Margaux LIÉNARD – L’Euphonie des coquecigrues
(La Cahute Production)
Ni vues ni connues sont les coquecigrues. Normal, diront les incrédules, puisqu’il s’agit de créatures chimériques. Mais ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas été vues qu’elles ne peuvent pas être entendues, ni même – encore mieux – écoutées. C’est pourquoi la violoniste et chanteuse Margaux LIÉNARD, convaincue de leur présence et de leur existence, a décidé de porter leur voix. Car après tout, si invisibles qu’elles soient, les coquecigrues ont une histoire au moins littéraire dont l’origine remonte à François RABELAIS, qui y fait allusion dans Gargantua. Et si l’on se pique d’étymologie, dans le mot « coquecigrue », il y a coq, il y a grue, et il y a ciguë, à moins que ce ne soit cigogne, ce qui nous fait une belle triade volatile. De là à penser qu’avec la coquecigrue on a trouvé l’oiseau rare, il n’y a qu’un pas, ou plutôt un battement d’aile.
Car à sa manière et au regard de son parcours musical, Margaux LIÉNARD est elle aussi un oiseau rare. Son nid se trouve dans les Hauts-de-France, dans cet arrondissement du département du Nord connu comme Avesnes-sur-Helpe, ou plus simplement l’Avesnois, une région forestière proche des Ardennes et dont la particularité est d’être une structure intercommunale (EPCI).
Issue d’une famille de musiciens, Margaux LIÉNARD a été initiée au violon dès l’âge de six ans et, après avoir obtenue son Diplôme d’études musicales en cursus classique, jazz et musique irlandaise, a découvert le monde des musiques de tradition orale sous l’influence de violonistes renommés tels que Christophe DECLERC, Jean-François VROD et Vincent LEUTREAU. Elle s’est alors nourrie de musiques d’ici et d’ailleurs, de l’Auvergne à l’Irlande en passant par la Scandinavie, et ce jusqu’aux portes de l’Orient et ses quarts de ton.
À l’instar de son alter ego irlandais Caoimhin O’RAGHALLAIGH (THE GLOAMING, THIS IS HOW WE FLY), Margaux a jeté son dévolu sur le « hardanger d’amore », autrement dit le « violon d’amour », un violon à cinq cordes traditionnelles augmenté de cinq cordes sympathiques. Avec ses cordes violoneuses, elle s’est investie dans plusieurs créations de musiques vivantes et métissées, puisant dans la matière bretonne et québécoise avec ORMUZ, dans le répertoire klezmer pour le quatuor BUBBEY MAYSE, retrouvant la manne irlandaise avec RAMBLE DITTIES, racontant des histoires de violons avec Christophe DECLERC, égrenant diverses inspirations folk et blues avec Julien BIGET, et allant jusqu’à grimper dans les sommets himalayens avec le trio tibéto-français KYAB YUL-SA.
Tous ces voyages ne l’ont pas empêché de se pencher également sur le patrimoine populaire de sa région natale de l’Avesnois-Thiérache, dont il faut bien admettre qu’il a été une source peu explorée des collecteurs de pratiques musicales régionales françaises, au point qu’on a failli le croire perdu. Des documents attestent pourtant de l’existence de ce patrimoine sonore, qui contient notamment des « guinches » (des airs de danses issus des fanfares et harmonies locales du XIXe siècle et des plus anciennes musiques de contredanses) et des chants d’amour, de fêtes, de travail et de nourrices communs aux provinces du Hainaut, de l’Artois, du Cambrésis, en Thiérache et jusqu’en Hainaut belge.
C’est de ce répertoire traditionnel, auquel Margaux LIÉNARD ajoute ses propres compositions, qu’est constitué la création l’Euphonie des coquecigrues, initiée en 2019 et déclinée après deux ans de résidences en spectacle et en disque. Et parce qu’une coquecigrue vole et « cante » le plus souvent en groupe, Margaux LIÉNARD, flanquée de son hardanger d’amore, a elle aussi muté sa voix « coquecigruenne » (ou coquecigruesque » ?) en un quatuor baroque, de manière à aboutir à une combinaison harmonieuse de sons et de chansons, justifiant ainsi le titre l’Euphonie des coquecigrues.
Elle est donc dans ce projet entourée par Élise KUSMERUCK au violon, Ariane COHEN-ADAD au quinton et Clara FELLMAN à la viole de gambe, toutes suppléant également au chant. En bon observateur averti de la faune volatile, Julien BIGET assure à cette « consœurie coquecigruesque » (ou coquecigruenne ?) ses conseils artistiques avisés.
Sur scène, on peut voir les musiciennes, en bonnes représentantes « gallinacéennes », perchées sur un kiosque à musique ou envolées d’une fanfare imaginaire. Sur disque, on assiste avec ravissement à leurs migrations violoneuses et vocales à la fois complexes et légères, effectuant des trajets culturellement polyglottes.
À des poésies et des chants populaires du Hainaut et du Cambrésis (La Fille au cresson, Hier au soir, Là-haut sur la montagne, y a-t-il un Eûsiau) s’ajoutent une ritournelle wallonne saccadée (Suite d’Arguèdènes de Sivry-Rance, en clin d’aile au quatuor cuivré À RÂSE DÈ TÊRE) et un thème flamand (l’euphorique Polka van Elewijt) exhumé en son temps par le QUATUOR FANFARE (en fait un quatuor à cordes initié par Christophe DECLERC et auteur d’un enregistrement en 1986 publié exclusivement en K7).
Les compositions de Margaux LIÉNARD révèlent pour leur part des inspirations littéraires où planent les ombres d’Italo CALVINO (Zobéïde et son rêve babélique) et de René BARJAVEL (Colomb de la lune, au scénario digne d’un film de MÉLIÈS).
Et parce que nos coquecigrues euphonisées ont le goût de l’exploration hors des frontières, on retrouve ça et là des thèmes aux accents scandinaves (Baroco, La Sensible) et roumains (Strigaturi).
Concomitamment, les migrations tantôt enjouées tantôt attristées, souriantes, dansantes ou rêvasseuses, de nos coquecigrues « euphonisées » font découvrir en filigrane une dimension poétique dominée par un bestiaire volatile où l’on croise de grands échassiers, des oiseaux de nuit, un oisillon fraîchement sorti du nid, des alouettes en miroir, et autres « eûsiau qui cante »…
Par son répertoire, aussi ancré qu’aventureux, et la finesse et l’entrain des arrangements du quatuor, L’Euphonie des coquecigrues fait montre d’un bel et rare esprit de séduction qui nous soulève à tire-d’aile. À l’écoute de cet album, on se convainc facilement que regarder voler des coquecigrues vaut bien mieux que de se faire des illusions…
Stéphane Fougère