RAHMANN – Rahmann
(Musea)
Des groupes de jazz-rock fusion, il en a plu sur l’Hexagone pendant les 70’s, et on n’a pas tari d’éloges sur leurs qualités d’exécution, leur technicité et leur remarquable production. Créé en 1975 et dissous en 1980, RAHMANN fut lui aussi le genre de groupe qui prête le flanc à ces formes de louanges, et aurait pu donc passer inaperçu dans la masse de productions relevant du genre si son jazz-rock racé et palpitant n’avait pas ce petit plus qui fait la différence. Mené par deux frères d’origine algérienne, le guitar-hero Mahamad HADI et le batteur-percussionniste Amar MECHARAF, le groupe a su élaborer un style fusion plutôt relevé et dans un esprit assez « progressif », avec soli lumineux, climats changeants, mais encore – et c’est ce qui fait son originalité – des thèmes à consonance orientale ou arabisante, appuyés par de savantes polyrythmies (percussions + batterie).
Le livret qui accompagne cette réédition CD prodigue moult détails sur l’histoire tumultueuse du groupe, qui a vu passer plusieurs musiciens en son sein avant l’enregistrement de son unique album. Cet enregistrement s’est tranquillement étalé entre février 1977 et mai 1978 au Studio Ramses à Paris, pour une publication en janvier 1980 sur… Ramses (décidément !), un sous-label de Polydor. Lors de l’enregistrement du disque, RAHMANN était constitué, outre Mahamad HADI et Amar MECHARAF, du claviériste Michel RUTIGLIANO, aussi à l’aise au piano acoustique qu’au piano électrique, de Gérard PRÉVOST – bassiste de ZAO et de FORGAS BAND PHENOMENA à la même époque – et d’un très jeune prodige percussionniste camerounais, Louis-César EWANDE, qui se fera plus tard connaître comme auteur-compositeur et arrangeur, fondant son propre groupe PERCUSSION ENSEMBLE et jouant dans le groupe de Ray LEMA.
Avant RAHMANN, les frères HADI et MECHARAF ont connu d’autres aventures musicales et ont fait des rencontres artistiques tout aussi déterminantes. Pour Mahamad HADI, l’unique compositeur de RAHMANN, il y a eu notamment la découverte de Jimi HENDRIX et de sa flamboyante guitare électrique, instrument qu’il fera sien ; la découverte de la scène progressive anglaise, mais aussi des rencontres avec des musiciens traditionnels, dont le chanteur et musicien baul bengali Paban DAS et le chanteur gnawa Moulei M’BAREK, qui ont eu une grande influence sur son évolution stylistique. Il y a aussi eu, comme on s’en doute, la rencontre avec MAGMA et avec les frères Francis et Didier LOCKWOOD… Tout cela a bien évidemment forgé le style singulier de Mohamad HADI, en un étonnant mélange de musiques folk orientales et de musiques électriques au carrefour du jazz et du rock.
Ainsi Mohamad HADI déploie-t-il son talent et son inspiration sur plusieurs instruments à cordes : une guitare électrique, une guitare fretless, une guitare-synthé, mais aussi des instruments plus traditionnels comme le oud, le bouzouki et le snitra (sorte de mandoline orientale) ; qui renforcent subrepticement la teinte moyen-orientale, particulièrement patente sur les deux premiers morceaux, Atlanta et Nadiamina.
En outre, compte tenu de l’étalement dans le temps de son enregistrement le disque a bénéficié du concours de nombreux invités. Atlanta bénéficie ainsi de couleurs supplémentaires apportées par la darbouka de GUEM, le tabla de Gérard KURDJIAN, la flûte ney d’un certain Richard, et la voix de Liza DELUXE, choriste de MAGMA. Sur Nadiamina, c’est la basse électrique fretless de Sylvain MARC qui s’installe, tandis que la propre mère de Mahamad et d’Amar, Nadia Yamina HADI, vient glisser sa voix. Enfin, Didier LOCKWOOD se fend d’un solo endiablé sur le bien nommé Danse sacrée, morceau à connotation zeuhl comme par hasard, et renforcé par le piano électrique de Joël LOVICONI.
L’inspiration zeuhl et progressive est particulièrement à l’honneur sur des pièces comme Ab et Leila, où la combinaison guitare électrique, piano et batterie et une écriture pour le moins sinueuse et labyrinthique renvoient même des échos avant l’heure du son que développera peu après le groupe belge PRÉSENT, figure illustre d’un rock avant-gardiste nourri de musique contemporaine.
L’album se clôt sur une Marche funèbre au climat plus trouble, et qui est dédiée « au prophète »… Oui, car on a oublié de vous dire que le terme « Rahmann » provient du Coran. Mais c’est surtout pour sa sonorité que le mot a été choisi comme patronyme pour le groupe, sachant qu’il peut être aussi interprété comme Ra-Man, soit « l’homme du soleil », en référence au dieu égyptien Râ.
C’est donc une inspiration pluri-culturelle et métissée qui anime RAHMANN, et qui animera la carrière subséquente de Mahamad HADI, lequel jouera pour NICO et pour SAPHO dans les années 1980, se coiffant d’un turban quand il joue sur scène, puis pour Nina HAGEN et Michael HUTCHENCE (INXS), avant de se lancer dans des projets solo sous le nom MAD SHEER KHAN (un surnom qu’il portait avant RAHMANN) aux confins d’une « world music » originale et non calibrée, livrant notamment une relecture à la fois indianisante mais non moins électrique du répertoire de Jimi HENDRIX sur [Samarkand Hotel].
Longuement mûri et arrangé, le disque de RAHMANN avait tout pour séduire, et a séduit effectivement (10 000 exemplaires vendus). Ajoutons que les morceaux bonus qui complètent cette réédition valent un détour réfléchi puisque ce sont des versions différentes de certaines compositions de l’album, enregistrées pour une K7 démo peu avant celui-ci. On remarque ainsi que la version de Danse sacrée est presque deux fois plus longue et que celle de Marche funèbre est autrement envoûtante que la version LP. Quant à l’excellentissime Atlanta, il est cette fois décoré par le violon d’Ali SHAIGAN. On avait bel et bien le sens de l’hospitalité chez RAHMANN…
Remercions donc Musea d’avoir sauvé cet unique disque de RAHMANN de l’oubli avec cette réédition CD assez soignée. Mais quand on sait que le répertoire de RAHMANN ne se limite pas aux six compositions incluses dans ce disque et que certains de ses concerts ont été enregistrés et même filmés, on se dit que, si on retrouvait la trace de tout cela, il y aurait matière à une « édition deluxe » assez grandiose. Qui sait, on peut toujours rêver…
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°4 – avril 1999,
et remaniée en 2022)