Peter SINFIELD peut désormais dormir « tranquille »

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Peter SINFIELD peut désormais dormir « tranquille »

L’écrivain et musicien britannique Peter SINFIELD s’est définitivement envolé le 14 novembre 2024. Il était surtout connu pour avoir été parolier et producteur de plusieurs disques phares de la mouvance progressive du rock anglais des années 1970, notamment les quatre premiers de King Crimson (In the Court of the Crimson King, In the Wake of Poseidon, Lizard et Islands), puis peu après certains albums d’Emerson, Lake & Palmer (ELP) et de Premiata Forneria Marconi (PFM), avant d’offrir ses services à des artistes de musiques plus populaires, comme Angelo Branduardi, Céline Dion, Cliff Richard, Leo Sayer, Cher ou les groupes Bucks Fizz et Five Star.

Né le 27 décembre 1943 à Londres, Peter SINFIELD s’est passionné pour la littérature pendant ses années à l’internat, et a commencé à écrire des poèmes dès l’âge de dix ans. Sa muse poétique a été influencée par des auteurs très variés, de William Shakespeare à Matsuo Basho, de Percy Bysshe Shelley à Khalil Gibran, en passant par William Blake, Rainer Maria Rilke, Enid Blyton…

Dans les années 1960, prenant Bob Dylan et Donovan pour modèles, il a cherché à monter un groupe susceptible de jouer ses chansons folk, mais sur les conseils du saxophoniste et flûtiste Ian McDonald, il se concentre sur l’écriture de textes plutôt que sur leur interprétation. Tous deux intègrent alors un groupe formé alors de deux frères, Peter et Michael Giles, et un certain Robert Fripp, auxquels se joint bientôt un chanteur et bassiste, Greg Lake. C’est Peter SINFIELD qui, en écrivant le texte une chanson, fournit au groupe son nom : King Crimson.

Si ce dernier s’est bien vite taillé une réputation de pionnier du rock dit progressif, c’est à ses audaces musicales qu’il le doit, mais les textes de SINFIELD y ont aussi grandement contribué, textes auxquels la voix de Greg Lake a donné une impressionnante force émotionnelle.

À travers les paroles des chansons qu’il a écrites pour King Crimson, Peter SINFIELD a fait montre d’un penchant lyrique très prononcé pour une certaine imagerie fantastique et surréaliste de prime abord absconse, nourrie de références médiévales et mythologiques, donnant naissance à une galerie de personnages fantasques – dont un roi cramoisi, un bouffon jaune et une sorcière du feu dans l’hymne emblématique In the Court of the Crimson King, une déesse de la nuit, un zèbre, des politiciens jongleurs et un clown enjoignant au culte de la télévision sur le bien nommé Cirkus –, convoquant la mythologie grecque pour In the Wake of Poseidon, où il est question de douze archétypes psychologiques créés à partir des quatre éléments naturels, ou encore des personnages historiques (le Prince de Bohême Rupert du Rhin dans Lizard).

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Mais derrière ce vernis fantasmagorique et faussement antique, ce sont des thématiques très modernes (et restées en fin de compte très actuelles) qu’évoquent Peter SINFIELD, pointant les failles, les déséquilibres et la décadence des sociétés occidentales, l’effritement de leurs repères, et les désillusions qu’elles engendrent avec un lyrisme tantôt rêveur (I Talk to the Wind, en forme de dialogue entre un homme « droit » et un hippie), tantôt amer (Epitaph, et son constat sans appel : « le destin de l’humanité est entre les mains de fous  »), voire acerbe (21st Century Schizoid Man évoque des « innocents violés au napalm », des « enfants qui saignent », des « poètes mourant de faim », fustigeant la voracité et la cupidité impérialo-matérialistes).

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Sur d’autres chansons, l’expression se veut cependant moins intellectualiste et boursouflée : ainsi, Pictures of a City enchaîne des impressions visuelles témoignant du choc urbain que procure la ville de New York, Cat Food dénonce avec humour les travers de la consommation alimentaire de masse, alors que Lady of the Dancing Water, Formentera Lady et Islands relèvent d’une inspiration nettement plus romantique, nostalgique et contemplative, tandis que Ladies of the Road est truffé d’allusions salaces (la fréquentation des groupies étant un sujet de prédilection pour un groupe habitué à partir sur les routes…).

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De 1969 à 1971, l’importance de Peter SINFIELD n’a cessé de croître au sein de King Crimson, puisqu’il assurait également des fonctions de régisseur et de préposé au « light-show » des concerts du groupe, quand il ne trafiquait pas le son de scène avec son clavier VCS3 (avec des résultats diversement appréciables, il suffit d’écouter le disque live Earthbound). C’est également SINFIELD qui a achevé la production de l’album Island, Fripp étant alors accaparé par celle du double LP de Centipede. Notons également que le parolier s’est investi dans l’unique album éponyme (1970) des transfuges McDonald & Giles, créant le concept et écrivant le texte de la pièce-fleuve Birdman (qui aurait dû apparaître sur le deuxième album de KC si les musiciens n’avaient pas pris le large).

Néanmoins, si, de 1969 à 1971 la muse littéraire de Peter SINFIELD s’est largement hissée à des hauteurs incommensurables au sein de King Crimson, son ambition musicale – car il en avait aussi une ! – n’a guère eu le loisir de s’exprimer, en dépit de ses appels du pied. Et c’est en prétextant que ses talents « n’étaient pas de nature musicale » que Fripp l’a remercié en janvier 1972…

Travaillant toujours pour EG Records, Peter SINFIELD a alors produit le premier album éponyme de Roxy Music (1972) et s’est mis à travailler sur un projet d’album solo qui sort en 1973 sous le titre Still. On y découvre un Peter SINFIELD non seulement parolier et producteur, mais aussi chanteur, guitariste et claviériste. Il a en outre bénéficié du renfort de nombreux musiciens (Brian Cole, Richard Brunton, Keith Christmas, Chris Pyne, Robin Miller, Phil Jump…), dont plusieurs qui sont passés dans King Crimson (Mel Collins, Greg Lake, Keith Tippett, Ian Wallace, et même John Wetton, qui a pourtant intégré KC après le départ de SINFIELD).

Loin des opulences formelles et des structures labyrinthiques des grands classiques du rock progressif de l’époque, Still se présente comme un recueil de chansons élégamment produites, aux élans tantôt majestueux (The Song of the Sea Goat, réminiscent d’Islands), tantôt méditatifs ou feutrés (Under the Sky, The Piper, A House of Hopes and Dreams, Envelopes of Yesterday), ou bien épicés d’effluves jazz avant-gardiste (The Night People, qui rappelle les échappées free en big band de Lizard) ou encore révélant des penchants country (Will it be You) et rock (Wholefood Boogie).

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En dépit de ses qualités et de la sensibilité raffinée dont il fait montre, Still est resté une expérience unique pour Peter SINFIELD, qui a dû reconnaître qu’il n’avait pas forcément les compétences vocales suffisantes pour se prétendre un grand chanteur. Il est vrai que, sur la durée entière d’un disque, son timbre aigu et affecté peut crisper certains auditeurs… Il s’en sort plutôt bien sur les chansons calmes (« still »…) ou lorsqu’il tend vers le ton récitatif, mais affiche ses limites sur des pièces plus énergiques et rock. Et sur la chanson éponyme, quand sa voix cède sans prévenir la place à celle de Greg Lake, on sent de suite la différence et on ne peut s’empêcher de ressentir, outre un petit frisson, un sentiment de frustration à l’idée que Still aurait gagné à bénéficier davantage de l’empreinte vocale de Greg Lake…

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L’album Still a bénéficié d’une première réédition CD en 1993 chez Voiceprint, cette fois sous un titre légèrement différent, Stillusion. Cette « mutation » est due au fait que l’ordre des chansons y a été modifié (sans l’accord de son auteur) et que deux chansons inédites, prévue pour un second album, y ont pris place. Une nouvelle édition CD est parue en 2009 chez Esoteric Recordings, cette fois sous le titre initial, mais sous forme d’un double CD comprenant l’album original sur un disque, et des versions alternatives des chansons sur le second disque, plus les deux chansons inédites incluses dans l’édition précédente.

Par la suite, c’est donc principalement en tant que parolier et producteur que Peter SINFIELD a continué à faire carrière. Il est devenu l’associé de Greg Lake au sein de Manticore, le label créé par Emerson, Lake & Palmer, ce qui lui a permis d’écrire des textes pour le trio. Il a ainsi contribué aux paroles de deux morceaux de l’album Brain Salad Surgery (1973) : l’imposante et légendaire suite Karn Evil 9 (sur la première et troisième parties), une histoire de science fiction dystopique imaginée par Greg Lake dénonçant les excès du progrès technologique, et le plus récréatif Benny The Bouncer.

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Dans la foulée, Peter SINFIELD fournit également des textes et assure la production pour deux albums du groupe italien PFM (signé chez Manticore), Photos of Ghosts (1973) et The World Became the World (1974). Et, cerise sur le gateau, SINFIELD écrit aussi le texte d’une chanson pour Greg Lake qui deviendra un quasi-tube, I Believe in Father Christmas (1975).

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En conséquence, le tandem a poursuivi sa fructueuse collaboration sur l’album Works Vol. 1 d’ELP, Peter SINFIELD co-signant les chansons qui apparaissent sur la face « Lake » de ce double album, ainsi que le texte de la pièce épique Pirates. D’autres chansons co-écrites avec SINFIELD trouvent également place sur la compilation Works Vol. 2 (Tiger in a Spotlight, Brain Salad Surgery, Watching over You, et So far to Fall).

Par la suite, Peter SINFIELD s’accorde une pause substantielle en s’installant tranquillement (« still », toujours…) à Ibiza, avant de revenir aux affaires à la fin des années 1970. Mais le monde de la musique a bien changé, et l’heure des textes de chansons pétris de références occultes a bel et bien sonné. Place aux chansons plus percutantes et urgentes, et aux textes plus directs ! Le résultat (déjà palpable sur les chansons de Works Vol. 2) se fait entendre sur le huitième album du trio ELP, œuvre dilettante s’il en est, dont le titre parle de lui-même, Love Beach (1978). Sur la chanson éponyme, on entend Greg Lake s’égosiller pour clamer le refrain écrit par SINFIELD, « I want to make love to you on love beach » à plusieurs reprises. Il faut croire que le climat d’Ibiza a eu des effets secondaires sur nos super-stars du « prog’ »…

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C’est ensuite le chanteur italien Angelo Branduardi qui fait appel à Peter SINFIELD pour adapter en anglais les paroles de ses albums  All Fiera dell’est, qui devient Highdown Fair (1978) et La Pulce d’Aqua, rebaptisé Fables and Fantasies (1980).

La voix de Peter SINFIELD s’est à nouveau fait entendre sur un autre disque : cette fois, c’est en tant que narrateur et non comme chanteur qu’il intervient sur un disque-livre mis en musique par Brian Eno sur une œuvre littéraire de Robert Scheckley, In a Land of Clear Colours. Paru à seulement mille exemplaires en 1978, cet enregistrement singulier a fait l’objet d’une première réédition CD pirate chez MSI (sous le titre From Ibiza) avant qu’une édition (a priori) plus officielle ne voit le jour en 1993 sur Voiceprint.

Peter SINFIELD signe ensuite les paroles de chansons d’un album de Gary Brooker (Procol Harum), No more Fear of Flying (1979), ainsi que celle d’une chanson, Run with the Fox (1980), qui fait l’objet d’un improbable single pour deux membres temporairement évadés de Yes, Chris Squire et Alan White. Ce sont les derniers travaux que fournira le parolier pour des artistes d’obédience « progressive » à cette époque.

Dans les années 1980, Peter SINFIELD s’est tourné plus délibérément vers le monde de la pop. Certains de ses textes de chansons ont ainsi offert de vrais succès commerciaux à des artistes aussi divers que Moon Martin (X-Ray Vision), Céline Dion (Think Twice, Call the Man), Cliff Richard (Peace in our Time), Cher (Heart of Stone), mais aussi Nikka Costa, Agneta Fältskog (Abba) ou encore les groupes Bucks Fizz et Five Star…

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Il faudra attendre les années 1990 pour voir Peter SINFIELD retravailler avec des artistes issus du rock progressif. Il a ainsi écrit This is Your Life pour l’album Exiles (1997) de David Cross (chanson interprétée par John Wetton) et Let There Be Light pour l’album Driver’s Eyes (1999) de Ian McDonald.

Peter SINFIELD s’est fait plus rare dans les années 2000 en raison de problèmes de santé, mais il apparaît en 2009 dans le documentaire de la BBC Prog Rock Britannia: An Observation in Three Movements, avant de se retirer dans le Suffolk.

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Peter SINFIELD restera pour beaucoup le poète post-hippie dont la prose initiale est devenue l’archétype d’une certaine esthétique « prog rock », et dont les textes n’ont pas livré tous leurs secrets.

R.I.P. l’artiste, ta muse peut désormais continuer à « parler au vent »…

Stéphane Fougère

PS : Quiconque intéressé à en savoir davantage sur les textes que Peter SINFIELD a écrit pour King Crimson lira avec intérêt les analyse et interprétation qu’en donne Aymeric Leroy dans son ouvrage King Crimson paru aux éditions Le Mot et le Reste.

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