MARCHAND / MENNETEAU / LANGE – Hiri

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MARCHAND / MENNETEAU / LANGE – Hiri
(Musiques têtues)

Ce n’est un secret culturel pour personne : la Bretagne est une Terre de danseurs, et donc un vivier de musiques à danser. On a tous en tête l’image de ces festoù-noz ruraux où les participants dansent au son d’un duo biniou-bombarde. Mais quand il n’y a pas de sonneurs ou de musiciens, croyez-vous que cela arrête les « fest-noceurs » ? Non. Il suffit qu’il y ait dans l’assistance de bons chanteurs ou chanteuses qui aient le sens du rythme et des voix audibles. De même qu’il y a de la musique à danser, il y a aussi du chant à danser. Et pour faire perdurer l’enthousiasme des danseurs, il existe une technique de chant « a capella » imparable : le « kan ha diskan », expression que l’on peut traduire par chant / contrechant ou chant / rechant.

Elle nécessite au moins deux chanteurs (voire plus), celui qui démarre étant le « kaneur » (meneur) et celui qui lui embraye le pas étant le « diskaner » (répondeur). Le premier interprète seul une phrase mélodique et, sur les derniers temps (ou dernières syllabes) de la phrase, le second reprend la même phrase, seul là encore, puis le premier reprend là encore sur les derniers temps pour entamer la deuxième phrase, et ainsi de suite. Ainsi, chaque chanteur assure alternativement les rôles de kaner et de diskaner. Les deux acolytes ne chantent donc jamais à l’unisson, sauf sur les derniers temps d’une phrase, qui font l’objet d’un chevauchement subreptice mais bien audible connu sous le terme « tuilage ».

C’est ce dernier qui fait la singularité de cette technique ; il est indispensable pour assurer la continuité du rythme et pour relancer l’excitation des danseurs. Le tuilage distingue le kan ha diskan, particulièrement utilisé en Haute-Cornouaille (en Centre-Bretagne), du chant à répondre pratiqué en Haute-Bretagne ou dans le pays vannetais, où un chant entamé par un meneur est repris par d’autres personnes sans cet effet de tuilage.

Bien que cette technique du kan ha diskan ait été décrite depuis la fin du XIXe siècle (son origine est donc assurément plus ancienne), elle n’a été inscrite à l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel français que depuis 2013. Et singulièrement, en dépit du regain d’intérêt dont la musique bretonne a bénéficié et de sa médiatisation cette pratique issue d’une longue lignée de transmission exclusivement orale n’a pas souvent fait l’objet d’enregistrements discographiques exclusifs. Les disques des sœurs GOADEC ou des frères MORVAN, illustres références historiques du genre, enregistrés dans les années 1970, sont déjà loin.

Le disque Hiri, publié par un vaillant label associatif de Rostrenen, dans les côtes d’Armor, vient combler un manque dans le marché actuel de la musique bretonne enregistrée en matière d’enregistrements de kan ha diskan, en même temps qu’il met en valeur trois figures illustres du chant populaire breton, Erik MARCHAND, Éric MENNETEAU et Youenn LANGE.

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Chacun d’eux incarnant une génération différente, leur réunion a un caractère intergénérationnel en même temps qu’elle est un symbole de passation pour cette technique vocale qui, il y a encore un siècle, relevait de la pratique familiale. Au bouche à oreille d’antan – qui était le mode d’apprentissage dominant dans la première moitié du XXe siècle – s’est substitué le collectage avec l’apparition et la démocratisation des magnétophones à cassettes dans les années 1970.

Erik MARCHAND fut à cette époque l’un de ces chanteurs à la démarche volontariste et désireux d’acquérir un répertoire personnel, ainsi qu’un certain Yann-Fanch KEMENER, avec qui Erik MARCHAND a souvent pratiqué le kan ha diskan sur les scènes bretonnes, leur duo ayant incontestablement suscité des vocations. Et c’est du reste auprès d’eux qu’Éric MENNETEAU a façonné sa pratique, et c’est auprès de lui qu’a appris et pratiqué Youenn LANGE (lequel a récemment pris la place laissée vacante par la disparition de Yann-Fanch KEMENER dans le groupe BARZAZ ; il n’y a pas de hasard…).

Chaque nouvelle génération a ainsi appris de l’ancienne, et chacun de ces trois chanteurs représente un lien essentiel dans la chaîne de transmission du kan ha diskan. Ce dernier étant avant tout une pratique de scène, on pouvait s’imaginer que le disque Hiri avait été capté lors d’un fest-noz fiévreux et agité comme il en existe des dizaines et des dizaines en Bretagne, mais c’est contre toute attente dans un studio qu’il a été enregistré.

Cependant, ledit studio fait partie d’un multiplexe, conçu dans les murs de l’ancienne salle de bal du bourg de Paule, entre Carhaix et Rostrenen, et baptisée l’El Dorado. Le maître des lieux n’est autre que Jaochim MOUFLIN, un passionné de musiques doublé d’un musicien autodidacte qui a déjà assuré l’enregistrement d’autres disques du label Musiques têtues. Pour enregistrer Hiri, il a pris soin d’installer un bout de parquet dans le studio afin d’y convier quelques danseurs, de manière à éviter à nos trois chanteurs de « performer » dans le vide, ce qui n’aurait pas eu grand sens. De fait, Hiri est un faux album live qui a quand même été enregistré dans les conditions du live, avec l’ambiance inhérente, et que l’on perçoit bien en arrière-plan des chants !

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L’album contient quinze titres qui ont été regroupés en trois « suites », chacune représentant un style de kan ha diskan : la première forme une suite Dañs tro (style gavotte, le plus répandu), la deuxième une suite Dañs Vañch (style plinn) et la troisième une suite « Tro Blavez » (style fisel ou Vañch). La première suite est interprétée par le duo MARCHAND/MENNETEAU, la deuxième par le duo MENNETEAU/LANGE et la troisième par le duo MARCHAND/LANGE. Sur le dernier chant, les trois chanteurs sont néanmoins réunis, comme pour marquer cette passation intergénérationnelle.

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Outre qu’il expose trois styles de kan ha diskan et trois timbres distincts de voix, l’album présente une sélection de chants dont les paroles sont reproduites dans le livret en version bilingue breton et français. Ces chants brassent plusieurs thèmes émanant de la culture bretonne populaire : on y parle d’amour, romantique (Boñjour deoc’h plac’h yaouank, Ar c’hogig bihan) ou coquin (Lavar din-me petra ‘peus graet, Me ‘am boa bet ur wregig koant, Kanaouenn ma mestrezed), on y évoque des drames sociétaux (la misère dans Bloa’ 1932, le viol dans D’ar bemp warn-ugent a viz du), on y écoute les aléas de certains personnages (un sale gosse dans Ar pôtr bihan savant ha disoursi, un détenu dans Chañson ar prizonier), on y raconte des moments de joie et de liesse (la fête dans Fest-noz Pellan), on y invite à ne pas voter idiot (Son ar vot) et, tant qu’à faire, on y salue les Bretons de Basse-Bretagne (Bretoned Breizh-Izel). Et on y remarque que ces chants de la vie d’autrefois et ces histoires d’événements survenus hier ont encore une résonance aujourd’hui.

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De fait, le titre de l’album Hiri, qui signifie justement « aujourd’hui » en breton, peut s’appréhender à différents niveaux. Oui, on y parle de vies et de faits passés, oui, le style de chant qui y est exposé ne date pas d’hier, mais à écouter la faconde et à se laisser porter par l’énergie déployées par Erik MARCHAND, Éric MENNETEAU et Youenn LANGE, on se persuade bien vite que le kan ha diskan n’est pas une antiquaille embaumée, mais bien une forme d’expression dynamique et bien vivante d’aujourd’hui, et le sera sans nul doute encore demain !

Stéphane Fougère

Page label : https://musiquestetues.bandcamp.com/album/hiri

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