Love Potion Number 999 : Long Playlist (F/I // LEGENDARY PINK DOTS // MUSIQUE CONCRET // MAHOGANY BRAIN // Pascal CHASSIN // KARABA // DDAA // DIZA STAR // VOCOKESH)
(Fractal Records)
La marginalité est-elle compatible avec la longévité ? À en croire l’exemple de Fractal Records, la réponse est positive. Voilà en effet trois décennies que ce label français a été fondé par Jérôme GENIN et qu’il continue à poursuivre son activité éditoriale en professant une indépendance farouche vis-à-vis des circuits marketing officiels et communs, que ce soit vis-à-vis des distributeurs « physiques » (quasiment aucune visibilité chez les disquaires, même « indépendants ») comme vis-à-vis des distributeurs « virtuels » (pas plus de visibilité chez les marchands du Web, juste un site créé en 2000 qui présente tout le catalogue mais qui ne pratique même pas le paiement en ligne, juste le paiement par chèque). De plus, Fractal Records n’édite que des productions en formats physiques (LP ou CD), foin des tendances à la dématérialisation. Forcément, de nos jours, ça « marginalise » encore plus… Bref, Fractal Records aura tout fait pour éviter de suivre les tendances du marché de la musique, fut-ce celui des marchés de niches musicales, et n’a jamais bénéficié de subventions.
Mais après trente ans de « bourlingage » hors des projecteurs, on a quand même le droit de contempler le chemin parcouru et de s’auto-féliciter d’avoir survécu si longtemps, et de le faire un tant soi peu savoir. C’est pourquoi, et pour la première fois de son histoire, Fractal Records a décidé de fêter son anniversaire – le trentième, donc – en publiant cette compilation, Love Potion Number 999 (aka the Long Playlist – The Big Bubble Party), disponible uniquement en format vinyle.
Comme tous les labels indépendants, Fractal Records s’est constitué un catalogue plein de références dites obscures, et s’est concentré sur les segments les plus en marge des musiques rock, jazz et contemporaine, se focalisant sur des productions au carrefour du psychédélique, de l’avant-garde, du free, du punk et de l’expérimental. La scène japonaise y est dûment représentée par des groupes comme MAINLINER, ACID MOTHERS TEMPLE, SEIKAZOKU, HIGH RISE, DIZA STAR, MUSICA TRANSONIC…, mais la scène française est également bien exposée avec des productions de Thierry MÜLLER (et son alter-ego ILITCH), FILLE QUI MOUSSE, SONORHC, DDAA (DÉFICIT DES ANNÉES ANTÉRIEURES), Igor WAKHÉVITCH, Bernard PARMEGIANI, Bernard C., Michel BULTEAU, etc, avec d’autres fleurons des scènes européenne (LEGENDARY PINK DOTS, Iannis XENAKIS) et américaine (Richard FRANECKI avec ses groupes VOCOKESH, THE PURPLE ROOM et ONE LAST REGION).
Ses trente ans, Fractal Records a décidé de les honorer en publiant cette compilation qui n’est pas « promotionnelle » au sens strict. Love Potion Number 999 révèle davantage une nature conceptuelle et éclectique plus à même de refléter le champ éditorial couvert par le label. Comme on a un peu l’esprit de contradiction chez Fractal, la thématique de Love Potion Number 999 ne tourne pas autour du chiffre 30, mais du chiffre 9. (Bon, ça reste un multiple de 3…).
Il n’aura pas échappé aux oreilles grandes ouvertes et un tant soi peu érudites que le titre de cette compilation renvoie à une chanson du groupe vocal américain des années 1950 THE CLOVERS, qui s’est rendu célèbre avec Love Potion Number 9, une chanson de même pas deux minutes devenue un standard du doo-wop, au point d’avoir été reprise par de nombreux autres groupes (THE COASTERS, THE SEARCHERS, THE VENTURES, Herb ALPERT, Gary LEWIS, NOY’s BAND, Elkie BROOKS, TYGERS OF PAN-TANG, Neil DIAMOND…) et d’avoir été sélectionnée par le Rock n’Roll Hall of Fame parmi les « 500 chansons qui ont façonné le rock ‘n’ roll ». Voilà une référence on ne peut plus solidement enracinée !
Et parce que cette « love potion » portait le numéro 9, c’est donc 9 artistes et groupes qui sont inclus dans la compilation Love Potion dont le « Number » a pour l’occasion été démultiplié en 999, histoire sans doute de renverser la vapeur par rapport au 666 des « Affreux du Tchad » !… Les connaisseurs auront de plus remarqué que l’illustration de pochette de Love Potion Number 999 reprend astucieusement (ou pernicieusement) la construction graphique typiquement 60’s de l’album Love Potion Number 9 des CLOVERS. Enfin, relevons un détail qui ne manquera pas d’éveiller la curiosité des amateurs d’ésotérisme : les 9 titres de la compilation « fractalienne » sont numérotés de… 11 à 19 !
On retrouve bien évidemment dans cette Long Playlist des habitués du label, mais ce qui rend cette Potion encore plus gouleyante, c’est qu’elle contient une majorité d’enregistrements inédits !
Ça démarre du reste avec un groupe de la scène marginale américaine de Milwaukee, F/I, fondé par Richard FRANECKI et Brian WENSING en 1982. Le groupe est resté actif jusqu’en 2017, et c’est précisément de cette année-là que date le morceau inclus ici, Bastards of the Universe, très représentatif de ce son heavy-psyché dans la lignée de HAWKWIND, WISHBONE ASH ou SPACEMEN 3.
Par un astucieux placement symétrique, Richard FRANECKI réapparaît en clôture de Love Potion Number 999 avec son autre groupe, VOCOKESH, dont Fractal a publié quelques albums. Perpétuant à sa façon cet héritage free-space-rock, VOCOKESH présente ici The Circle is the Square, un morceau du groupe F/I qui date des années 1980 (inclus dans la K7 éponyme), mais dans une toute nouvelle version enregistrée en 2024 et non moins psychédélique qui tutoie comme il se doit les étoiles filantes et les mirages galactiques…
La scène française est pour sa part représentée par les vétérans de DDAA, dont Fractal a réédité plusieurs albums (Action & Japanese Demonstration et Action et Démonstration japonaise n°4 et 5) et même des singles (cf. le CD Gnz 11), et on retrouve ici un morceau de leur album Les Ambulants dans une nouvelle version spécialement réalisée pour cette compilation et rebaptisée fort judicieusement Baltique again ; par MAHOGANY BRAIN, le groupe de poésie-free-rock-électrique mené par Michel BULTEAU, qui est représenté par Boosting Bennies, le morceau d’ouverture de l’album Some Cocktail Suggestions que Fractal a fait paraître en 2005 ; et enfin Pascal CHASSIN, guitariste qui a fait ses classes avec le mythique groupe KOMINTERN, apparu à la fin des années 1960 (Le Bal du rat mort, ça vous rappelle ?). CHASSIN apparaît ici avec Le Petit Rat de l’opéra, sa toute première composition enregistrée en 1978 avec deux ex-KOMINTERN, Michel MUZAC et Olivier ZDRZALIK (oui, celui de MALICORNE !), restée dans les oubliettes depuis 46 ans suite au refus du label Polydor de la publier. Il est vrai que cette chanson tranche avec ce qu’il avait fait auparavant, puisqu’elle s’inscrit dans une veine synth-pop qui préfigure toute la déferlante des années « new-wave » de 1979 à 1986, ce qui, dans la France de 1978, était magistralement avant-gardiste !
Outre celle de France, les scènes marginales d’Allemagne et d’Angleterre sont également représentées dans Love Potion Number 999 : d’Allemagne, nous découvrons ainsi un groupe de Munich formé au début des années 2010, KARABA, dans lequel on retrouve Maasel MAIER (basse) et Jakob THUN (batterie), deux membres de la formation actuelle du légendaire EMBRYO (groupe créé en 1969 par Christian BURCHARD et aujourd’hui dirigé par sa fille Marja). KARABA présente Chateaux Morell, une composition enregistrée spécialement pour cette compilation dans un style jazz-rock fusion qui évoque le Frank ZAPPA de l’époque Hot Rats, ou encore MISSUS BEASTLY.
D’Angleterre, nous voyons réapparaître un groupe énigmatique des années 1980, MUSIQUE CONCRET, auteur d’un seul album, Bringing up Bab, sorti en 1981 et présentant une musique électronico-industrielle dans l’esprit de SPK, de CABARET VOLTAIRE et de NURSE WITH WOUND, et paru comme par hasard à l’origine sur United Diaries, le label créé par Steven STAPELTON, et réédité en 2004 par Fractal. Mais la surprise du chef, c’est que le morceau inclus dans Love Potion Number 999, Symphony for Oven Rack (First Movement), est un avant-goût du nouvel album à venir de MUSIQUE CONCRET, leur second après 43 ans d’abs(tin)ence !
Cerise sur le gâteau, le fameux groupe anglo-néerlandais LEGENDARY PINK DOTS – dont Fractal a publié à l’automne 2024 le double LP Live in Kontich 1986 – figure également sur cette compilation avec une fois encore un morceau enregistré live, mais pas n’importe lequel ! Il s’agit de No Bell No Prize, un morceau inclus dans une compilation de 1984 (Three Minute Symphony, dans laquelle on trouvait de même DDAA, MERZBOW, PTOSE, Conrad SCHNITZLER, NURSE WITH WOUND, TRAX, Asmus TIETCHENS, SMEGMA et bien d’autres….) et que le groupe d’Edward KA-SPEL n’a joué sur scène qu’une seule et unique fois dans toute son existence, c’était en 1991 à Montréal ; et Fractal nous en dévoile la captation miraculeuse en exclusivité dans sa Long Playlist. Dire que les fans apprécieront est en dessous de la vérité…
Réputé pour avoir beaucoup œuvré pour la promotion de la musique « underground » japonaise dans l’Hexagone, Fractal Records se devait bien évidemment de représenter cette scène sur sa compilation-anniversaire, d’autant qu’il a été le premier à avoir distribué dès 1994 les disques du légendaire label PSF, créé par feu Takashi MIZUTANI, fondateur du légendaire groupe rock LES RALLIZES DÉNUDÉS.
Mais à défaut d’avoir eu l’autorisation de publier une chanson de ce groupe parue en single en 1996, c’est à un hommage plus transversal auquel nous avons droit, avec l’inclusion d’un morceau du soit-disant groupe DIZA STAR (en fait une émanation soliste de MAGIC AUM GIGI – suivez mon regard…), un morceau pour guitares intitulé Das Zitar (toute ressemblance anagrammatique avec le nom du groupe est loin d’être fortuite !) et extrait de l’album Contact High Diza Star paru en 2008. Ainsi le fondateur de Fractal Records rend-t-il hommage au créateur du label PSF, manière de souligner leur longue amitié…
Très franchement, il y a dans cette Big Bubble Party de quoi substantiellement sustenter bon nombre d’aficionados des musiques marginales d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et de là-bas, qu’elle soient d’obédience rock psyché, électro-indus, synth-pop, new wave, expérimentales, et que sais-je encore. L’histoire dit que cette « potion d’amour fractalisée » a des effets secondaires, je vous laisse les découvrir et les savourer…
Stéphane Fougère
PS : Signalons que ce LP, paru le 9 novembre 2024 (la date n’a pas été choisie au hasard et fait partie du concept…) a été tiré en édition limitée à 299 copies en 2 versions.
La plus courante est en Splatter Vinyle : il en existe 149 copies avec 2 inserts, dont 1 insert couleur et 1 livret de 12 pages dans lequel sont listés 999 pièces musicales qui ont marqué le fondateur de Fractal Records et qui constituent en quelque sorte sa « Nurse with Wound list » personnelle.
Une édition spéciale existe pour les 69 premières copies Splatter vinyle :
– les copies n°1 à 30 contiennent 5 inserts additionnels (3 inserts couleur + 1 insert N&B et 1 insert N&B format A4 / édition numérotée et estampillée des 2 logos Fractal).
– les copies n°31 à 69 contiennent 2 inserts additionnels (1 insert N&B et 1 insert N&B format A4 / édition numérotée et estampillée du logo Fractal).
Les inserts additionnels se présentent sous forme de collage/patchwork coloré et renferment des documents rares jamais publiés jusqu’à ce jour, avec des lettres d’Arthur DOYLE, de Takashi MIZUTANI (LES RALLIZES DÉNUDÉS), de Steven STAPLETON (NURSE WITH WOUND) etc., ainsi que des photos inédites avec encore Arthur DOYLE, Sunny MURRAY, Gérard TERRONÈS (Futura-Marge Records), Chris WILSON (THE FLAMIN’ GROOVIES), Mani NEUMEIER (GURU GURU) avec le manager de Fractal, plus d’autres souvenirs divers, affiche, flyer, ticket de concert, etc. Bref, c’est toute une (large) page de l’histoire de Fractal Records qui est exhumée, et qui montre le rôle pivotal qu’a joué ce label depuis trente ans. Ça méritait bien de s’arroser avec une potion digne de ce nom !
Site : www.fractal-records.com