression par rapport au premier album, Fœtus, se mesure aisément, ne serait-ce que par la différence de formation.
Du fait du départ de Xavier VIDAL, le couple soliste violon/guitare n’est plus de mise, et le piano, tenu en alternance par Charles et Philippe GOUBIN, joue un rôle plus prépondérant dans la charpente harmonique et mélodique. Le même Philippe GOUBIN propose une palette rythmique plus diversifiée (cymbales, carillon, percussions variées) et s’est affranchi des shémas typés jazz-rock. Le jeu de basse vigoureux et profond de Dominique « Doudou » DUBUISSON contribue également à l’éloignement de toute rigidité rythmique.
L’intégration d’éléments hérités de la musique contemporaine est du reste revendiquée par le titre même du disque. On voudra bien croire que si le terme « triton » a été choisi, ce n’est pas tant pour faire référence à ce sympathique amphibien des étangs ou au mollusque gastropode, mais plutôt à cet intervalle de trois tons entiers connu également comme « quarte augmentée ». Le livret nous rappelle que cet accord avait été démonisé par l’Inquisition médiévale (des musiciens furent brûlés pour avoir osé le jouer), et il a fallu attendre les compositeurs du début du XXe siècle (devinez qui ?) pour qu’il soit réhabilité dans la musique occidentale.
Aussi, quand bien même les étonnants vocaux féminisés de Charles GOUBIN font toujours assurément penser à ZAO, on se retrouve avec Triton plus près d’un HENRY COW, voire d’un UNIVERS ZÉRO, qui, comme par hasard, sort la même année son premier disque. Faut-il parler de signes des temps ? Toujours est-il que le langage musical revendiqué par Triton va dans le même sens que celui des Belges, qui, eux, se sont libérés de façon plus radicale de toute instrumentation typiquement rock et jazz. Deux ans après, en 1979, le groupe français VORTEX suivra ce même chemin avec Les Cycles de Thanatos…
On ne peut pas en dire autant de POTEMKINE qui, avec son troisième et ultime disque, Nicolas II, paru en 1978, soit un an seulement après Triton, ne trouve pas mieux que de revenir sur l’autoroute du jazz-rock balisé. Le groupe a, il est vrai, écumé plusieurs salles de concert en France, notamment en assurant des premières parties de MAGMA mais aussi grâce au réseau créé par ÉTRON FOU LELOUBLAN, ART ZOYD et MOZAIK (tiens, encore un qui aurait bien besoin d’une réédition…), et a su gagner l’intérêt du public par des séquences improvisées de structure rock et par conséquent plus dynamique que les compositions de Triton.
Il n’en a pas fallu davantage pour que POTEMKINE s’oriente vers une musique plus conforme au goût d’un plus grand nombre, et c’est un jazz-rock européen déluré et plein d’énergie positive, dans la lignée de ZAO, Jean-Paul PRAT ou encore BRAND X, que nous livre le groupe, devenu quartet avec le retour de Michel GOUBIN. Outre le piano, ce dernier joue maintenant sur un matériel plus électrique, tel le Fender Rhodes et le moog, ce qui est déjà assez révélateur. De plus, la guitare électrique de Charles GOUBIN revient en première ligne, plus aigue et rageuse que jamais.
L’histoire veut que, un jour qu’il jouait en première partie de SHAKTI, le groupe des frères GOUBIN s’est vu chaleureusement félicité par John Mc LAUGHLIN. Certes, la musique sur Nicolas II est plus mature que celle des débuts, le groupe a gagné en maîtrise stylistique, mais l’on peine à croire que Triton a été conçu entre-temps. Cet opus avait ouvert des voies qui ne sont guère explorées sur le troisième album de POTEMKINE. Sans doute l’attrait d’une plus vaste audience et le probable souhait d’une reconnaissance plus large du milieu professionnel a-t-il déterminé ce changement de cap qui, toutefois, ne peut être assimilé non plus à un pacte avec le show-biz. Le jazz-rock pratiqué par POTEMKINE, tout formaté qu’il est, n’est plus à l’époque ce qui fait recette…
Néanmoins, ceux qui ont apprécié le Kawana de ZAO devraient être conquis par Nicolas II, d’autant que l’album jouit d’une production enfin convaincante. Mais pourquoi faut-il que, la plupart du temps, la maturité stylistique et technique s’accompagne d’un ressac sur le plan créatif ? Ou bien, s’il est vrai qu’il faille considérerTriton comme une parenthèse dans le parcours de POTEMKINE, pourquoi est-ce donc ces parenthèses qui s’avèrent parfois les plus audacieuses dans la démarche d’un groupe ?
Autant de questions que ne manquent pas de susciter la parution de l’intégrale d’une œuvre. Celle de POTEMKINE tient donc sur deux CD. Il faut préciser en effet que la réédition de Triton contient en bonus les deux morceaux parus en 1974 sur un 45 Tours (un sacré collector aujourd’hui !), qui représente le baptême du feu d’un groupe qui n’a pas encore digéré ses influences, cependant très honorables, ainsi que deux morceaux du premier LP, Fœtus (1975). Les trois-quarts restants dudit album ont pour leur part été intégrés à la réédition de Nicolas II. Et qu’importe si les bandes master de Fœtus ont été perdues, obligeant à utiliser un bon vieux 33 Tours pour la mastérisation numérique, l’intérêt historique (et le plaisir musical, tout de même) de ces bonus est évident et permet d’appréhender dans sa globalité l’aventure d’un groupe qui méritait de sortir de l’anonymat des placards de vinyles épuisés depuis des lustres.
PSEU – Pseu
(Musea)
Par l’entremise des frères PAYSSAN, de MINIMUM VITAL, le label Musea nous a déterré en 2004 un rejeton zeuhlien de plus, dans lequel officiait leur ancien batteur, Christophe GODET. Et pour une rareté, PSEU se pose franchement là ! Ce groupe de la région bordelaise, qui a eu la mauvaise idée de sévir au mauvais moment pour ce genre de musique (entre 1979 et 1983), n’a en effet (et pour cause, serait-on tentés de dire) jamais enregistré de disque. Ce qui nous est servi sur ce CD n’est ni plus ni moins que le contenu d’une cassette démo. Bien sûr, les blasés risquent de dénoncer ce qui ressemble une fois de plus à un énième et désolant raclage de fond de tiroir mêlé à un fétide tirage de ficelles… Sauf que, des archives sonores de cette qualité, on en voudrait des tonnes d’autres ; bravo au restaurateur !
Alors, PSEU, c’est vraiment le groupe zeuhl qui manquait sur la carte et dans nos collections ? Résolument, oui. La filiation magmaïenne est indéniable, à en juger par ce son et cette rythmique obsessionnelle de basse, ces onomatopées, ces sons de claviers tendance jazz-rock, ces constructions progressives, ces climats entêtants…
Mais s’il n’y avait eu que ça, PSEU aurait sombré dans l’amnésie sélective des séides de la zeuhl, qui auraient tôt fait de les ranger dans la catégorie des clones de cinquième zone, loin derrière UPPSALA ou XALPH, qu’il a manifestement côtoyé. Non, PSEU ne s’est pas contenté de copier « le maître » ; il lui a certes emprunté certaines de ses marques esthétiques, comme tant d’autres, mais s’est forgé un univers bien à lui.
On remarque d’abord une guitare plus dissonnante, plus criarde et angoisseuse que chez la bande à VANDER, et, surtout, dans les trois dernières pièces du CD, des textes chantés/déclamés par Christian COUTZAC, dans une veine plus dramatico-burlesque, flirtant avec l’emphase pour mieux s’orienter vers la dérision, du style « Éboueur de nos tendresses, je t’appartiens ! Je ne suis qu’un emballage perdu… » (Vidange), « les vaisseaux éclatent quand le corps serre », « il perd pied quand il le prend » (Miroir) et autres réjouissances « Satan-l’habitiennes » semblant sortir tout droit d’un recueil en prose inédit de Christian DECAMPS.
Et si finalement PSEU n’avait été qu’un simulacre d’orthodoxie zeuhlienne ? Disons au moins qu’il en cultivait une forme allégée et satirique, tout en préservant d’efficaces vertus hypnotiques. À défaut d’une piste CD-ROM, quelques photos dans le livret donnent une idée de l’aspect théâtral grand-guignolesque des représentations scéniques de PSEU. Le collectionneur zeuhlien non obtus trouvera assurément de quoi se réjouir avec cette archive fantasque et ne manquera pas de méditer cette maxime « PSEU-esque » en diable : « Vous n’êtes surtout pas ici pour rire, bien que ce soit à pourrir de rire. » Puisqu’ils le disent…
RAHMANN – Rahmann
(Musea)
RIALZU – U Rigiru
(Soleil Zeuhl)
SHUB NIGGURATH – Introduction
(Soleil Zeuhl)
XALPH – Xalph
(Monster Melodies)
Enneade
(Musea)
Signalons pour finir ce dossier à ceux qui seraient tentés d’en connaître davantage sur cette scène musicale hexagonale que Musea a publié Enneade, une compilation de référence parue à l’origine en 1992 regroupant « l’essentiel des groupes français qui, sur les traces de MAGMA, ont créé la Nouvelle Musique Européenne » (sic). L’expression « musique Zeuhl » a été savamment évitée, tant il est vrai que les treize groupes et morceaux sélectionnés relèvent de démarches différentes. On peut cependant rester dubitatif sur l’expression « Nouvelle Musique Europénne » quand on s’aperçoit que tous ces groupes sont français, à quelque exception près, tels les Belges d’UNIVERS ZERO, présent avec le morceau Toujours plus à l’est (c’est quand même un signe…), extrait du mini-album Crawling Wind, qui, à l’époque, n’était pas disponible en CD.
On retrouve MUSIQUE NOISE avec une version inédite de Villiers, tandis qu’ESKATON s’illustre avec un morceau tardif (1986), La Lutte, qui a servi pour un ballet. Des extraits d’albums rares de groupes qui ne le sont pas moins (et dont on attend toujours la réédition en CD) sont aussi au programme avec TROLL et ALTAIS, très imprégnés d’esthétique magmaïenne.
L’imposant SHUB NIGGURATH affiche une tendance plus expérimentale avec un morceau qui, depuis, a été intégré à la réédition de son premier album. D’autres groupes, comme FARBEN et XALPH, n’ont jamais publié de disque auparavant, ce qui rend leur témoignage sur cette compilation très précieux.
Autre enfant terrible de la zeuhl, EIDER STELLAIRE, dont on désespère de voir reparaître les trois disques sur support numérique, figure également ici avec un inédit qui, hélas, n’est guère représentatif.
Enfin, on trouve aussi dans Enneade des pièces rares d’anciens membres de MAGMA, tel Yochk’o SEFFER, Faton CAHEN et Bernard PAGANOTTI, qui lorgnent clairement et sans surprise vers le jazz-rock ou le jazz tout court. MAGMA est de même présent avec un morceau inédit manifestement tiré des sessions du disque Merci et qui en fera glousser certains…
Enneade s’avère donc être une véritable mosaïque d’artistes qui en sont tous passés par MAGMA et en ont gardé des traces plus ou moins indélébiles mais qui se distinguent les uns des autres par le chemin qui les distancient de leur référence suprême. Au passage, « enneade » désigne la réunion de neuf divinités égyptiennes dont le regroupement fait état de toutes les forces élémentaires actives dans l’univers.
Enfants de la zeuhl ? À voir… Abandonnés par l’Histoire en tout cas. Tout de même, quelle famille !
Article et chroniques réalisés
par Stéphane Fougère
(Dossier réalisé à partir d’un article publié dans TRAVERSES n°13 – juin 2003,
revu et dûment augmenté en 2024 d’une partie d’un autre article publié
dans TRAVERSES n°34 – janvier 2014,
et de chroniques publiées
dans divers numéros de TRAVERSES)