Serge BRINGOLF – STRAVE 1
(Soleil Zeuhl)
Nous sommes à l’aube des années 1980, généralement considérée pour les musiques ambitieuses, aux structures labyrinthiques et aux orchestrations denses, comme une période de vaches maigres, du moins médiatiquement. Car sur le terrain, les formations étoffées et atypiques cherchent à survivre au nivellement musical déjà bien érodé par les perspectives des nouveaux conseillers marketing. Ainsi, le petit monde des musiques inspirées par MAGMA continuent à se battre et à espérer. Les formations de taille moyenne, type ESKATON et autres EIDER STELLAIRE, rament pour vivre, jouer et enregistrer, mais certains compositeurs refusent de restreindre leurs ambitions et conçoivent des musiques pour des formations encore plus larges, comme Jean-Paul PRAT et son MASAL (14 musiciens), et Serge BRINGOLF, batteur de son état, initiateur de la formation STRAVE, qui, en ce mois de janvier 1980, se produit avec rien moins que 10 musiciens sur la scène de la salle À l’Ouest de la Grosne, tenue par Jacky BARBIER.
C’est là qu’est effectué un enregistrement, sur seulement 4 pistes. Les moyens du bord sont limités, mais cet enregistrement offre au groupe son premier témoignage discographique, qui prend la forme – commercialement suicidaire – d’un double LP. On ne manquera pas de faire l’analogie avec le premier album de MAGMA, mais aussi avec le Third de SOFT MACHINE puisque, comme ce dernier, ce disque éponyme contient un morceau par face, oscillant entre 15 et 18 minutes. C’est dire si les compositions de Serge BRINGOLF s’épanouissent surtout en format XXL, quitte à être constituées de plusieurs sections pas forcément enchaînées.
S’il fallait qualifier l’univers sonore de STRAVE en deux mots, je dirais : luxuriance et liberté. Il a fallu pour cela que BRINGOLF se donne les moyens de son utopie : sa formation comprend donc, outre lui-même à la batterie et aux percussions, un bassiste (François GRILLOT), une section de cuivres (Jean GOBINET à la trompette et au bugle ; Philippe GISSELMANN au sax alto et soprano, et au ténor baryton ; Pascal BECK au trombone), un vibraphoniste (Richard MULLER), un violoniste (Michäel NICK), deux flûtistes (Mary CHERNEY et Jürgen ROTH) et une vocaliste, Mano KUHN.
Les quatre compositions de l’album (ici réédité sur un seul CD, sans aucune coupe) se distinguent par leur souffle intarissable et leur abondance de couleurs : très à l’honneur sur Délire, parts I, II & III, mais en fait très imposants sur tous les morceaux, les cuivres et le vibraphone jouent souvent à l’unisson, parfois s’esbaudissent chacun dans leur coin, et impriment leur patte sonore, par endroits augmentées par la flûte. Le violon se remarque à l’occasion de soli brillants et bien sentis, notamment sur Strave I & II. La basse de François GRILLOT, avec ses rondeurs enjôleuses, maintient un groove constant et entêtant sur tout le disque, mais particulièrement sur Strave I & II et sur Utopie, au croisement de la zeuhl et du jazz.
Serge BRINGOLF est évidemment omniprésent à la batterie, mais celle-ci n’est pas nécessairement mis en avant dans le mix. Privilégiant les cymbales et la caisse claire plutôt que la grosse caisse, son jeu tout en raffinement percussif est nourri de la grammaire jazz d’un Tony WILLIAMS.
Enfin, il y a les vocaux « scattés » et sans paroles de Mano KUHN, qui apporte une indéniable touche d’extra-terrestralité à l’ensemble, rappelant Mauricia PLATON de ZAO. Et quand Serge BRINGOLF se met lui aussi au chant (dans Utopie et Jodwernssen), c’est carrément l’ombre de Klaus BLASQUIZ qui fait surface !
Relevant d’un écriture dense mais offrant plusieurs prises à l’expression soliste et à l’improvisation, la musique de STRAVE fait montre d’une respiration spacieuse et d’une parole prolixe. Serge BRINGOLF a frappé fort pour ce coup d’envoi qui est également un coup de maître. Et pour une énième fois, il convient de saluer l’initiative de Soleil Zeuhl d’avoir procédé à cette indispensable réédition, très fidèle à l’originale (à part que les photos du livret ne sont pas les mêmes que sur le double LP et qu’elles sont moins nombreuses).
Cette parution élargit encore un peu plus notre connaissance ou notre redécouverte d’une scène (la Zeuhl en France) trop ignorée à son époque et injustement tombée dans l’oubli, et devrait contenter au-delà de toute mesure les « die-hard fans » du genre.
Stéphane Fougère
Label : www.soleilzeuhl.com
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°31 – janvier 2012)