MAGMA
Kãrtëhl Eíh Tönh Deïss T’Hún !
Comme beaucoup de formations musicales apparues à la fin des années 1960 ou au début des années 1970, le groupe français MAGMA a aujourd’hui dépassé la cinquantaine, mais n’a pas pour autant l’intention de ronfler sur les lauriers de son âge d’or. Il l’a prouvé en remaniant en grande partie son personnel et en se lançant dans une nouvelle tournée début 2020, afin de rôder sa toute jeune formation, désormais pourvue d’une section vocale en béton armé (trois voix principales + quatre voix supplémentaires) et de deux claviers acoustiques comme électriques, d’une guitare électrique, en plus de sa section rythmique propulsive (basse et batterie).
Bien sûr, cette tournée a été stoppée net par une hibernation forcée à l’aube du printemps, imposée sur Terre comme sur Kobaïa, les virus ne connaissant pas de frontières, même planétaires… Mais on a pu goûter la nouvelle énergie du groupe à travers un album live de fort belle tenue, Eskäkl 2020. Puis MAGMA s’est remis au charbon, et l’automne 2021 lui a offert l’occasion de reprendre la route des concerts. Le public a ainsi pu goûter la primeur de quelques nouvelles compositions, glissées entre deux pièces plus anciennes, mais pas toujours les plus classiques. La voie était donc tracée pour l’enregistrement d’un nouveau disque, histoire de rassurer ceux qui en étaient restés à l’idée que Zëss devait être l’œuvre ultime de MAGMA, puisque dédiée au « Jour du néant » qui, alleluia, n’était qu’un rêve…
MAGMA a donc entamé un nouveau cycle créatif, et le démontre en publiant à l’automne 2021 sa nouvelle pierre discographique, baptisée Kãrtëhl parce qu’elle est le fruit d’un travail collectif, plusieurs membres du groupe ayant apporté leur contribution en matière d’écriture aux côtés du Kommandeuhr Suprême, ce qui n’était pas arrivé depuis… Vous l’avez dit !
Bénéficiant d’un sang neuf, MAGMA a renouvelé son inspiration et livre avec Kãrtëhl une musique moins frontalement guerrière et venimeuse, mais non moins vibrante, fougueuse et habillée de plus d’optimisme que sur Zëss (ce n’était pas non plus difficile…). Au kommandoh orkestraal du « Jour du Néant » succède donc un consortium investi d’une mission spirituelle à base d’invocations divines, de prières, tenté par les songes, questionnant l’univers et exhortant à prendre un « autre chemin », sans oublier de rendre hommage à des proches disparus…
Ce faisant, les six compositions de Kãrtëhl mettent en lumière – et notamment à l’usage de ceux qui voulaient continuer à feindre de l’ignorer – les influences jazz et soul de la musique de MAGMA, déjà dévoilées dans des albums comme Merci, Attahk, voire Felicite Thösz. De la soul à la Zeuhl, il n’y a qu’un diaphane élan vocal, une radiance de Fender Rhodes, une fulgurance de cordes électriques, une alerte contorsion de basse, un « touché » de caisse claire, un frisson de cymbale…
RYTHMES CROISÉS est allé à la rencontre du Maître de cérémonie, Christian VANDER, et de sa fidèle et vigilante gardienne des lieux, Stella VANDER, qui a notamment pris en charge la production de Kãrtëhl. Tous deux nous livrent les tenants et les aboutissants de ce nouveau chapitre. Il est aussi question des difficultés à faire tourner d’autres projets (notamment OFFERING…), et Christian VANDER évoque son lien indéfectible avec une certaine source d’inspiration musicale et une force motrice spirituelle résolument inextinguible, expose sa vision du « jouer jazz », donne son sentiment sur certaines propositions musicales, et évoque la nécessité d’enrichir son écoute…
Entretien avec Christian et Stella VANDER
Parlons un peu de cette nouvelle formation de MAGMA, qui n’est plus tout à fait si nouvelle puisqu’elle a déjà deux ans, voire plus…
Stella VANDER : On a commencé à tourner avec cette formation au tout début 2020, et trois mois après, on s’est retrouvés tous bloqués, comme tout le monde ! Et quand on a repris après la période Covid, l’une des chanteuses a été changée, donc on peut dire qu’elle est vraiment nouvelle.
Et depuis il y a eu quelques concerts…
SV : Oui, il y en a eu en novembre dernier, puis il y a eu des festivals cet été, des choses comme ça…
Kãrtëhl : une opération de bienfaiteurs
Alors il y a eu un album live, Eskähl, qui a servi un peu de carte de visite, puis ce nouvel album studio, Kãrtëhl. Quand est-ce qu’a commencé le travail sur cet album ?
SV : Il a commencé l’année dernière, parce qu’on était entre deux eaux. Il y a eu des ouvertures après le confinement, mais pas pour le spectacle. On pouvait se voir pour répéter, des choses comme ça, mais on ne pouvait pas faire de concerts. Donc on s’est dits que si on ne faisait pas un nouvel album maintenant, ce serait vraiment idiot. En fait, c’est Francis LINON qui a lancé l’idée d’un nouveau disque. J’ai trouvé l’idée excellente, et je l’ai soumise au groupe.
Christian VANDER : C’est Stella qui a produit le disque !
SV : C’est vrai que c’est souvent moi qui pousse, parce que Christian ne se rend pas vraiment compte du temps qui passe.
CV : (dubitatif)…
SV : Non mais c’est vrai ! Tu dis souvent : « Ah bon ? Déjà? » Ben oui, déjà ! Donc, vu qu’on était super contents de cette nouvelle formation et de la manière dont ça se passait entre tout le monde, et qu’on a des musiciens qui sont aussi des compositeurs, on a voulu en profiter et revenir un peu aux sources, faire un album de groupe.
C’était une idée que vous aviez déjà en tête auparavant ?
SV : Pas forcément. On n’avait pas les acteurs…
CV : On n’avait pas fait d’album de groupe depuis Üdü Ẁüdü…
SV : Oui. Depuis Üdü Ẁüdü, on a eu Philippe BUSSONNET qui a amené un morceau pour un single. Mais personne d’autre n’a amené de morceaux. James McGAW avait une ébauche de morceau qu’il a finalisé juste avant sa mort, sous son nom. Ce n’était qu’une ébauche, donc ça n’a pas pu se finaliser avec MAGMA. Et il n’y a pas eu d’autres propositions. Là, on s’est dit : tout le monde est un peu en suspens, qu’est-ce que les gens ont à proposer ? Thierry ELIEZ a proposé deux/trois morceaux, on en a choisi un, Christian est intervenu un peu sur la structure et lui a fait changer deux-trois bricoles ; Hervé AKNIN a proposé aussi un morceau, ainsi que Simon GOUBERT. L’album contient donc pour moitié des compositions de Christian, et pour l’autre des morceaux des trois autres.
Les différents compositeurs avaient-ils reçu des instructions particulières ?
SV : Non, je pense qu’ils en savaient assez sur MAGMA pour savoir ce qu’ils avaient à faire…
Kãrtëhl Anteria
J’ai vu que les trois compositions de Christian ne sont pas si récentes que ça…
CV : Non, elles ont été composées dans les années 1970. Je crois du reste qu’Irena Balladina a été composée très, très tôt…
SV : Oui, je ne me souviens plus exactement… mi-1970… Je dirais 1976…
CV : Ah ! Peut-être ! On l’a jouée sans doute à cette époque, mais la composition était peut-être antérieure…
SV : Elle a été jouée une fois sur scène.
CV : Oui, mais elle datait peut-être d’un an auparavant…
SV : C’est ça.
L’introduction fait penser à celle de Kobaïa. Est-ce basé sur le même thème ?
CV : Non, ce n’est pas tout à fait ça. Au départ, ça me faisait penser à la musique brésilienne en fait. Ça a sans doute été inspiré par certaines mélodies de voix….
SV : Oui, Tom JOBIM. Christian n’était pas forcément très fan de ça, mais moi, oui, beaucoup.
CV : Tu écoutais beaucoup Antonio Carlos JOBIM, mais moi j’aimais aussi…
Il y a un côté bossa-nova en tout cas…
CV : Oui, voilà.
Irena Balladina est du reste le seul morceau dont les paroles n’ont pas été reproduites dans le livret. Il n’y a pas de paroles, en fait ?
SV : Il n’y a pas de paroles.
CV : Il y a trois mots qui sont dits.
SV : On a juste oublié de les reproduire dans le livret du disque…
Je me demandais si c’était une improvisation vocale ?
SV : Ce n’est pas une improvisation ; c’était prévu comme ça… Sauf qu’on a complètement oublié cette phrase ! Il faut toujours qu’il y ait une erreur dans le livret… En fait, il y en a même deux. On a oublié de mettre cette phrase de paroles, et on a oublié autre chose. Je ne sais pas comment c’est possible parce que ça figurait dans un fichier et que ça a disparu quelque part dans les limbes, mais Thierry ELIEZ chante aussi dans cet album, et il n’est pas crédité à la voix ! Je me suis donc confondue en excuses… On est toujours quinze à vérifier, mais il faudrait être seize, en fait ! Bon, Thierry ne nous en veut pas…
Qu’en est-il des deux autres compositions de Christian, Hakëhn Deïs et Dëhndë ? Ont-elles déjà été jouées auparavant ?
CV : Non, mais ça n’a pas de temps, à partir du moment où ça ne tient pas compte des modes, des courants de ces époques-là, qu’importe ! Je ne tiens pas compte de ces choses-là en général…
SV : Ce sont des choses qu’on avait sur des cassettes. De temps en temps, ça réapparaissait, j’écoutais, j’avais ça sur mon ordi et je me suis dit : « Quand même, on n’a jamais rien fait de ça ; c’est dommage ! »
Et vous avez retrouvé des versions démos de ces deux compositions…
SV : Oui, c’est pour ça qu’on les a fait figurer sur l’album pour que les auditeurs voient comment ça a commencé, quelle tête ça avait au début et quelle tête ça a maintenant…
Ces deux pièces ont donc été à l’origine enregistrées avec René GARBER…
CV : Oui. C’était une collaboration entre amis, on va dire.
Je trouve en définitive que les versions « définitives » sont assez proches des versions démo…
CV : Oui, elles ne sont pas si éloignées que ça, finalement. On les a respectées à la lettre et on a essayé de les reproduire le plus fidèlement possible. Il y a des gens, m’a dit Stella, qui pensaient que je chantais en anglais !
SV : Oui, j’ai lu ça dans des chroniques, une anglaise, l’autre américaine : « C’est drôle d’entendre Christian s’essayer à chanter en anglais ! » (rires)
J’ai entendu dire la même chose !
CV : C’est fou ! Mon ami René GARBER ne parlait pas anglais. Il disait des sons…
SV : Quand il a chanté sur cette petite maquette de l’époque, il a ajouté du yaourt avec des mots anglais, mais ça dégageait l’ambiance qu’il fallait. Christian a relevé les sons et a adapté en kobaïen en fonction des sons originaux qui avaient été chantés par René.
Kan Ha Kobaïa
Quant aux compositions de Thierry, de Simon et de Hervé, ont-elles été composées à partir du chant, des voix ?
CV : J’ai l’impression qu’il faudrait leur demander.
SV : Ils ont conçu ces morceaux quand le groupe était déjà formé ; on avait une section de voix plus solide que jamais, et donc ils en ont tenu compte.
CV : Thierry a même amené les paroles en kobaïen…
SV : Simon aussi, Hervé aussi, mais c’est vrai qu’ils ont tenu compte du fait, pour composer, qu’il y avait une section de voix qu’on pouvait faire travailler.
CV : Et comme tu l’a dit Stella, il y a même une sorte de patois kobaïen…
SV : Ben… dans la composition de Simon, j’ai l’impression que le chant ressemble à du breton kobaïen ! (rires)
CV : Voilà, c’est ça !
SV : Un patois kobaïen de l’Ouest de Kobaïa !
CV : Plus précisément, voilà !
C’est dans ce morceau (Ẁiï Mëlëhn Tü) qu’interviennent trois voix solistes, chacune à une section, en plus des chœurs…
SV : Oui, on est trois : Hervé, ensuite moi, et après Christian.
Alors que dans le morceau de Hervé, Do Rïn Ïlï Üss, c’est plus deux lignes de chœurs, une voix lead…
SV : Il y a deux voix lead, Hervé et moi qui somment à l’unisson, à l’octave, et toutes les réponses de chœurs. Pareil pour le morceau de Thierry (Ẁalomëhnd/ëm Ẁarrei), où tout le monde chante tout le temps, il n’y a pas vraiment de soliste ; tout le monde est soliste.
CV : Il est très bien pensé ce morceau, en termes d’architecture…
SV : Oui, et les fans de MAGMA ne sont pas dépaysés. D’après les échos qu’on a eus, c’est vraiment dans l’esprit.
De la lumière à la liqueur
Il y a quand même dans Kãrtëhl un aspect plus radieux que dans Zëss, par exemple. C’était volontaire ?
CV : Non.
SV : Il se trouve que l’ensemble des morceaux donne ce résultat-là. On ne s’est pas dit volontairement « Youpi, on est sortis du Covid, il faut qu’on fasse un album joyeux ! », non. Mais il se trouve qu’après Zëss, c’est finalement pas mal puisque Zëss n’est pas le dernier album de MAGMA, contrairement à ce que Christian a pu dire à l’époque.
CV : Il y a quand même une ouverture dans Zëss qui dit qu’il y a peut-être une continuité. J’ai même noté sur la pochette que ce n’était qu’un songe. C’est là, l’ouverture…
SV : Il fallait donc avancer. Et puis il y a une osmose dans ce nouveau groupe, il y a une ambiance entre les gens très différente de ce qui a eu depuis vraiment très longtemps, beaucoup de bienveillance, de sollicitude, de complicité. Tout le monde fait vraiment attention aux uns et aux autres. Tout le monde s’aime, je crois.
Ça se ressent sur le disque, mais aussi sur scène.
CV : Oui, c’est une vrai plaisir de travailler avec ce groupe.
L’aspect globalement plus lumineux de Kãrtëhl renvoie des échos d’albums comme Üdü Ẁüdü, Attahk, Merci, Felicite Thösz ; est-ce un hasard ?
SV : On n’a pas volontairement voulu faire comme çi ou comme ça ; mais, oui, c’est vrai.
CV : Ça ne présage pas forcément de ce qui va se passer par la suite ! Il faut se méfier de l’eau qui dort… (rires)
SV : De toute façon, quand on fait un album, on n’est pas déjà en train de penser au suivant.
CV : Et puis moi, je compose de manière je dirais médiumnique. C’est-à-dire que la musique vient, et il y a des moments où je ne cherche pas à composer. Je ne compose pas, je me mets au piano et là, soudainement, la musique vient. Je suis quelquefois en train de pianoter autre chose, avec le magnéto tournant, il y a quelque chose de nouveau qui arrive ; ça peut être exploitable, travaillé à l’intérieur… Mais je ne cherche pas à composer. Je me lasse très vite d’une composition que, moi, je ferais. (rires) Je préférerais qu’elle vienne d’ailleurs. Une phrase de Sri AUROBINDO le dit très bien : « L’esprit humain est un calice plein qu’il faut vider afin de laisser pénétrer la liqueur divine. » Voilà, j’aime beaucoup. C’est ce que je cherche à faire, être prêt au jour le jour, vous voyez ce que je veux dire ?
SV : « liqueur divine », et non pas liqueur tout court… (rires)
CV : Oh !, toi…
Ça explique pourquoi certaines compositions mettent du temps à émerger, et qu’elles soient enregistrées tardivement…
CV : Oui, il faut le temps qu’elles arrivent à maturité.
SV : On a la chance de ne pas avoir sur le dos des gens, ou un éditeur, qui nous disent : « Bon, il nous faut un album pour telle date… » On a la chance d’avoir cette liberté, depuis la fin des années 1980. Avant, on avait des contraintes…
CV : Je trouve que c’est naturel. Là, on n’est pas pressés, ou soumis à des impératifs…
SV : Je mets un peu la pression quand même…
CV : Je ne voulais pas le dire… (rires)
Orkestraahlkãrtëhl
Kãrtëhl est donc sorti et va être joué dans les prochains concerts… À ce propos, je crois que vous avez un projet un peu particulier en vue ?
SV : Oui, après le concert à Paris aux Folies Bergère et trois dates au Japon, on a fin novembre ce concert à Monaco avec le Philharmonique de Monte-Carlo, qui a demandé un peu de préparation aussi. C’est un projet qui avait été programmé au mois de mai 2020 et qui a donc été annulé. On ne savait pas s’il allait être reporté ou pas. Entre temps, Jean-René PALACIO, le programmateur qui était à l’initiative de ce projet, est décédé. Ensuite, c’est Gérard DROUOT qui, malheureusement, nous a quittés l’hiver dernier. Donc les principaux acteurs de ce projet n’étaient plus là. Mais les gens de Monaco savaient que ce projet tenait à cœur à Jean-René, ainsi qu’au Prince ALBERT, qui était venu nous voir à Juan-les-Pins en 2018, et qui a insisté pour que ça se fasse. Au départ, il y avait deux concerts prévus ; là il n’y en a plus qu’un, dans le cadre d’un festival de jazz, mais bon… c’est quand même un bel événement !
Le projet reste donc le même ?
SV : Le projet a sensiblement évolué dans le répertoire. Parce qu’à l’origine on avait un répertoire un peu plus ambitieux qui demandait plus de répétitions, et on n’a pas pu les avoir. C’était intéressant de mettre ça en route s’il y avait eu deux concerts, mais pour un seul concert ça devenait compliqué. Mais bon, ça va être un beau programme quand même ! Après, il y aura des concerts en 2023, mais on ne va pas en parler maintenant.
Bon, au moins, c’est le signe que la route des concerts a repris.
SV : Oui, oui, bien sûr.
Thoughts about a Jewel
Il y a quelques jours nous avons perdu quelqu’un dont vous connaissiez bien la musique, je veux parler de Pharoah SANDERS, pouvez-vous dire ce qu’il représentait pour vous ?
CV : C’est toute une histoire, franchement. Moi étant fou de la musique de John COLTRANE, forcément j’ai découvert Pharaoh SANDERS avec John, et il est toujours présent parce que j’aime bien Pharoah SANDERS avec John. Moi j’étais fou de cette musique, et pour l’anecdote Pharoah jouait à l’époque avec un pianiste qui s’appelait John HICKS, et je me souviens qu’on avait commencé à travailler sur le premier album de MAGMA. Et John HICKS, que je connaissais, enfin qui me connaissait, voulait monter avec moi un trio de jazz, cette musique que j’aime. Et je trouvais fantastique de travailler cette musique avec ce gars qui me propose de venir à New York jouer en trio avec lui. Et là, ça a été très difficile, parce que c’était mon rêve de jouer cette musique. Et j’adorais le style de John HICKS, pianiste de Pharoah. J’ai dû faire un choix, et j’ai fait le choix de MAGMA puisque de toute manière quand on apprend dans le temps que même McCoy TYNER a fait du piano-bar, j’aurais peut-être fini comme « batteur-bar » ! (rires) Aux balais, peut-être…
Alors Pharoah SANDERS, oui… Tout le monde dit que c’était le dernier de cette époque. Non, il reste Roy HAYNES ! Et on a intérêt à ce qu’il continue encore longtemps. C’est surtout ça.
Vous aviez fait des reprises de Pharoah SANDERS avec OFFERING, il me semble…
SV : On avait fait des citations !
CV : Non, on a joué aussi le thème, là…
SV : Ah ! oui ! À une époque, on a joué en rappel You’ve Got to Have Freedom. (NDLR : cf. le double CD Paris Theâtre Déjazet 1987)
CV : Voilà, c’est ça !
SV : C’est bizarre, j’avais oublié…
CV : Moi aussi. Et quelqu’un m’a dit qu’on avait joué ça ! Et c’est John HICKS qui jouait là-dessus à l’origine, d’ailleurs !
Another Earth
Pensez-vous qu’il y aurait encore de la place à l’avenir pour reformer OFFERING, ou quelque chose qui lui ressemblerait ?
CV : Ah ! Je ne pensais pas que ça allait être cette question !
SV : Ben… honnêtement, ce n’est pas simple parce qu’on est certes là, on ne lâche pas l’histoire, mais… Je ne sais pas pour Christian, mais en tout cas, moi, j’ai besoin de plus de temps pour récupérer. Pour ce qui est de l’énergie sur scène, tout va bien, mais je ne me vois pas faire MAGMA un jour et OFFERING le lendemain. On l’a fait en 2014, mais je ne sais pas si… peut-être Christian ! Moi, je ne suis pas sûre !
CV : Pourquoi ? Moi je me sens… oui ! Je suis toujours très motivé pour ces musiques.
SV : Mouais, ben écoute, je ne sais pas… C’est triste à dire, mais OFFERING suscite beaucoup moins d’intérêt, et trouver des concerts pour OFFERING, ça ne va pas être forcément facile…
CV : C’est ça, le problème !
SV : C’est sûr que si on avait demain quelqu’un qui nous monte une tournée, oui, on considérerait la question. Mais faire isolément un concert au milieu de nulle part pour faire plaisir à quelqu’un, c’est trop compliqué !
CV : Ça me ferait plaisir à moi ! (rires)
SV : Oui, à toi ! Mais c’est trop compliqué.
CV : Quand on a commencé avec OFFERING, en ce qui me concerne, j’avais besoin d’une respiration. On jouait avec MAGMA une musique très structurée. Là, avec OFFERING, c’était la liberté. On allait d’un point à l’autre, avec quelques indications, mais on était beaucoup plus libres, et ça nous apprenait aussi d’autres choses. C’était presque du jazz, moins les formes. Quand on a commencé OFFERING, les gens criaient dans la salle « Christian à la batterie ! Christian à la batterie ! » C’était quand même difficile. Mais après, quand OFFERING s’est arrêté, les gens disaient : « Quoi ? Vous avez arrêté OFFERING, c’est terrible ! » Il en a toujours été ainsi… Quand on a changé réellement pour la première fois de bassiste dans MAGMA, entre Francis MOZE et Jannick TOP – j’élude volontairement le passage intermédiaire –, les gens disaient : « Alors ? Il n’y a plus Francis ? » Sans comprendre que Jannick était aussi un grand, grand bassiste. Et après, c’était : « Ah ? Il n’y a plus Jannick ? », etc. C’est toujours comme ça… Il faut faire avec… Non, moi, je ne redoute rien. Il faut surtout être libre, proposer et ne pas avoir peur. Travailler en permanence.
SV : Et il faudrait qu’on trouve une formule « +++ », parce que moi je me vois mal, avec le groupe qu’on a actuellement, et l’implication de tout le monde, dire : « Bon ben, les gars, rendez-vous dans six moins parce qu’on va faire des trucs avec OFFERING, faites vos trucs perso en attendant ! » Ça, ça me plairait moyennement. Et puis il faut trouver des choses à faire pour tout le monde. Peut-être qu’on peut trouver une formule OFFERING comme on avait fait l’époque du Déjazet, où on était nombreux. Mais bon, il n’y avait pas forcément de guitare, il n’y avait pas forcément autant de voix, ça ne demande pas la même implication…
CV : Je ne sais pas… Est-ce qu’il faut tenir compte de tout ça pour faire ce qu’on doit faire, si on le ressent… ?
SV : Si demain on nous appelle et qu’on nous dit : « Il y a 25 concerts OFFERING dans le monde entier, il y a de super conditions techniques, tout va bien », d’accord… Mais faut pas rêver !
CV : On trouvera bien une partie de guitare, quand même… (rires)
Et puis, dans la formation actuelle, il y a des musiciens qui ont déjà joué dans OFFERING, je pense à Hervé, et bien sûr à Simon…
SV : Oui, oui, bien sûr. On peut tout imaginer, mais…
CV : Simon était un pilier d’OFFERING !
SV : Sûr ! Bien entendu ! Et quelqu’un comme Thierry se fonderait là-dedans sans problème, évidemment…
CV : Après, il faut qu’il y ait la matière et la proposition.
SV : Aux débuts d’OFFERING, on partait sur la route avec rien, on dormait dans les Kultur Fabrik en Allemagne, personne ne gagnait un rond… ça va quand on a trente ans, ça ! Mais bon, moi je m’en fiche je le referais et Christian aussi ; mais je pense qu’il est difficile de demander ça aujourd’hui à des gens qui ont…
CV : Une famille ? des enfants ? Des contraintes matérielles ?
SV : Non, mais par exemple Simon fait beaucoup de choses ; il aime les faire, il est le leader de ses histoires à lui, Hervé aussi, Thierry aussi. Caroline, l’air de rien, elle est prof, elle se met en disponibilité quand c’est possible…. On ne peut pas dire à tous ces gens-là « Bon, demain vous arrêtez tout, on part, et à la bonne franquette, il y aura ce qu’il y aura ! » Je ne me sens plus de proposer ça, quoi !
CV : Je le ferais pour toi ! (rires)
SV : Et puis il faudrait faire ça dans de bonnes conditions, surtout.
Un homme… une batterie ?
Qu’est-ce qui fait qu’OFFERING est moins prisé que MAGMA ? Est-ce le fait que ce soit plus orienté jazz ? Le public et le circuit jazz ont-ils vraiment répondu à l’appel ?
SV : Non, le circuit jazz n’a pas répondu.
CV : De toute manière, il n’y a plus de jazz. Qu’on en joue au festival de Vienne ou ailleurs, je n’ai pas écouté de mesures de jazz…
SV : Il y a une sorte de mic-mac de pleins de trucs. À l’époque d’OFFERING, les gens de MAGMA disaient : « Ah ! Mais c’est pas du MAGMA ! » Ils n’étaient pas branchés. Maintenant, il y a beaucoup plus de gens qui regrettent de ne pas avoir connu et de ne pas avoir vu OFFERING et qui aimeraient bien maintenant. Donc il y aurait probablement plus de monde qu’à l’époque qui viendraient aux concerts. Mais il y a toujours cette arlésienne : « Ouais, on veut Christian à la batterie, gnagnagna… »
CV : Bof…
SV : Ah ! Si, si si, quand même ! Chaque fois qu’on a fait un projet où Christian n’était pas à la batterie, c’était compliqué. Par exemple, il y a eu en 1995 ce spectacle pour enfants qui était vraiment génial, c’était un beau spectacle avec des décors, des tas de choses… (NDLR : cf. le CD À tous les enfants)
CV : Ah oui !
SV : Je me souviens de certains jours où, au petit théâtre Kiron où on a joué trois semaines, il y avait trois pelés et même pas deux tondus.
CV : Le dernier soir, je crois qu’il y a eu un peu plus, genre une vingtaine ou une trentaine de personnes…
SV : Oui parce que Sylvain SICLIER nous avait fait un beau papier dans Le Monde et ça a fait venir un peu de gens. Mais je me souviens d’un jour où un type est arrivé dans la salle, un peu tôt par rapport à l’heure du spectacle, il a remarqué qu’il n’y avait pas de batterie sur scène et a lancé : « Ah ? Il n’y a pas de batterie ? » Et il est reparti ! Donc ça résume.
Ces dernières années, il y a quand même eu quelques concerts de Christian en piano solo de temps en temps…
CV : J’en ai un de prévu le 3 décembre…
SV : C’est un concert privé.
CV : En plus ! Oui, bon… On y mange bien dans les concerts privés, je crois ? (rires)
SV : C’est un concert à l’initiative d’une amie chef d’orchestre avec qui on avait eu un projet dans les années 1980, Nathalie MARIN, qui était l’assistante de Michel TABACHNIK et qui, depuis un certain nombre d’années, ne travaille quasiment qu’en Amérique du Sud, où elle dirige des orchestres. Là, elle est en France pour un moment, et elle organise un concert privé.
Sinon, pas d’autres propositions ?
CV : Non.
Ce n’est quand même pas parce que la structure est trop lourde ?
CV : C’est ce que j’allais dire !
SV : Non, mais ce n’est même pas un argument !
Il y a donc une méconnaissance de ce projet ?
CV : Idem papillon pour le trio où je joue avec Manu BORGHI…
SV : Est-ce qu’il faut mettre ça sur le compte de cette histoire de Covid, où tellement de choses ont été reportées, tellement de concerts reprogrammés… ? Il n’y a pas beaucoup de place en ce moment. Mais ça va peut-être se normaliser à partir de l’année prochaine, où on devrait revenir à une situation un peu plus normale. Mais là, en 2022, il fallait vraiment s’accrocher…
Les gens ont eu du mal à revenir dans les salles de spectacle d’une manière générale…
SV : Voilà ! Pareil pour les sorties d’albums ! Il y a eu je ne sais pas combien de sorties d’albums cette année, que les gens attendaient il y a deux ans… Si on sort un album qu’on ne peut pas défendre sur scène, ce n’est pas tout à fait la même chose… Du coup, ça s’est bousculé ce dernier trimestre, ç’est un peu la folie. On verra bien…
Coltrane’s Sound
Christian, vous disiez tout à l’heure qu’il n’y a selon vous plus de jazz. Que voulez-vous dire par là ?
CV : Que dire… ? Sur l’épisode du jazz, c’est compliqué. C’est une musique qui me nourrit. J’ai besoin de pratiquer cette musique. Je parle du jazz. C’est pas un problème de traditionnel. C’est un problème de forme. Et contrairement à ce que disent beaucoup de musiciens… j’en parle là, parce que, quand même, c’est important… Aujourd’hui encore, particulièrement en France, les gens survolent notamment la musique de John COLTRANE, mais n’ont pas plongé à l’intérieur de son travail et de sa construction. Bien des gens disent : « Oui, John COLTRANE, c’est « free » ! » C’est absolument faux.
Je viens de travailler avec des gens et, très souvent, sur certaines périodes, on jouait sur très peu d’accords, mais les formes intérieures étaient respectées. C’était quand même des cycles. Et je leur demandais pourquoi on ne se retrouve jamais tout à fait à la fin, à la « coda ». Réponses : « Bah oui, moi je joue le thème, qui est superbe, ensuite je joue free. » Et l’autre me dit : « Moi je joue sur huit mesures, ou sur quatre. » Je leur ai dit : « Mais attendez, ce sont des cycles de seize mesures ! » Sauf qu’on ne ponctue pas à chaque fois sur seize avec un bon temps fort ; non, pas du tout. Ça tourne dans tous les sens. Et John COLTRANE travaillait dans ces formes-là évidemment, mais il faut décrypter, y passer du temps. Et pour que la musique de John existe encore et évolue, je pense que les gens devraient se pencher plus sur ces formes… On n’ouvrira certes pas la nouvelle porte à l’instant, mais il faut connaître cette chose qu’est le jazz et peut-être qu’à un moment donné quelqu’un aura un éclair.
J’ai écouté une fois un groupe américain aux États-Unis – malheureusement, je n’ai pas noté son nom – qui jouait une forme de jazz hyper intéressante. Je pense qu’il faut travailler sur des voies parallèles. Vous voyez ce que je veux dire ? Là, il y a des choses nouvelles à trouver dans cette musique tout en gardant cette ambiance de sons, de musique…
Il y a des choses à trouver encore, mais il faut plonger, travailler et travailler ça encore, et ne pas dire « le jazz, c’est terminé ». C’est un peu ce qui se passe. Moi, ce que j’écoute n’est pas du jazz, et étonnamment même de la part de ceux qui en ont fait beaucoup. Je peux en parler, je n’ai absolument pas peur des noms : les groupes de Wayne SHORTER, par exemple… Et pourtant, il joue avec des musiciens de pointe ! Mais c’est de la musique frustrante. Derrière, on sent que ça ne demande qu’à décoller, un peu comme les gospels, les gars sont en transe, on a envie de leur dire : « Calmez-vous ! Calmez-vous ! » Ils jouent huit mesures, whaaaou !, et hop ! on passe à autre chose ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est tout ça qui m’interroge… Il y a quelque chose, une nouvelle chose… On a toujours dit « à partir de là, on ne trouvera rien d’autre ».
À l’époque où John COLTRANE est arrivé, il y avait Sonny ROLLINS qui était très prisé. Très jeune, quand j’ai découvert John COLTRANE, ma mère étant très mélomane, elle connaissait beaucoup de musiciens de pointe du monde entier ; elle m’a même présenté Elvin JONES, qui était un ami, son meilleur ami. Tout le monde disait « John COLTRANE ? Non, il n’a pas de son ! » Quand on est jeune, ça fait très mal d’entendre ça. « McCoy TYNER n’a pas de technique ! » (rires) Je ne citerai pas les noms parce que là, ça ferait peur… Un autre batteur très, très connu, qui sévit toujours, m’a dit : « Oh ! Elvin JONES, il se plante toutes les huit mesures ! » Mais Elvin JONES ne ponctuait pas, il jouait, tout simplement, un truc qui était complètement étranger à ce qui pouvait se passer ailleurs. « Non, il ne joue pas dans le temps, ou dans le tempo… » J’ai tout entendu ! Quand on est gosse, c’est terrible ! On se dit : « Je me trompe ? C’est impossible ! »
Je recevais cette musique comme un océan et ne cherchais pas à analyser. Or, ces gens qui étaient déjà bien en place sur Paris, essayaient d’analyser, mais au premier degré. Ce n’est pas comme ça… C’est un sacerdoce. Vous comprenez ?
J’en étais à Sonny ROLLINS, donc… Quand John est arrivé, il avait trouvé le truc. Ça s’était passé à New-York : tout le monde a dit « John COLTRANE a dépassé le « Bird » (Charlie PARKER). Ça a été la ruée vers le club où jouait John ! Quand ROLLINS a entendu ce qu’il jouait avec ses musiciens, il a arrêté de jouer du sax pendant cinq ans ! (sourire) Cinq ans ! ROLLINS !
Il a été traumatisé…
CV : Ah ouais ! Bon, depuis, il a repris. (rires) Pharoah, qui nous a quittés, bon évidemment… Un jour, je l’ai écouté, il rejouait des standards ; il fallait qu’il revienne à la case départ, quand même ! J’étais allé à un concert au New Morning, je crois, et il reprenait beaucoup de standards de John. Mais c’est pas son truc, il faut admettre. Et je le voyais, c’est pas… – attention au terme – mais pour moi, c’était balbutier, réapprendre comment on pratique un standard, parce que c’était pas son truc. Je suis allé le voir dans la loge, et je lui ai dit : « Alors ? On fait sa B.A. ? » Ce n’est pas passé du tout ! (rires) Le pauvre… J’avoue franchement que j’avais dit n’importe quoi ! Je connaissais les standards joués par John, et je sentais qu’il s’évertuait à faire au mieux possible, mais évidemment il n’avait pas la science de cette chose des standards. Il a pratiqué pour l’avoir aussi, bien entendu, mais ce n’est pas comme ça qu’on l’a connu.
On me dirait : « C’est curieux, on n’a jamais entendu d’erreurs de la part de John ! » Mais c’est sûr qu’il en a commises dans certains soli ! C’est le problème de son agilité dans l’espace, dans le rythme dans toutes les choses, et harmoniques, qui fait que s’il faisait un impair, il groupait cette note avec d’autres, donnant l’impression que c’est celle qu’il voulait jouer. Et non pas écouter sa « blue note ». Et pendant ce temps-là, la musique défile. Saisir la note au vol, et en faire de la musique. Ça, c’est de l’art. C’était un grand musicien. Je voulais préciser cela.
Messe pour John
Il reste donc encore des territoires à explorer ?
CV : Ah ! Oui ! Pour moi, il y a des ouvertures possibles. Donc je poursuis l’histoire, quoi qu’il arrive. Si demain on me propose du travail dans cette formule, je plonge ! Pour apprendre, apprendre et apprendre.
Cette période a été extraordinaire parce que John a bien déblayé le terrain… Je ne dis pas que son quartette s’essoufflait ; mais Elvin JONES ne supportait pas de jouer à deux batteurs et McCoy TYNER est parti pour une histoire que je ne connais pas… Au bout d’un moment, pour moi, le quartette était immortel et définitif. Donc j’achetais les disques au fur et à mesure, et je ne regardais même plus les noms. Le John COLTRANE QUARTET, c’était McCoy TYNER, Jimmy GARRISON, Elvin JONES ; pour moi c’était clair, tout le temps !
Soudainement arrive un nouveau disque, je le pose sur la platine, je me dis « Wouah ! McCoy a trouvé un nouveau truc insensé ! Quant à Elvin, étrange ce jeu, extraordinaire là aussi !Et en fait c’était Alice COLTRANE et Rashid ALI ! Comme quoi c’était ce qu’on attendait, aussi ! C’est extraordinaire ! Là, j’ai dû regardé la pochette… « Rashid ALI, qui est ce gars ? Alice, bon… Alice COLTRANE, bien sûr, mais… Et Pharoah SANDERS, bien entendu ! C’était ce que la musique demandait, finalement. Comme quoi John ne s’était pas trompé. Mais c’était tout à fait normal. Moi, j’ai vécu ses transformations en temps et en heures. Et même les quelques concerts qu’il a pu faire, notamment ce concert à Paris où il a été sifflé largement, ça a été terrible ! Tous en sont revenus…
Pour moi, c’est important de parler de cette chose parce que ça me nourrit toujours. Et je découvre toujours à l’intérieur de la musique de John encore et encore des choses. Et ça m’apprend. Pour MAGMA, pour tout ce que je fais. À mon niveau, ça m’apprend énormément. J’ai des périodes, des cycles, où je vais écouter à nouveau cette musique, ou des périodes où je réécoute à nouveau du classique. J’ai un ami qui connaissait beaucoup de choses mais pas le classique. Je lui ai fait découvrir tous les classiques, en passant évidemment par STRAVINSKY, BARTOK, MESSIAEN, et il a découvert des mondes… Je lui ai dit quelquefois : « Ah ! J’aimerai être dans tes oreilles ! » Parce que là, je lui ai fait écouter le fin du fin. Et ça doit être extraordinaire. Nous, on a découvert progressivement. J’ai été initié très jeune. J’ai écouté les Concertos brandebourgeois quand j’avais quatre ans. Je les accompagnais avec un tambourin ! Incroyable !
Crossroads
Quand on repense au parcours de John COLTRANE, qui est parti comme une flèche, c’était quand même une époque où il était possible de jouer ces musiques-là et… est-ce qu’on a été plus loin, finalement ?
CV : Non. Après John COLTRANE, on n’a pas été plus loin. Ni au niveau du son, ni dans ce qu’il a fait, et tout… Après, c’est compliqué. J’ai une petite anecdote : un jour, mon meilleur ami, qui est guitariste, m’a fait écouter Eric CLAPTON, qui jouait dans CREAM. Je ne connaissais pas. Lui, il avait écouté CLAPTON. Il m’a fait écouter CLAPTON. Moi, de mon côté, j’écoutais John COLTRANE, j’étais imbibé de lui, et donc je lui ai fait écouter John. Il me dit « Oh ! Non, c’est de la musique d’intellos !, etc. » « Ah Oui ? » À ce moment-là, j’ai pas trop accroché à CLAPTON. Aujourd’hui, j’apprécie beaucoup plus ; mais à seize/dix-sept ans, je lui ai dit : « Non franchement, là, au bout de trois mesures, il n’a plus rien à dire ! » Alors que John COLTRANE, pour moi, c’était un univers, chaque phrasé était une symphonie… On est restés en bise-bille avec ça…
Et puis un jour, sur scène avec MAGMA, quelqu’un me dit : « Il y a une personne qui voudrait te saluer. » « Oui, pas de problème, bien sûr. » Et on me présente Eric CLAPTON ! C’était un fan… Je lui dis « Enchanté ! » avec tout le respect, ayant fini par apprendre à apprécier beaucoup plus sa musique. Et je lui dis : « Excusez-moi, mais j’ai une petite question à vous poser : à l’époque de CREAM, qu’est-ce que vous écoutiez, comme musique ? » Il me répond d’emblée : « Moi ? John COLTRANE. » C’est dingue, cette histoire ! J’avais soupçonné des choses dans des thèmes comme I Feel Free, où, il frise les quarts de ton, mais contrôlés. Je me disais « Il y a quand même quelque chose… » Mais en fait je ne savais pas qu’il écoutait aussi du COLTRANE.
Les rockers américains écoutent du jazz, du classique ; beaucoup m’ont parlé de DEBUSSY. Ici, le problème, c’est que les musiciens de rock écoutent du rock. Alors que les rockers américains, ou anglais, ou autres, écoutent de tout. Vous comprenez ce que je veux dire ? C’est extrêmement important, ça ! Ils s’enrichissent. C’est naturel pour un musicien de le faire. Après, ils ont fait le choix de jouer ce qu’ils jouent, mais derrière il y a énormément de choses, qu’on peut capter quelquefois dans la manière d’interpréter, d’exposer certaines choses. C’est important de dire ces choses-là. Il faut initier les gens de ces musiques-là, particulièrement en France, à écouter autre chose ; s’enrichir. Sachant que les gens qui les écoutent, eux, connaissent d’autres univers de musique…
Quel que soit le domaine, il faut chercher à s’enrichir, à découvrir, à se mettre en situation aussi, prendre des risques en permanence.
Chaque soir, je prends des risques. Forcément. Évidemment, je ne mets pas le groupe en danger, pas à ce point-là mais… il y a la prise de risques. Je découvre qui je suis, où je peux aller, jusqu’où… sans aller trop loin.
Croyez-vous qu’avec MAGMA il y ait encore des nouveaux publics à conquérir, ou des publics qui captent ?
CV : Il y a énormément de groupes métal, comme on dit, qui sont des fans de la musique de MAGMA. Notamment un très connu, le bassiste de METALLICA ! Chaque fois ou presque qu’on joue dans son fief en Californie, il vient ! La dernière fois, il est même venu avec toute sa famille, tous ses cousins ! On a pris des photos ensemble. J’avais repéré une fresque de GERONIMO, car il est à moitié Amérindien. Il avait défait son bandeau, il m’a attrapé par le cou, et on a fait une photo sous la fresque de GERONIMO, avec tous ses cousins qui tapaient la mesure… Je lui ai dit : « Ah ! J’aimerai bien avoir une photo avec toi ! » Finalement, je ne l’ai pas, mais tôt ou tard… Vraiment, le bassiste de METALLICA est un fan. À tous les concerts de MAGMA où il peut aller, il vient.
Spiritual
Pensez-vous que ces « nouveaux publics » ont saisi l’essence jazz de MAGMA ?
CV : Ils ont saisi quelque chose qui leur convenait… l’intensité sans doute. Moi, j’appelle ça le côté vibratoire ; mais attention, pas le côté « good vibrations », on n’en est pas là, ce n’est pas ça que je veux dire. Vibratoire, ça veut dire la sensibilité par rapport au rythme intérieur. On peut diviser la mesure en double-croche, ou quelque chose comme ça, faux ! (…) La musique, c’est dans l’infinitésimal… le macroscopique. C’est infini à l’intérieur.
C’est comme sentir un gars qui pêche les notes dans l’espace, comme je le disais de John COLTRANE, parce qu’il a une science intérieure, et on apprend sans cesse. Quand je marche, je pense aussi en musique. Je ne marche pas comme quelqu’un par exemple qui, soudainement, se met au saxophone ou à la batterie, devient musicien quand il essaie un instrument. Non, je marche, je suis DANS la musique, en permanence. On ne devient pas soudainement habité, genre trois/quatre… Sans cesse DANS la musique… Marcher, comme avancer à pas de lynx, vous voyez ce que je veux dire ? Pas de coups disgracieux dans le toucher, quel que soit l’instrument. Le Toucher ! Pas poser son verre comme ça, clac ! Non : poser (il siffle doucement) en souplesse. Tout ça fait partie de la musique. En permanence. Le Toucher, toujours… Ça, c’est essentiel également.
Je voyais quelquefois certains batteurs poser dans l’espace un fût. Le geste ne suffit pas, il faut le sentir. J’appelle ça – je l’ai senti il y a un paquet d’années déjà – le « lappé », comme un chat. Et là, on a un son qui ne s’ouvre pas que verticalement, mais multidirectionnel, tel un éventail. Le son s’ouvre. Sinon, il est fort mais droit, comme un I, mais raide.
Ma mère, très mélomane me disait toujours, quand je lui demandais ce qu’elle pensait d’un concert que j’avais fait : « Mon fils, tu joues même encore plus fort qu’Elvin ! » « Mais c’était pas fort là, tu as entendu le son ? » « Justement, c’est très fort, même plus fort qu’Elvin… au niveau du « frappé » ! » (Je n’aime pas dire ce mot.) « Mais le son ? Tu n’entends pas le son ? » On ne s’était pas bien compris… Travailler le son, bien sûr. Ne pas « corser » la musique. C’est très, très important, le toucher. Ça s’apprend avec le temps, ou ça vient.
Moi, ça m’est arrivé en jouant une ballade, après avoir joué un morceau excessivement rapide. Je ne sentais plus mes mains, j’ai posé les baguettes sur la cymbale, et elles se promenaient sur elle… Là, j’ai senti le truc. Après, il faut de la pratique encore, mais de l’avoir touché, senti… ! Le travail commençait là. Pourtant, je n’avais pas deux ans de batterie. Mais c’est ce que je cherchais. Je le cherchais une grande partie de ma vie à ce moment-là, et soudainement c’est venu. Après, il y a tout le travail qui commence à nouveau. C’est génial, parce qu’on pourrait se dire :« Je vais où, maintenant, par rapport aux possibilités techniques, ou autres ? » Tu vois la fin arriver…
Et si les dieux me permettent de vivre jusqu’à l’âge de Roy HAYNES (et encore, on lui souhaite longue vie !), lui qui, à 90 ans, joue presque comme un jeune homme… Pourquoi ? Parce que tout est fait en souplesse, en toucher délicat à l’intérieur. Avant, on s’évertuait à jouer avec les nerfs, avec les muscles. Là, si je sors d’un concert, je serai trempé, mais je n’éprouverai aucune fatigue musculaire ; tout est joué en souplesse à l’intérieur, même si, extérieurement, ça semble terriblement heurté. Tout est fait en souplesse, alors qu’à l’époque, je sortais les bras tétanisés, etc., terminé ! Et pourtant je prends de l’âge, mais je suis beaucoup moins fatigué qu’auparavant. C’était important d’en parler.
Merci pour tout, Christian et Stella VANDER !
Article et Entretien réalisés par Stéphane Fougère
Photos concerts : Sylvie Hamon
Site : www.seventhrecords.com