Musiques Traverses et Horizons en 400 disques – Philippe ROBERT
(Le Mot et le Reste)
La maison d’édition marseillaise Le Mot et le Reste, créée en 1996 et tournée majoritairement vers l’édition musicale de grande qualité, a publié le premier ouvrage de Philippe ROBERT en 2006 intitulé Rock, Pop un itinéraire bis en 140 albums essentiels. Cet ouvrage, sorte de bible parallèle des « musiques de l’ombre », se voit en 2021 rééditée et augmentée considérablement avec, pour cet auteur protéiforme et exigeant, un spectre très large allant des années 1950 à 2020 décliné en 400 albums de tous genres, qu’on pourrait qualifier de musiques indépendantes et de traverses pour auditeur érudit.
Musiques indépendantes en effet, comme un aveu ironique de ce que seraient les autres musiques : dépendantes, soumises aux diktats du marché, de la rentabilité rapide et obsolète, à la consommation éphémère et à la qualité parfois malmenée, souvent douteuse et toujours en phase avec les attentes du consommateur peu scrupuleux.
Ces musiques de traverse, dans la première édition de l’ouvrage, étaient bien rangées par ordre alphabétique et faisaient le compte exhaustif et à part sensiblement égale de tous les courants apparus depuis le début des années 1960 jusqu’à la parution du livre. L’auteur précisera à l’époque avoir volontairement écarté et fait l’impasse sur la scène française (pour mieux y revenir dans la suite de TROIS ouvrages Agitation Frite parus chez Lenka Lente en 2017 et 2018), ainsi que les musiques soul, gospel, reggae et autres.
Le guide, faisant la part belle aux artistes « qui ne font jamais les couvertures des magazines mainstream » développait une chronique pour chacun des albums « essentiels » d’un artiste choisi, agrémenté d’une discographie fouillée du nominé ainsi que d’une indispensable et malicieuse notule intitulée « Également conseillés » qui ouvrait de façon subjective des liens avec d’autres univers ou influences et d’autres références voisines du catalogue ainsi sélectionné.
En 2021, soit 15 ans plus tard, Philippe ROBERT, fort de plus de huit ouvrages chez Le Mot et le Reste et notamment : Musiques Expérimentales en 2007 ; Post Punk et No Wave en 2010 ; Folk et Renouveau en 2011, revisite son essai de 2006 en le réinventant considérablement : tout d’abord les 400 albums sont classés par ordre chronologique et l’on s’aperçoit rapidement que les années soixante (81 entrées) et soixante dix (168 entrées) soit près de 60% de la liste et 75% des entrées si l’on rajoute les années quatre vingt (59 entrées) ont été les années glorieuses et prolifiques de créations pour ces artistes de traverses (à noter que certains sont toujours en activité aujourd’hui).
Mais tout cela n’est que compte d’apothicaire et doit être mesuré à l’aune des artistes énumérés dans la liste. En effet, un artiste ou un groupe ne revient jamais deux fois sur la liste de Philippe ROBERT (à l’instar de celle du groupe de musique cataloguée industrielle NURSE WITH WOUND parue en 1979 avec leur premier album, qui elle alignait des titres sans détailler les contenus et se voulait une liste « initiatique » ) et l’album sélectionné par Philippe ROBERT est souvent l’un des premiers parus dans la discographie de l’auteur consacrant ainsi le « chef d’œuvre » définitif et montrant que souvent la suite éventuelle des œuvres n’était pas toujours à la hauteur des attentes du critique, (sauf exceptions, bien entendu, notamment pour le groupe de David TIBET CURRENT 93 dont l’album compilé Judas as Black Moth (2005), paru dans l’édition de 2006 est remplacé par la chronique de Earth Covers Earth (1988), date du passage du groupe au « folk apocalyptique » dans l’édition de 2021).
Il n’est pas facile d’écrire sur la musique : « c’est comme danser sur l’architecture » auraient dit Frank ZAPPA et d’autres, et il est rare surtout de trouver un style qui colle (calque) avec le sujet développé. Ici le contexte et l’approche historique des productions de chacun des artistes donne une vision panoramique de ces « indomptables – insoumis » qui parsèment l’industrie musicale depuis près de 60 ans ; l’auteur a voulu nous montrer le meilleur de ses choix année par année ce qui prouve le fourmillement de certaines périodes (en gros 1969 – 1974) pour la marge qui « résiste ».
On aurait pu également créer des entrées par maisons de disques accueillant ces artistes en marge (Futura, Saravah, Byg, Ohr, Dandelion, Island, Elektra, qui sont en bonne place autour des débuts des années 1970) on aurait pu classer par courants musicaux (même s’il y en a des tonnes, des minuscules et des ridicules) et ainsi combler quelques manques (le slowcore et LOW sont peut-être un peu sous représentés, le dark folk de SOL INVICTUS et le psychedelic folk d’EYELESS IN GAZA également) ; on aurait pu caser quelques inclassables : Pascal COMELADE, DURUTTI COLUMN, Lol COXHILL, AKSAK MABOUL, Sylvain CHAUVEAU et autres individus à forte personnalité.
On aurait pu, on aurait dû… ; mais la critique étant facile, on dira simplement et avec honnêteté bravo le chroniqueur, chapeau l’homme aux multiples casquettes, bravo de ce savoir encyclopédique jamais ennuyeux, de ce goût protéiforme rare, rigoureux, érudit et convaincu (convainquant) , de ce besoin de se relire et de revisiter quinze ans après cette anthologie en forme d’itinéraire bis, (ou de sentier secret), en marge de l’histoire « officielle » et pompeuse du rock. Un signe enfin : peu de chroniques de 2006 sont passées à la trappe, ce qui fait que cette nouvelle édition nous permet de découvrir ou de satisfaire notre besoin de curiosité et de complétude auprès des 260 nouvelles entrées.
C’est donc un ouvrage indispensable, pour notre plus grand bonheur et notre entière confiance dans les talents de fouille et d’archéologie de Philippe ROBERT qui restent intacts pour dénicher, guider et faire le miel des artistes décalés qui passeraient dans les radars et les filets de sa vigilance éclairée afin de nous laisser entrevoir dans cette toile savamment tissée de « nouveaux horizons » à venir.
Xavier Béal
Page éditeur : Musiques (lemotetlereste.com)