Naissam JALAL – Healing Rituals
(Les Couleurs du son)
S’activer. Produire. Aller de l’avant. Se répandre. Franchir les obstacles. Bousculer. S’imposer. Combattre. Résister. Tels sont les comportements que la vie en société nous impose et à l’aune desquels on juge si l’on a « bien vécu ». Mais on feint d’ignorer ces accidents de parcours (accidents, maladies…) sur lesquels, parfois, de temps en temps, souvent, constamment, on bute, on achoppe, et qui nous obligent au ralentissement, à l’immobilisme, même temporaire, bref à reconsidérer notre rapport aux rythmes que l’on s’impose ou que l’extérieur nous impose, et à envisager d’autres façons de faire, d’avoir et d’être, d’autres voies pour continuer à vivre. Se poser. S’arrêter pour, paradoxalement, poursuivre le combat, mais autrement, avec d’autres armes. Ralentir, pratiquer l’endurance pour mieux résister.
La résistance, la compositrice et flûtiste Naissam JALAL en a fait son moteur de vie et le carburant de son parcours artistique, notamment à travers son groupe RHYTHMS OF RESISTANCE. Mais parce que son inspiration musicale fait cause commune avec sa recherche de sens, elle a été aussi amenée à s’interroger sur la dimension spirituelle de la musique et en a travaillé les reliefs, même diaphanes, avec son album Quest of the Invisible, paru en 2019. Plus récemment, elle s’est mise à rêver d’Un autre monde (2021). C’est dans le prolongement de cette quête de l’impalpable et d’une réflexion sur les pouvoirs thérapeutiques de la musique que s’inscrit son nouvel album, Healing Rituals.
Car si entrer en résistance est une noble cause, celle-ci a son revers et peut nous entraîner vers la douleur, tant physique que psychique. Et là, la force qui nous animait le cède à la faiblesse, à la souffrance. Naissam JALAL en est passée par là, et c’est la musique qui l’a sauvée. Pas la sienne, celle d’un ami qui est venu jouer dans sa chambre d’hôpital et dont les notes ont eu un effet curatif bien plus convaincant qu’un médicament ou un traitement médical.
À son tour, Naissam JALAL est allée jouer en chambre d’hôpital pour apaiser et pour guérir les corps et les âmes en souffrance. Mais parce que le monde extérieur est aussi, en soi, un immense hôpital habité de nombreux êtres abîmés, voire fracassés, Naissam JALAL s’est dit qu’elle pouvait tout autant aller répandre les bienfaits d’une musique apaisante sur les scènes de concerts et créer elle-même ses rituels de guérison musicaux. Healing Rituals porte on ne peut mieux son titre, et il ne faudra pas longtemps à l’auditeur pour réaliser combien sa raison d’être n’est pas usurpée.
C’est en comité restreint, façon ensemble de musique de chambre, que Naissam JALAL a souhaité livrer ses « rituels de guérison ». Elle a fait appel au contrebassiste franco-arménien Claude TCHAMITCHIAN, qui l’accompagnait déjà dans Quest of the Invisible, et a réquisitionné le violoncelliste français Clément PETIT et le batteur-percussionniste cubain Zaza DESIDERIO. Avec deux instruments à cordes, un instrument à vent et un assortiment de peaux, le nouveau quartette de Naissam JALAL épanouit son esthétique acoustique dans une approche très contemporaine du rite de guérison sonore, nourrie de modalités jazz, mais aussi d’effluves, de parfums, de couleurs, de phrasés et de pulsations renvoyant aux traditions musicales du Moyen-Orient, de l’Afrique de Nord, de l’Amérique du sud et de l’Inde du Nord.
Il ne s’agit aucunement pour Naissam JALAL de copier ces pratiques musicales, juste de s’en servir comme tremplin pour élaborer ses propres paysages musicaux, ses rituels personnels, pensés ici et maintenant, avec l’optique de leur donner la substance et le souffle nécessaires pour agir sur les esprits et les corps de celles et ceux qui les écouteront. Healing Rituals offre ainsi huit compositions originales qui ne relèvent d’aucune tradition mais sont infusées et traversées par ces expressions musicales ancestrales qui ont compté dans le parcours artistique de Naissam JALAL. Mais ce qui a vraiment inspiré ses compositions, ce sont les éléments de la nature. Chacun des huit « rituels » ici enregistrés est dédié à un élément naturel.
Et parce que Naissam JALAL s’exprime en tant que musicienne à la flûte, c’est avec un Rituel du vent que débutent ces Healing Rituals. Son souffle trace nonchalamment un route sinueuse, porté par les inflexions graves de la contrebasse jouée à l’archet. Et quand les percussions pavent le chemin, Naissam fait entendre sa voix, qui ne s’exprimera que ça et là dans l’album en mode purement vocal, sans mots ni phrases. Bientôt, le violoncelle prend la place centrale puis la flûte revient glisser des notes au fort pouvoir méditatif et le quartette complet s’ébroue, gambade et virevolte gaiement. Le Rituel du soleil qui suit nous entraîne bien vite dans les dunes sablonneuses du Sahara. La contrebasse se métamorphose en oud, et c’est à la flûte « nay » orientale, alerte et primesautière, que s’exprime cette fois Naissam JALAL, donnant à ce rituel ensoleillant des airs de transe gnawa, avec renfort de daf et de violoncelle.
Le rythme soutenu et claudicant de la batterie sur Rituel des collines suggère quelque course folle sur des hauteurs, tandis que le violoncelle, lyrique puis grinçant, suggère l’arrivée d’un crépuscule qui va tempérer les envols. Et au milieu coule… le Rituel de la rivière, avec une flûte toute en spirales enivrantes, alors que la contrebasse et le violoncelle suspendent le temps et jaunissent les pages. Puis la flûte « s’indianise », évoquant le flux langoureux de la rivière, soutenue par des percussions aux sonorités (forcément) plus liquides.
Vient alors le temps d’accoster : c’est sur la pointe des pieds que démarre le Rituel de la terre, percussions étouffées, flûte et contrebasse en bémol… On se laisse bercer, quand la flûte cède la place à la voix, d’abord quasi murmurante puis s’éveillant progressivement, sur fond de cymbales feutrées et de cordes entêtantes, pour entonner quelque chant de prière déchirant. Un chant de fée nous mène alors en zone couverte : c’est le Rituel de la forêt, avec ses percussions frémissantes évoquant quelque nature non encore domestiquée, une Amazonie restée intacte, peuplée d’oiseaux rares. Changement de ton quand la batterie s’anime, propulsant la flûte dans une tournerie affolante. Et les chants d’oiseaux reprennent leur terrain, ponctués par de cordes enveloppantes.
Le silence nocturne dans lequel prend place le Rituel de la lune n’est perturbé que par les frêles mais insistantes notes de contrebasse. La flûte vient bientôt l’accompagner de ses volutes évanescentes. À la cantonade, les peaux et les cymbales écartent discrètement les feuillages, et la lune manifeste sa présence par un jeu plus relevé à la flûte, sur un enrobage de cordes. Flûte et batterie mêlent leurs ardeurs, la voix libère subrepticement de suaves pâmoisons, et tout l’espace s’adonise d’un climat extatique avant que l’obscurité ne revienne.
C’est dans un registre bas et lent que s’épanche l’ultime Rituel de la brume, flûte et cordes enrobent l’auditeur de voiles lénifiants, avant qu’un chant discret n’étale sa plainte comme un onguent sur des blessures. Les bras d’Orphée s’offrent à l’auditeur…
En huit rituels et autant d’éléments naturels, Naissam JALAL et ses compagnons de musique possédée nous auront dépeint tout ce que ce bas monde compte encore de sources d’émerveillement, de lieux de quiétude, d’influx thérapeutiques, de sémillantes manifestations animistes, de raisons d’espérer, de forces de croire, de voies de rémission.
Stéphane Fougère
Site : https://naissamjalal.com