Paolo ANGELI – Tibi
(ReR Megacorp / Orkhêstra)
De la guitare sarde préparée géante, on vous a déjà parlé dans de précédentes chroniques d’albums de Paolo ANGELI. On a dû vous dire qu’elle se distingue par ses dimensions généreuses, qu’elle se situe quelque part entre la guitare et le violoncelle et que l’artiste en joue comme de ce dernier, à ceci près qu’il utilise ses pieds presque autant que ses mains, qu’elle est munie de cordes sympathiques ou additionnelles se chevauchant les unes les autres, de mécanismes percussifs et qu’on y trouve attachés un bel assortiment de gadgets, de pédales, de marteaux miniatures, de leviers, de câbles, de vis, de planches, de ressorts, de crampons, et encore plus de cordes et de « pick-ups »…
Décrire l’aspect « phénomène de foire » que constitue physiquement l’engin, sorte d’incarnation « lutherinesque » de la créature de Frankenstein ne vaut pas une approche sonore et visuelle directe, « in situ ». À ceux qui n’en ont pas eu encore l’occasion comme à ceux qui connaissent déjà, Tibi sera l’œuvre suprême qui dit tout, au-delà des mots. On y retrouve Paolo ANGELI lors d’une performance à Bologne en 2009, captée et restituée telle quelle, sans raccords ou « edits ».
Pendant 77 minutes, l’artiste sarde nous plonge dans une odyssée sonique aussi raffinée qu’escarpée, rugueuse comme coulante, constituée de pièces où la part d’écriture et celle d’improvisation sont savamment floutées. L’impression d’entendre un orchestre en pleine action est frappante, alors que tout provient d’un seul et même instrument, alternativement joué à l’archet, pincé, gratté, frappé, tapé, caressé…
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Paolo ANGELI ne cherche pas du tout à occuper le terrain du bruitisme à tout prix en déclinant par l’exemple tout un catalogue de sons aléatoires plus ou moins maîtrisés. Chaque mouvement, chaque technique de jeu est assujettie à une optique de pure musicalité, et il ne reste plus qu’à rester béat devant autant d’innovation technique, d’invention musicale et de rayonnement émotionnel.
Puisque Tibi est un disque hybride, le choix nous est laissé soit d’écouter simplement la performance sur la face CD, soit de l’écouter et de la voir simultanément, puisqu’elle a été filmée, sur la face DVD. Dans le film, la performance de Paolo ANGELI tourne à l’auscultation de la guitare sarde préparée, sa captation étant agrémentée de photos de Nanni ANGELI présentant l’instrument sous différents angles, auxquelles s’ajoutent des images plus abstraites projetées durant le concert.
Au fond, le film restitue un peu l’expérience de l’auditeur candide qui, au départ, a du mal à qualifier ce qu’il écoute et à cerner sa provenance, s’imaginant avoir affaire à un ensemble d’instrument à cordes et de percussions passés par des traitement électroniques ; de même les gros plans sur l’instrument laisse planer un doute sur son identité, avant que l’on réalise peu à peu que c’est une guitare curieusement charpentée et jouée par un seul homme. Plus loin dans le film sont incrustées des photos plus anciennes, toujours prises par Nanni ANGELI, qui montrent les artisans-luthiers en pleine confection de l’engin. On réalise que ce dernier n’est pas le fuit d’un bricolage hasardeux, mais d’une conception minutieusement pensée.
Les « bonus tracks » Bucato et Misteri sont illustrés, en plus d’images live, de photos présentant pour le premier des linges séchant au vent sur une corde invisible (on appréciera le paradoxe avec la floraison de cordes dont est parée la guitare sarde préparée), et pour le second des images de processions durant la Semaine sainte dans deux villages italiens, inscrivant ainsi la démarche « avant-gardiste » de Paolo ANGELI dans une perspective historique profonde renvoyant au Moyen-Âge. Du reste, on entend sur Misteri une voix bien « roots » dont on ne sait si elle est échantillonnée ou si c’est celle de Paolo ANGELI.
Enfin, le mixage en 5.1 parachève l’expérience sonore de proximité, puisque le moindre coup d’archet possède un relief spatial saisissant. Les dix années passées par Paolo ANGELI à peaufiner sa créature débouchent sur une prestation ahurissante qui fait de Tibi un opus égal en importance et en innovation aux Guitar Solos de Fred FRITH, ce qui n’est pas, on en conviendra, un moindre compliment.
Stéphane Fougère
Site : www.paoloangeli.com
Label : www.rermegacorp.com
Distribution : www.orkhestra.fr
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°30 – mai 2011)