Robert FRIPP – Exposure
(Discipline Global Mobile)
1974 : Robert FRIPP a une vision des transformations à venir dans le monde, notamment celui de la musique. C’en est fini du temps des formations « dinosauriennes », devenues inaptes à véhiculer la création. La conséquence directe de cette conviction est la dissolution de KING CRIMSON. Par la suite, « Bob » a effectué une retraite spirituelle d’une année durant laquelle il s’est nourri de l’enseignement dispensé par J.G. BENNETT, lui-même disciple de G.I. GURDJIEFF. À son retour dans le monde profane (et celui de l’industrie musicale en particulier), FRIPP est devenu, outre un citoyen new-yorkais, un être et un artiste transformé, tourné vers une nouvelle phase de son évolution, de son développement intérieur et de sa carrière : « the Drive to 1981 ».
Il a l’idée d’une trilogie musicale exploitant le matériau pop et rock, dans lequel il voit un moyen d’expression idéal pour « discipliner » la pensée et les idées (non sans élargir les possibilités du genre, on s’en doute). Exit les longues pièces épiques et boursouflées, et pas question de réactiver un « super-groupe ». L’heure n’est plus aux dinosaures, mais aux « petites unités mobiles et intelligentes » (sic). C’est donc avec cette exigence de souplesse dans le travail que FRIPP convoquera Daryl HALL et Peter GABRIEL pour réaliser ce projet. Chacun d’eux devait faire un album sous son nom, mais avec la participation des deux autres dans la composition comme dans les arrangements. Pour FRIPP, ce sera l’album Exposure, troisième volet d’une trilogie comprenant déjà Sacred Songs de Daryl HALL et le deuxième album de Peter GABRIEL. Les trois albums partagent du reste des compositions communes, présentées dans des versions différentes.
Des problèmes inhérents au fonctionnement de l’industrie musicale empêcheront à cette trilogie d’apparaître comme elle aurait dû. Du coup, Exposure, paru en 1979, devient pour FRIPP le point de départ d’une nouvelle trilogie, personnelle cette fois, et devait être suivi d’un disque de « Frippertronics » et d’un disque de « Discotronics ». Les caprices de la réalité aidant, c’est finalement une quadrilogie qui verra le jour, avec God Save the Queen/Under Heavy Manners ; The League of Gentlemen et Let The Power Fall.
Synthèse d’idées et de styles, Exposure est le véritable « Who’s Who ? » d’un certain rock innovant (à défaut d’être « progressif ») de la fin des années 1970. On y croise un nombre éloquent de personnalités avec lesquelles FRIPP a travaillé, tant comme musicien que comme producteur. Et encore a-t-il fallu que de navrants problèmes contractuels obligent FRIPP à réquisitionner quatre chanteurs au lieu de deux.
Daryl HALL devait en effet tenir le chant sur une majorité de morceaux (sauf un, interprété par Peter GABRIEL), mais son management en a décidé autrement, horrifié à l’idée que l’implication de son poulain dans une telle « bizarroïdité » musicale ne fasse de tort à sa future carrière. Obligé de réenregistrer toute une partie de son album, FRIPP a ainsi fait appel à Peter HAMMILL (ou plutôt à son double rebelle Rikki NADIR) et à Terre ROCHE (THE ROCHES), pour un résultat proprement dément ! (Debbie HARRY de BLONDIE était également pressentie, mais d’autres navrants problèmes contractuels ont contrarié sa participation.) Outre ces quatre voix, le casting de musiciens est tout autant pharamineux : Narada Michael WALDEN, Barry ANDREWS (XTC), Tony LEVIN, Jerry MAROTTA, Sid McGINNISS, Phil COLLINS, etc. Vous excuserez du peu…
Hétéroclite, agressif, fragmenté, schizophrénique, nucléaire, ironique, paranoïaque mais aussi fragile, trouble et rêveur, Exposure présente un FRIPP morcelé, multiple dans ses choix stylistiques, renvoyant les échos du passé (Breathless, sorte de variation/déviation/chaînon manquant de Red, Lark’s Tongues in Aspic Part. III et VROOOM) et préfigurant les voies à venir, de l’avant-punk urgent et hérissé de la LEAGUE OF GENTLEMEN aux plages méditatives sourdes et ambigües des Frippertronics et des soundscapes (Urban Landscapes, Water Music I & II).
Des morceaux typés carrément rock n’roll (You Burn me up, I’m a Cigarette), blues (Chicago) ou folk (Mary), font état d’une urgence complètement transfigurée par les audaces sonores frippiennes. Celles-ci déploient une dynamique émotionnelle intense qui bouleverse le format soi-disant pop. S’y ajoutent des bribes de musique concrète et de l’échantillonnage (« sampling ») avant l’heure, avec ces incrustations de voix diverses enregistrées sur un magnétophone (celles de Brian ENO, J.G. BENNETT, Shivapuri BABA, la mère de FRIPP, des voisins qui s’engueulent…).
La diversité stylistique et le tourbillon d’idées illustrés par Exposure sont à la fois déroutants et excitants, et répondent à une cohérence au moins existentielle et spirituelle. À plus d’un titre, Exposure est à la fois un tournant, un carrefour, une plaque tournante dans l’évolution musicale de FRIPP (c’est son Sergeant Pepper, ont dit certains), qui l’a définit comme une autobiographie psychologique fonctionnant à différents niveaux, narrant le quotidien heurté d’un citadin américain, illustrant les tensions psychorigides de la cellule familiale ou sentimentale, et appelant l’être humain à développer dans une perspective initiatique la voie vers la liberté, la conscience et la vérité… le tout en quelque 45 minutes !
Malgré l’hypothèse liminaire formulée par Brian ENO en introduction (« Can I Play You Some of The New Things I’ve Been Doing, Which I Think Could be Commercial ? »), Exposure n’a pas été à son époque un succès commercial, mais cela n’a pas empêché que sa publication soit remise sur le tapis, à travers trois éditions différentes (la version LP de 1979, la version CD de 1987 – remastérisée en 1989 – et la version CD « definitive edition » de 1994), chacune se distinguant de l’autre par son (re)mixage, ses « edits », ses versions alternatives et autres carottes/casse-têtes masochistes pour collectionneurs… L’exemple le plus frappant de ces mutations en est la pièce Water Music II, dont la durée est passée successivement de 4’16 sur la première version à 6’26 sur la deuxième puis à 3’55 sur la troisième !
C’est l’histoire de ce disque dans ses transformations successives que retrace cette nouvelle version de 2006, qui prend la forme d’un double CD. Aurait-on donc droit cette fois à la véritable « ultra-definitive version », complète et exhaustive, de cette œuvre mutante ? Hum…
Faisons le point. Le premier CD contient le mix de la version originale vinyle de 1979 – inédit sur support numérique. C’est ce qu’on appelle la première version d’Exposure. Du moins, la première à avoir été commercialisée, puisqu’auparavant il y a eu une version dans laquelle Daryl HALL tenait tous les vocaux et qui, à en croire FRIPP, avait pour nom « The Last Great New York Heartthrob ».
Le second CD offre une version « mixte » des éditions remixées d’Exposure de 1987 et 1994 pour le support numérique. Cependant (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?), on y a ajouté (ou plutôt substitué) des versions totalement inédites de Chicago, de Disengage et de NY3 (rebaptisé New York New York New York, histoire d’embrouiller le monde bien que ça revienne au même) chantées par Daryl HALL (avec des paroles différentes pour New York…, hélas non reproduites dans le livret). Sur les versions inédites, les prouesses vocales de Daryl HALL impressionnent positivement, même si, bien sûr, Peter HAMMILL reste irremplaçable.
Apparemment, l’assemblage composite du CD2 a pour but de restituer une image de ce qu’aurait dû être Exposure à l’origine, si le manager de HALL n’avait pas mis son hola. Cinq morceaux bonus complètent ce second CD avec des versions inédites de Mary et d’Exposure avec Daryl HALL au chant, les versions alternatives remixées de 1985 de Disengage (HAMMILL au chant, et quel chant !) et de NY3 (avec des bribes de l’enregistrement de FRIPP de l’altercation chez ses voisins) et une version apparemment inédite de Chicago chantée en duo par Peter HAMMILL et Terre ROCHE (elle aussi une sacrée voix !).
Malgré ces bonus, cette version mixte d’Exposure ne se substitue pas complètement à chacune des précédentes éditions numériques. (On n’a pas la version « longue » de Water Music II, par exemple.) Un conseil donc si vous achetez cette version 2006 d’Exposure : gardez malgré tout votre version CD de 1989 ! Car en dépit de ces multiples points attractifs (remastérisation, livret reproduisant celui d’origine et y ajoutant plein de photos inédites et de commentaires du FRIPPounet), cette version double CD (disponible en boîtier plastique normal et en version digipack, histoire de réhabiliter la vertu « commercialisable » de l’œuvre, je suppose…) n’est pas « complètement complète ».
Il y aurait notamment d’autres versions de certains morceaux mais qui sont encore aujourd’hui inaccessibles, inexploitables ou disparues. On chuchote ainsi qu’il existe une autre version en trio de la chanson Mary, entre autres trésors cachés… Exposure n’en finira donc jamais d’être continuellement réédité, comme toutes les œuvres de FRIPP et de KING CRIMSON, du reste !
Au moins chaque nouvelle réédition offre-t-elle l’opportunité de redécouvrir avec jubilation ce disque visionnaire, c’est bien là l’essentiel ! Les indécrottables accrocs au vieux style progressif en seront quittes pour enfin saisir l’occasion d’affronter la vérité que veut leur faire voir en face ce satané album…
Stéphane Fougère
Label : www.dgmlive.com
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°21 – janvier 2007)