Robert WYATT – ’68
(Cuneiform Records / Orkhêstra Int.)
Le méritant label américain Cuneiform Records avait déjà commencé à creuser dans les caves de Robert WYATT en sortant en 2003 la compilation d’archives Solar Flares Burn for You, qui contenait une sélection d’enregistrements rares ou inédits s’étalant de 1972 à 2003. Il récidive à présent avec ce ’68 qui, comme son titre l’indique et contrairement à son prédécesseur, est centré sur une seule session d’enregistrement provenant de la « glorieuse époque » avec SOFT MACHINE et que l’on croyait évidemment disparue ! C’était compter sans la ténacité de Steve FEIGENBAUM, (Monsieur Cuneiform), qui a décidément le nez fin pour dénicher les perles rares dont l’intérêt historique est de premier ordre et la qualité musicale de même niveau.
Cette session a donc été enregistrée à Hollywood et New York City en octobre et en novembre 1968, après la tournée que SOFT MACHINE a effectuée aux États-Unis, jouant en première partie du Jimi HENDRIX EXPERIENCE. Robert et Jimi s’étant apparemment bien entendu comme larrons en foire, ledit HENDRIX a ainsi prêté main forte à WYATT en s’emparant d’une guitare basse bien vrombissante sur le morceau Slow Walking Talk, ici présent. (Il s’agit à l’origine d’un morceau que Brian HOPPER avait écrit pour les WILDE FLOWERS et que Robert WYATT retravaillera pour engendrer Soup Song, sur son album Ruth is Stranger than Richard.)
Pour les scrupuleux fans d’archives wyattiennes, cette pièce n’aura rien d’inédit puisqu’elle figurait déjà dans Calling Long Distance de Jimi HENDRIX ainsi que dans la compilation de Robert WYATT Flotsam Jetsam, parue en 1994 chez Rough Trade. N’empêche, plusieurs fans se sont demandés à l’époque de la sortie de ladite compile si d’autres morceaux de la même session avaient été enregistrés par les deux compères. ’68 répond par l’affirmative à la première partie de la question, et par la négative à la seconde partie.
Les trois autres morceaux inclus dans ’68 ont été enregistrés par le seul Robert WYATT, lequel assure donc tous les instruments (piano, orgue, basse, batterie, percussions) et bien sûr le chant, à l’exception de la version de Moon in June, dont la seconde moitié a été captée en 1969 en Angleterre, avec la participation des compères soft-machiniens Mike RATLEDGE et feu Hugh HOPPER. Là encore, la version n’est pas inédite, puisqu’un extrait figurait également dans Flotsam Jetsam et que son intégralité avait été incluse dans un CD d’archives de SOFT MACHINE paru chez Cuneiform en 2002, Backwards (lire notre chronique dans cet article).
Et histoire de compliquer l’affaire, cette démo de Moon in June était, sur la première édition de Backwards, tirée d’un acétate ; sur l’édition suivante, elle provenait d’une bande nettoyée. C’est la même que l’on retrouve sur ’68, cette fois remastérisée et offrant la meilleure qualité possible.
On pourra s’agacer de ce recyclage incessant, mais certains diront que c’est pour la bonne cause, et il n’y a rien de tel pour élever cette version démo au rang de « classique » indispensable, et dont la structure est globalement très proche de la plus célèbre version studio de l’album Third. Les analystes pointilleux s’amuseront donc à décortiquer les différences entre les deux versions, la plus grande différence concernant bien entendu les paroles. Cette version démo est en effet affublée de textes que l’on jurerait improvisés par WYATT, ou au moins écrits durant la session puisque Robert y fait allusion au contexte dans lequel il enregistre, à l’instar de la version BBC que l’on peut entendre sur le double CD paru chez Hux Records.
Il n’y a donc que les deux autres enregistrements inclus dans ’68 qui soient véritablement inédits. Chelsa, qui démarre ce CD d’archives, est une sorte de balade pop-soul qui sera plus tard retravaillée pour devenir Signed Curtain, intégré au premier album de MATCHING MOLE.
Quant aux Rivmic Melodies, si elles sont moins convaincantes que Moon in June dans leur façon d’assembler chansons et séquences instrumentales en un tout cohérent, elles n’en gardent pas moins un caractère dadaïste bien trempé qui est ici encore plus mis en évidence que dans la version figurant dans le Volume Two de SOFT MACHINE. Le passage où Robert WYATT y récite l’alphabet anglais y est savoureusement prolongé et décuplé par le re-recording et garantit une bonne poilade pour l’auditeur !
Pas triste non plus est le segment correspondant à Dada Was Here, dont la tonalité d' »espagnolade » prononcée est due à une progression d’accords inspirée, selon WYATT, par McCoy TYNER, et par la si distincte approche de la langue espagnole de son interprète !
Pour le reste, WYATT brode et brode encore au piano et à la batterie selon le feeling du moment, c’est dire si cette version des Rivmic Melodies s’éloigne suffisamment de celle de Volume Two pour susciter l’intérêt. Au total, même si ’68 ne contient que 50 % de matériel vraiment inédit, il a au moins le mérite d’une cohérence de contenu puisqu’il reconstitue l’intégralité (enfin, à ce qu’il semble !) d’une session de grande valeur artistique, et donne l’impression d’assister à un moment d’histoire et de genèse particulièrement prenant.
Ce ’68 s’écoute comme un corpus de versions alternatives de quelques-unes des plus belles pièces du WYATT de l’époque SOFT MACHINE, une sorte d’album parallèle éclairant la point de vue de Robert. Du reste, l’illustration de pochette du CD (une photo du visage de Robert jeune) ressemble à s’y méprendre à une pochette de disque de l’époque, donnant la sensation d’avoir affaire à une réédition.
La lecture du livret s’avère non moins passionnante que l’écoute du CD, puisqu’il retranscrit un entretien qu’Aymeric LEROY a mené récemment avec WYATT et qu’il a complété de citations d’autres entretiens, y compris avec Hugh HOPPER et Phyllis SMITH (une copine d’époque de Robert), de manière à offrir au lecteur un maximum d’informations sur ces moments que l’artiste a passés à New York. On sent que Robert WYATT a dû forcer un peu sa mémoire, même si celle-ci reste parfois lacunaire ou confuse, attribuant l’écriture du texte de Chelsa à Kevin AYERS, tandis que le regard plus biographiquement pointu d’Aymeric LEROY en attribue la paternité à Daevid ALLEN. (Et effectivement, on peut écouter une version de cette chanson dans le medley des Cafe Montelieu Demos qui figure dans le CD d’archives de GONG Camembert éclectique paru sur GAS Records.) Vous verrez que, bientôt, on aura droit à une nouvelle édition de ’68 avec force corrections biographiques et nouvelle remastérisation ou remixage !
Blague à part, ’68 a tout de l’album ultime du sieur WYATT, et son acquisition en est au pire indispensable, au mieux obligatoire. Mais vous l’avez déjà, non ?
Stéphane Fougère
Label : www.cuneiformrecords.com
Distributeur : www.orkhestra.fr
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°34 – janvier 2014)