NOVOCIBIRSK
Entretien
Quelques questions à Hervé ISAR, alias NOVOCIBIRSK, première référence du label ProductionB avec l’album Télévision 1945 Volume 1 (disponible en CD, LP et digital), une anthologie d’expérimentations électroniques enregistrées entre 1982 et 1993 et récemment restaurées…
Tout d’abord, pourriez-vous vous présenter ?
NOVOCIBIRSK : Je m’appelle Hervé ISAR, je suis professeur de droit à la faculté d’Aix-Marseille, directeur du labo de droit numérique et compositeur « imprévu et historique » de cet album.
Ça fait, en effet, bien longtemps que je n’ai hélas plus le temps de contrôler des VCO et je n’avais jamais envisagé que mes enregistrements soient un jour disponibles sur spotify.
Pourquoi Télévision 1945 ?
NOVOCIBIRSK : Le titre de l’album est tiré du morceau du même nom dans lequel je teste un vocodeur en utilisant le paragraphe que j’étais en train d’écrire à ce moment-là pour ma thèse.
À l’époque je rédigeais une thèse sur l’analyse politique de l’évolution du droit relatif à la radio-télévision et au moment de l’enregistrement, j’étudiais la situation de la radio-télévision dans l’Allemagne après-guerre, pour voir comment le droit allemand avait évolué sur ces questions… Donc j’ai simplement lu le paragraphe que j’avais écrit le matin même.
Le titre Télévision 1945 est donc absolument accidentel. J’aurais acheté mon vocoder deux mois plus tard j’aurais probablement parlé de toute autre chose.
C’est également pour ça que le morceau a été nommé comme cela, puisque c’est l’un des rares morceaux qui est doté de paroles. il y a, en effet, très peu de chansons dans l’album, car pendant des années je n’avais pas de vocodeur, donc rien pour traiter et travailler la voix…
Toutefois, en y repensant, Télévision 1945 ça n’est pas totalement absurde comme thématique pour l’album, puisque les morceaux ont été composés durant mes années de thèse. J’étais donc effectivement, mentalement tout du moins, dans cette temporalité. La radiophonie débute en France dans les années 1920/1930 et la télévision s’est développée à partir des années 1950/1960… et j’étais donc psychologiquement plongé dans cette période là… comme un archéologue qui finit par perdre tout rapport avec son époque.
Donc, c’est à la fois un pur hasard si le titre s’appelle Télévision 1945, et à la fois totalement logique.
Quelle est la couleur/substance/grain des sons/séquences que tu recherches lors de ces expérimentations ?
NOVOCIBIRSK : Cette question résonne vraiment avec ce que je souhaitais faire.
D’abord, je ne me considère pas comme un musicien… mais plutôt comme un luthier électronicien. Pour moi, j’avais à maîtriser deux types de machines à maîtriser et souvent à réparer : il y avait les synthétiseurs qui servent à traiter les sons, et les séquenceurs, arpégiateurs ou autres boîtes à rythmes qui servent à traiter le temps durant lequel les sons vont survenir.
Comme tout cela repose sur des tests plutôt techniques, la musique consiste pour moi à organiser la survenance de sons, à les mélanger, à les superposer, ce qui implique, tout un travail sur les filtres, les volumes, les fréquences, afin que tout ça reste audible et intelligible une fois superposé. C’est le travail de synthèse sonore.
Puis s’y ajoute l’organisation temporelle et la répartition dans le temps de la survenance de ces sons. C’est le travail sur le rythme.
Je cherchais donc à produire des sons et à les répartir dans temps de telle façon que le résultat me plaise sur l’instant.
En effet, tout cela se construisait au fil des acquisitions de nouvelles machines, et donc la production d’un nouveau morceau était très dépendante de la dernière machine arrivée… Je pouvais donc parfois porter ma recherche plutôt sur les textures sonores où plutôt sur une organisation de séquences… Tout cela était très spontané et absolument pas écrit, d’autant qu’il m’était impossible de reproduire un même morceau suite à l’extinction des machines.
En liant les deux notions, l’année 1945, une année vintage, et ses vieux synthés/séquenceurs, eux aussi vintage. Que trouves-tu au passé/vintage ? C’était mieux avant ?
NOVOCIBIRSK : Mes inspirations étaient effectivement très « situées » dans l’histoire de la musique électronique, mais le côté « vintage » est principalement imputable aux machines qui étaient utilisées. J’aurais pu acheter des synthés numériques, mais je voulais garder le côté instantané de la création que me procuraient les synthétiseurs et les séquenceurs strictement analogiques.
C’est certainement cet aspect positif des choses que je trouve au passé. Par rapport aux premiers synthétiseurs numériques, les synthés analogiques autorisaient la construction d’une relation plus immédiate entre moi et la machine. De plus, puisque rien ne pouvait vraiment être mémorisé sur la durée, je travaillais sur un morceau au maximum trois à quatre heures, puis j’éteignais tout, sans possibilité d’y revenir… c’était vraiment l’instant de la création qui m’intéressait. De plus, j’étais seul lorsque je faisais de la musique et il fallait donc passer d’une machine à une autre, contrôler ceci, puis cela… et lorsque cela me convenait, j’en gardais une trace sur une K7.
Inversement, le numérique permet le stockage et la mémorisation sur la durée, et il est donc possible de revenir des centaines de fois sur un même son, une même séquence. Revenir des heures et des heures sur un réglage ne m’intéressait pas vraiment, j’aimais le caractère instantané de cette production musicale et l’intervention en temps réel sur les potentiomètres qui intégrait un peu d’humanité dans une musique très répétitive et peu évolutive. De plus, les machines qui se déréglaient tout le temps, ou tombaient en panne…
Il fallait tout contrôler dans l’instant sans aucun espoir de pouvoir y revenir. L’impermanence dans l’apparente permanence des séquences en quelque sorte, mais je ne suis pas sûr que « c’était mieux avant ». Le numérique ouvre certainement des potentialités et des perspectives nouvelles. L’important est de créer et de se faire plaisir.
Parlez-nous maintenant de vos influences musicales. KRAFTWERK, notamment, semble être une source d’inspiration inépuisable pour vous, non ?
NOVOCIBIRSK : Ma première source d’inspiration est effectivement KRAFTWERK et en particulier Radio-Activity, puisque je l’ai acheté en 33 tours quand il est sorti en 1976. J’avais 12 ans et cette année-là, Radio-Activity (le single) passait sur toutes les radios (enfin, pour moi, il s’agissait de RMC et France Inter en modulation d’amplitude et en mono). C’était un succès tout à fait inattendu et un petit reportage avait été diffusé sur la première chaîne de TV.
C’est là que j’ai vu pour la première fois un synthétiseur (type Minimoog si ma mémoire est bonne) et surtout une sorte de batterie électronique (apparemment fabriquée de façon très artisanale par le groupe), mais dont sortaient des sons percussifs et métalliques qui m’ont immédiatement subjugué. De plus, cette musique répétitive m’a de suite apporté un sentiment de certitude et de sécurité qui m’a magnétisé.
Je suis donc immédiatement allé en bus en bas de la Canebière où se trouvait à l’époque le « grand » disquaire marseillais. Je suis entré pour la première fois dans ce magasin, et j’ai demandé le 33 tours « des Allemands qui passaient à la radio ».
On m’a tendu le disque, j’ai payé puis je suis remonté à toute vitesse chez moi pour écouter le disque sur le « tourne-disque » de mon père, une fois, deux fois, cent fois. J’ai d’ailleurs toujours ce disque que je conserve comme une sorte de relique.
Ensuite ça a été TANGERINE DREAM avec Rubycon puis Stratosfear. C’est donc presque par accident et assez jeune que j’ai rencontré la musique électronique, mais je ne savais pas encore comment elle était fabriquée, tant que je n’ai pas vu de mes yeux un concert de Klaus SCHULZE, organisé à Marseille en 1977 je crois. C’est ce jour-là que j’ai eu la révélation.
J’avais un cousin plus vieux que moi, très branché musique, qui m’a proposé d’aller voir un concert de Klaus SCHULZE. Je n’étais encore jamais allé à un concert, je ne savais pas ce que c’était, et encore moins qui était Klaus SCHULZE. De plus, le concert avait lieu dans la grande église des Réformés en haut de la Canebière ce qui était plutôt insolite.
Mes parents nous y avaient déposés avec mon cousin avant d’aller au cinéma. Et je suis donc rentré dans la cathédrale pour participer à quelque chose dont j’ignorais vraiment tout. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre… d’autant que le concert ressemblait surtout à un rassemblement de junkies, parce qu’il fallait voir la faune qui peuplait un concert de Klaus SCHULZE à cette époque ! Il y avait environ un mètre de fumée de joints qui nappait l’ensemble de l’église, il y a même des gens qui se faisaient des fix en faisant tourner la cuillère… c’était quand même assez particulier.
C’est lors de ce concert-là que j’ai découvert, enfin, que j’ai vu à quoi ressemblaient un synthétiseur modulaire et un séquenceur – ce que j’ignorais – et c’est à cet instant que j’ai décidé que j’y affecterai mon premier salaire : je me suis dit « le jour ou tu travailleras, ton premier salaire sera consacré à l’achat d’une de ses machines ». Je ne savais pas combien ça coûtait, ni quoique ce soit d’autre, bien sûr, mais ensuite j’ai continué à écouter pas mal ce type de musique, jusqu’au jour ou j’ai eu mon premier salaire.
Là j’avais 19-20 ans, et je me suis mis à chercher un synthé modulaire… mais en 1983 ça n’existait plus. On était déjà entré dans le MIDI et le numérique et le DX7 était la machine à la mode. Mais moi, ça ne m’intéressait pas un DX7 et le MIDI, moi je voulais un Moog ou un modulaire avec des fils partout et des leds rouges comme j’avais pu le voir au concert de Klaus SCHULZE.
C’est là que je me suis aperçu que ces machines ne se trouvaient pas aussi facilement que ça, en fait, ça n’existait plus, on ne pouvait plus en acheter.
J’ai donc fait tous les magasins de musique de Marseille et des environs, en visitant leurs caves et c’est comme ça que j’ai commencé à constituer ma collection, mon « studio », pièce par pièce, avec des machines que personne n’utilisait plus, dont plus personne ne voulait. Toutefois, ces machines n’avaient souvent plus de mode d’emploi, or pour quelqu’un qui ne connaissait rien à tout ça, sans mode d’emploi, sans savoir ce qu’était un VCO ou un ADSR, ce n’était vraiment pas simple à faire fonctionner. Aussi, pour comprendre comment cela marchait, j’y ai mis un certain temps ! D’où les enregistrements dont ont été tiré l’album Télévision 1945.
Voilà comment ça a commencé.
Votre album tire sa substance d’expérimentations. Pourriez-vous nous expliquer cela ?
NOVOCIBIRSK : Tu as totalement raison, la démarche qui était la mienne ne consistait pas à composer de la musique, mais à utiliser de la lutherie électronique en ma possession pour tenter de la maîtriser techniquement, en vue de créer des sons et des séquences qui me plaisaient. Et d’ailleurs, la structure des morceaux est systématiquement la même, c’est une forme de boléro, avec des pistes (même s’il ne s’agit pas vraiment de pistes puisqu’à l’époque tout était en direct et que j’étais seul) qui se superposent les unes aux autres petit à petit.
En fait c’est tout simplement parce que je monte les volumes de chaque machine manuellement, puis ensuite quand ces volumes sont à peu près là où je voulais, j’appuyais sur des touches pour changer les notes, plus pour que les oscillateurs restent syntonisés et pour contrôler qu’ils restaient accordés les uns les autres que pour composer un morceau de musique en fait.
L’objectif était principalement d’associer à la production de sons une mise en cycle de ces derniers, mais pas nécessairement en vue de l’élaboration d’un morceau de musique avec une structure mélodique, une organisation dans le temps… ça ne m’a jamais effleuré.
En fait, ces morceaux ne sont que des tests techniques et n’ont d’ailleurs jamais été composés pour être réécoutés.
Parlez-nous de vos enregistrements…
NOVOCIBIRSK : Ces enregistrements, ils ne sont en fait dus qu’à la technique que j’utilisais à l’époque pour pouvoir entendre et garder une trace des créations spontanées que je produisais pour mon seul divertissement. Ça n’a jamais eu pour vocation à être diffusé. Aussi, le fait de pouvoir l’écouter aujourd’hui, en streaming, me paraît un peu prodigieux.
C’est donc un peu magique pour moi en particulier du point de vue de la qualité du son. Je n’aurais jamais pensé qu’on puisse tirer quoique ce soit de ces cassettes audio basiques qui ont été utilisées. Je retrouve un enregistrement très fidèle de ce qui sortait directement de mes machines à l’époque, j’y retrouve même les effets stéréophoniques que je testais à ce moment-là.
C’est vraiment très proche du souvenir que j’ai de l’original, y compris les saturations, les choses qui ne marchaient pas bien, on retrouve tout ça, alors que je n’aurais jamais imaginé que l’on puisse retrouver une sensation aussi proche, à partir de cassettes enregistrées dans des conditions très approximatives, sans mixage, sans multipistes et en une seule prise.
En fait, cet album, comment le présenteriez-vous par vous-même ?
NOVOCIBIRSK : C’est vraiment la trace sonore de tests techniques visant à éprouver ma lutherie électronique. D’où un résultat sonore très centré sur la production des sons et leur mise en séquence. Il ne s’agit donc pas vraiment de morceaux de musique, mais plutôt la marque d’une expérimentation acoustique.
De plus, comme les machines étaient relativement rares (même si elles étaient bien moins coûteuses qu’aujourd’hui), j’en achetais quand j’en trouvais. Et je faisais de nouveaux morceaux pour tester leurs capacités. L’album est donc que la mémoire de ces tests et des instants de création associés puisque les « morceaux » étaient composés d’un seul jet et ne pouvaient être reproduits une fois les machines éteintes.
Les choses se sont donc construites au fil de la constitution de la collection.
Par quel processus vos enregistrements sont-ils devenus un album ?
NOVOCIBIRSK : Pourquoi tout ça a été enregistré ? C’est très simple. Si je voulais entendre sur mes enceintes le son qui sortait de mes machines, il fallait que je passe par l’enregistreur cassette de ma chaîne Hi-fi, en position « record » pour atteindre l’ampli – de plus, cette astuce me permettait d’ajouter deux pistes par l’entrée micro de la platine K7. C’est pour cette raison qu’il y a autant de traces et d’enregistrements, c’était une obligation imposée par ma sono très artisanale.
Donc il y a beaucoup de cassettes, car je me suis beaucoup amusé, mais il y a beaucoup de choses probablement sans intérêt… des tests peu inspirés ou ratés… Je n’ai jamais eu le temps de réécouter tout cela.
Pour Télévision 1945 Volume 1, et pour les prochaines sorties à savoir le Volume 2 et un autre album encore, le label a gardé ce qui était certainement le plus abouti. Je leur fais une entière confiance.
Ces morceaux n’avaient donc absolument pas vocation à être diffusés et ont été enregistrés pour des raisons de contrainte technique pour simplement me permettre d’entendre ce que je faisais, mais j’ai rencontré quelqu’un suffisamment délirant pour s’intéresser à ce genre de choses, à qui j’ai donné ces fameuses cassettes, en vrac, qui les a numérisées, triés, qui a donné des noms aux morceaux… s’en est suivi une première édition confidentielle et artisanale en CDr et cassette.
Puis quelques années plus tard, cette même personne m’a proposé la création de ce nouveau label (productionB) et c’est ainsi que ces morceaux très anciens se sont vu bénéficier d’une sortie officielle, en CD, en LP et streaming.
Comment voudriez-vous que le public reçoive cet album ?
NOVOCIBIRSK : Maintenant que ça existe, je voudrais évidemment que ça soit reçu le plus positivement possible. Je m’aperçois que c’est tout de même très gratifiant qu’il y ait des gens qui trouvent un certain plaisir à écouter ce que j’ai pu faire sans jamais avoir eu l’intention qu’ils écoutent quoi que ce soit. Ça n’est pas désagréable comme sentiment, mais c’est inattendu.
Ce premier album a-t-il fait naître chez vous l’envie d’un second ?
NOVOCIBIRSK : C’est le label qui décidera, et je pense que c’est prévu pour le Volume 2 et peut-être un autre album encore. Je suis déjà satisfait comme ça, mais je ne m’opposerai pas à d’autres sorties, évidemment.
Un mot de conclusion ? Un dernier message à faire passer ? Un remerciement peut-être ?
NOVOCIBIRSK : Un remerciement, à productionB évidemment… rien n’existerait sans ce label et leur talent.
Et puis je voudrais dire à quel point les synthétiseurs analogiques sont des instruments de musique exceptionnels, aux potentialités extraordinaires, et j’invite toute personne qui a envie de créer quelque chose de sonore, à s’y intéresser. Il y a ici un potentiel de création qui mérite que l’on tente d’apprivoiser ces machines. De plus, l’univers du son électronique est d’une richesse insoupçonnée et portant désormais accessible si l’on y consacre un peu de temps et d’intérêt.
Entretien réalisé par Frédéric Gerchambeau
Pages : https://boredomproduct.bandcamp.com/album/t-l-vision-1945-volume-i-album
Lire notre chronique du CD de NOVOCIBIRSK – Television 1945 Volume 1.