Roger LAHANA
De K’a à Uchronia, le parcours singulier d’un compositeur de notre temps
Co-fondateur, avec Stéphane CONSALVI, pianiste, du groupe EVOHÉ dans les années 1970 à Toulouse, le percussionniste et pianiste Roger LAHANA illustre pleinement le parcours d’un compositeur ayant expérimenté des formes de composition sans concession mais toujours sous-tendues par une intention au moins symbolique, voire philosophique ou/et spirituelle.
La publication en 2017 d’un vinyle et d’un CD par le label nantais Vapeur Mauve a permis à un public resté fidèle à EVOHÉ – malgré les nombreuses années de silence qui ont précédé sa publication – d’entendre à nouveau les principales pièces jouées par ce groupe. Ce fut là l’occasion de redécouvrir une musique d’une grande vitalité, complexe, et d’une grande énergie. Puis cette période intense a vu ensuite se diversifier les pratiques artistiques (littéraires, scientifiques, musicales…) de ses membres.
Cependant cette résurgence tardive mais salutaire de la musique d’EVOHÉ (cf. chronique récente de Stéphane FOUGÈRE au sujet de 77-81, un double CD d’EVOHÉ publié par Musea en 2020 https://www.annagaloreleblog.com/2022/11/01/rythmes-croises-publie-un-article-genial-sur-evohe/) a remis sur les rails de la composition les deux co-fondateurs d’EVOHÉ, Roger LAHANAet Stéphane CONSALVI. Nous aurons l’occasion d’évoquer bientôt le travail spécifique et passionnant de Stéphane CONSALVI. Roger LAHANA, quant à lui, en est à son onzième album numérique, intitulé Uchronia (*), publié le 3 avril sur la plupart des plateformes en ligne.
La riche palette de Roger LAHANA nous invite, à travers cet album, à explorer les registres tantôt symphoniques, tantôt ethniques, mâtinés de chants de transe quasi-chamaniques, de pièces qui nous racontent une histoire, un paysage, un champ émotionnel, de façon suggérée certes, mais sans dirigisme : l’imaginaire du musicien rencontre ici celui de l’auditeur qui peut à loisir construire sa propre narration ou se laisser emporter par le déroulement de chaque composition. Uchronia, à ce titre, est un pallier supplémentaire de cette démarche déjà perceptible mais de plus en plus maîtrisée de Roger LAHANA pour qui chaque note, chaque choix de marche harmonique, d’accord ou de timbre répond à une exigence de cohérence avec l’objectif visé par la composition, objectif suggéré par le titre de chaque pièce, dont il constitue le fil directeur, une sorte de cap de sa feuille de route, d’orientation esthétique et philosophique sur laquelle se construit ensuite la composition.
Roger LAHANA me fait systématiquement parvenir une première audition de chacune de ses œuvres -notre collaboration musicale date d’EVOHÉ et il me fait l’honneur de considérer que ma critique lui importe, quoique, d’une façon générale, je n’aie guère d’amélioration à lui suggérer car la cohérence de sa démarche et son perfectionnisme sont clairement audibles dans ses compositions ! Je note cependant, au fil du temps, -et je m’en réjouis- que le caractère « cinématographique » de ses compositions s’affirme de plus en plus. Peut-être cette démarche réifiée de composition s’inscrit-elle dans la continuité de celle de l’écrivain (Roger a une dizaine d’ouvrages à son actif) qui a déjà eu l’occasion, à maintes reprises, d’exprimer, dans le registre littéraire, des thèmes et des préoccupations en rapport avec de grands mythes religieux, spirituels ou/et civilisationnels. L’utopie n’est jamais loin chez Roger LAHANA : c’est celle des fraternités interculturelles, des enrichissements croisés savamment équilibrés qui ne relèvent pas de la dilution mais que de subtiles superpositions mettent en valeur dans leurs spécificités. La sinistre actualité nous montre hélas combien l’oubli de cette dimension utopique et fraternelle inhérente à la création musicale fracasse l’Histoire humaine.
Entretien avec Roger LAHANA par Philippe PERRICHON
Philippe PERRICHON : Lorsque je suis arrivé dans le groupe EVOHÉ en 1976, la structure de K’a avait atteint un haut degré d’aboutissement puisque la pièce durait déjà environ 45 minutes. Je ne sais pas si nous avions jamais commenté ensemble cette première audition pour moi de la musique d’Evohé, mais je peux te dire que K’a était une révélation continuelle, d’un bout à l’autre de cette pièce que vous aviez interprétée ce jour-là à trois, toi à la batterie, Stéphane au piano et Michel à la basse. Tu m’avais invité à me joindre avec ma guitare à votre répétition, mais mes interventions furent rares et ponctuelles. C’était à Barry dans le Lot, non loin de Cahors. Pour moi c’était LA rencontre musicale absolue : un aboutissement et un dépassement des couleurs qui m’imprégnaient jusque-là (MAGMA, MAHAVISHNU ORCHESTRA, ART ZOYD, HENRY COW…). Je suis sorti de cette audition KO debout, persuadé d’avoir assisté à l’ouverture d’un portail incontournable dans ma vie musicale.
Dès lors et pendant longtemps, je rêvais des sonorités incroyables que j’entendis ce jour-là. Les harmonies et les mélodies dégageaient une énergie puissante que soutenait un cadre rythmique truffé de mesures impaires. Le tout était interprété avec une maîtrise que je ne rencontrerai sur scène que chez MAGMA quelques mois plus tard, à ceci près que EVOHÉ était un groupe tout neuf qui sonnait, déjà, avant même son premier concert, avec une maturité et une osmose impressionnantes.
C’était en juillet 76 : vers la fin du mois tu étais passé me voir à Toulouse et m’avais confié un enregistrement de K’a en répétition. Pendant que je l’écoutais dans le salon, toi, dans la cuisine, tu apportais la dernière main à la partition de guitare – celle-là même que tu as publiée sur le site www.evohe.eu. J’avais carte blanche pour proposer d’éventuels changements à la partie de guitare initiale, pourvu, évidemment, que ces changements s’inscrivent dans le respect de la couleur de la pièce. Le rêve quoi ! Et nous nous revîmes un mois plus tard dans le local de l’Union, proche de Toulouse, où nous devions ensuite répéter deux fois par semaine, pendant deux à trois heures : ce fut une deuxième révélation et ma palette, cette fois, était intégrée à celle du groupe. J’évoque tout cela car si le caractère complexe de K’a était déjà, en soi, un challenge non négligeable, le dos de la partition que tu m’avais confiée était annoté de considérations symboliques d’une grande richesse : la symbolique des nombres de la cabale y côtoyait des références à la mythologie égyptienne et tous ces éléments constituaient en quelque sorte le langage codé qui sous-tendait chacun des thèmes, mais aussi leurs articulations et la structure même de la pièce dans son ensemble.
Avant que tu t’endormes (hi hi ! désolé d’avoir été un peu long) j’en viens donc à ma question : si l’on peut dire que l’assemblage et la combinaison des métriques et de leur symbolisme constituent l’ossature de K’a et donc, d’une certaine façon, lui confèrent son caractère narratif, à ton avis quel impact sur l’auditeur, quelle part de cette narration ou de ce voyage symbolique peuvent être perçus par le public ? Ou d’une façon plus générale, quelle était l’intention première présidant à la composition de K’a ?
Roger LAHANA: Tout d’abord, merci pour cette évocation de tes premiers contacts avec EVOHÉ et ton intégration enthousiaste dans le groupe à cette époque. Nous avons tout de suite été certains que tu étais exactement le guitariste que nous recherchions pour enrichir notre musique. Au passage, j’ai été ému par tes mots sur l’impact que cela a provoqué chez toi, je ne me souviens pas que nous en ayons parlé de façon aussi explicite auparavant. Ce qui répond à ta première question ! Je pense que tous les symboles que j’avais cachés dans les thèmes qui constituent K’a n’avaient pas besoin d’être connus – et heureusement – pour apprécier la richesse et la puissance de cette composition. C’est son énergie qui va bouleverser l’auditeur, sa complexité rythmique qui va le remuer, voire le déstabiliser. Je vois K’a comme un torrent qui dévale une pente abrupte et on n’a pas besoin de comprendre la nature profonde de chacun des cailloux qu’il charrie pour être emporté par sa puissance.
Ce qui m’amène à ta deuxième question : l’intention première était celle-là, composer un concentré de force à la fois brutale et sophistiquée d’un point de vue harmonique et rythmique – le mot K’a vient de la mythologie égyptienne, il signifie le souffle vital. Si les symboles que j’ai utilisés tout au long des thèmes étaient importants pour moi et plus largement pour nous quatre qui allions les jouer afin de créer une compréhension commune de ce qui sous-tend les suites de mesures et d’harmonies inhabituelles, ces symboles restaient forcément cachés pour le public qui les prenait en vrac sans avoir aucune clé de par où commencer pour dérouler les entrelacements de notes. Et après tout, c’est bien là le sens du mot occulte – je lisais beaucoup sur le sujet à cette époque et cela m’imprégnait profondément. »
Ph.P : J’aimerais qu’on aborde la question du son du groupe. Je crois me souvenir qu’un des objectifs de la sonorisation était de placer nos quatre instruments sur un plan égalitaire. Le résultat obtenu était ce caractère puissant, homogène et linéaire de la couleur générale du groupe. Était-ce intentionnel et, si oui, quel était l’objectif musical espéré ?
Roger : « Oui, c’était absolument intentionnel, du moins en ce qui me concerne. Je précise à ce stade que EVOHÉ a été créé certes à mon initiative, mais ensuite en osmose profonde avec Stéphane CONSALVI, le clavier du groupe. Impossible de dire après coup qui a apporté telle note ou telle variation. Et cela reste vrai lorsqu’on ajoute à notre duo initial tous les apports de Michel à la basse et de toi à la guitare. Vos parties s’appuyaient certes sur une structure écrite à la note près par Stéphane ou moi au départ, mais vous les avez ensuite très largement développées à votre façon, avec votre talent exceptionnel d’instrumentistes hors normes et de vrais musiciens capables d’aller au-delà de n’importe quel bout de partition qui vous servait de point de départ. Donc, oui, absolument, le groupe n’avait de sens que dans la fusion de nos quatre contributions et de ce fait, chacun de nous avait exactement autant d’importance dans le résultat final. »
Ph.P : Même si pour K’a, des thèmes comme Vrill en 15/4, et le final en 23/8, permettaient au guitariste et au pianiste de s’exprimer assez librement, on peut tout de même affirmer que, de la majorité de la pièce (et c’est encore plus vrai pour les autres compositions du groupe), sont exclues les interminables jouxtes de solistes dont le jazz fusion était prolixe à la même époque. Je suppose que cela aussi s’inscrit dans une intention délibérée…
Roger : « Alors là, oui, clairement, rien ne me gavait plus à l’époque – et toujours aujourd’hui – que ces figures imposées dans tant de groupes (pas uniquement de jazz fusion) qui consistent à mettre en avant successivement chacun des musiciens pour qu’ils puissent montrer à quel point ils sont bons. Il s’agit là d’une pure manifestation d’ego, totalement artificielle et nombriliste. Il est rare qu’au bout la musique y gagne. La plupart du temps, c’est d’un ennui total. »
Ph.P : Pour revenir à la question du son, je dois bien avouer que l’homogénéité sonore du groupe est déjà présente par les interactions entre la basse et la batterie – très « emboîtées » – d’une part, et le caractère parfois cinglant qui caractérise ton jeu sur les cymbales et les accords du piano d’autre part. Peux-tu me dire comment tu concevais tes parties de batterie et le rôle que tu attribuais à ton instrument dans le cadre de la musique d’EVOHÉ ?
Roger : « Ma réponse va peut-être te paraître simpliste, mais il s’agissait pour moi uniquement d’instinct. La batterie était l’un des quatre instruments et, comme je l’ai dit plus haut, nous avions tous les quatre la même importance. J’ajoute que j’ai une formation solide de scientifique, j’ai soutenu deux thèses dont l’une en mécanique quantique, un univers fascinant et déroutant où tout est mathématique, mais dans une logique qui n’a rien à voir au premier abord avec le monde tel que nous le percevons, ce qui est une gymnastique exaltante pour l’esprit. Mon attirance pour la beauté des nombres et, plus généralement, des équations et des modèles numériques a toujours résonné (encore une notion de physique, une discipline entièrement dominée par les mathématiques) de façon évidente avec mes lectures sur les symboles des nombres, en particulier la Cabale. En cela, je n’avais rien de différent des philosophes-mathématiciens grecs tels que Pythagore qui considéraient que l’harmonie de l’univers est forcément descriptible sous forme de modèles mathématiques.
Dans mon esprit, une simple mesure en 4/4 ou en 3/4 n’a rien de particulier, il s’agit d’une convention arbitraire. Je ne voyais rien de spécialement compliqué à utiliser plutôt des mesures en 15/4 ou en 23/8 et à en changer à chaque fois que le développement des thèmes le suggérait. Je me contentais de voyager à travers toutes ces mesures et tous leurs changements comme dans un paysage, sans ressentir la moindre difficulté technique à le faire. Rien de plus familier qu’un arbre avec son feuillage, rien de plus complexe que la structure de ses feuilles et pourtant cela ne pose aucun problème de compréhension de ce qu’est un arbre. Les sons que je produisais avec mes fûts, mes cymbales et mes nombreuses percussions venaient de façon aussi naturelle que si je décrivais ce que je voyais. La logique suprême de la musique induisait tout le reste. »
Ph.P : Après 1981 peu à peu, l’activité du groupe a cessé et tu es entré dans une longue période caractérisée par ton travail de recherche dans le milieu médical d’une part, et par un investissement dans le travail d’écriture d’autre part. Peux-tu en dire davantage sur cette longue jachère musicale et évoquer, outre comment a rejailli ce besoin de t’exprimer par la musique, quelle est, aujourd’hui, ton approche et ta pratique de la composition ?
Roger : « De façon simple, je peux dire que le besoin de créativité ne m’a jamais quitté, il s’est juste exprimé de différentes manières. Quand EVOHÉ s’est arrêté, il n’était pas simple de continuer à faire de la musique après une intensité pareille. J’ai joué dans quelques groupes locaux uniquement pour le fun – dont un de punk rock, SPIEGEL, très énergique et très drôle, mais bien sûr infiniment moins sophistiqué musicalement – et puis j’ai rangé ma batterie lorsque j’ai été embauché par le centre de recherches d’une grosse entreprise pharmaceutique implantée dans le sud-ouest.
En parallèle, je m’étais investi dans la recherche, en adoptant un angle qui était à cette époque (on parle du début des années 1980) totalement atypique : la modélisation moléculaire. Il s’agit de l’utilisation d’outils informatiques créés sur mesure pour tenter de prédire si telle ou telle molécule avait plus de chance qu’une autre de présenter une activité biologique intéressante. Je me suis mis à développer du code, beaucoup de code – des centaines de milliers de lignes – avec pour but de représenter les molécules en 3D et d’évaluer tout un tas de paramètres dynamiques et/ou physico-chimiques afin d’établir ce que l’on appelait des relations structure-activité.
Qu’est-ce qui fait qu’une molécule va être un analgésique, un antitumoral, un anxiolytique, un poison ou quelque chose qui présente un goût sucré sympathique pour compléter un mojito ? Les logiciels que j’ai développés à l’époque sont, pour certains, devenus commerciaux et diffusés sur toute la planète (ce qui ne m’a pas rapporté un centime, je recevais un salaire pour faire ce travail et rien de plus). L’évolution progressive de ces logiciels a conduit à des techniques qui étaient l’ancêtre de ce que l’on nomme aujourd’hui le big data. J’ai adoré cette époque. Créer de nouvelles technologies basées sur de la programmation qui, fondamentalement, revenait à développer des techniques de maths appliquées, voilà qui était entièrement dans mon jardin culturel premier, les chiffres.
Par la suite, en passant d’une entreprise à une autre, mon rôle a évolué graduellement de chercheur, les mains dans le cambouis, à manager, ce qui est une fonction radicalement différente qui a laissé de moins en moins de place à la créativité au fur et à mesure de l’évolution de ma carrière professionnelle. C’est là, à l’occasion d’un passage particulier de ma vie sentimentale un peu chaotique, que je me suis mis à écrire des romans. Grand retour de la créativité, très exaltant. J’ai commencé par un roman d’amour, étant donné l’origine de ma conversion en écrivain, mais j’ai ensuite rapidement évolué vers le challenge d’écrire des thrillers, basés à chaque fois sur une trame inspirée par un retour à mes racines culturelles autour des mythologies, des religions ancestrales, des grands mythes et de la symbolique. Comme je travaillais encore, j’avais pris un pseudo pour ne pas avoir d’ennuis avec ma direction, un pseudo féminin pour brouiller les pistes, Anna Galore, simple anagramme phonétique de mon prénom et de mon nom.
Au bout de quelques années et d’une dizaine de romans publiés plus quelques autres ouvrages, j’ai croisé la route d’un grand leader de la cause anti-corrida, ce qui a entraîné un nouveau virage qui a coïncidé avec le fait que je venais d’atteindre, avec un soulagement énorme, l’âge auquel je pouvais prendre ma retraite professionnelle et être enfin libre, sans avoir à répondre à qui que ce soit d’autre que moi-même et mon épouse que j’aime par-dessus tout et qui est mon guide, mon inspiration, ma sauveuse sous bien des aspects et grâce à qui j’ai recroisé ta route et celle de Stéphane avec une joie ineffable.
C’est à partir de là que j’ai recommencé à composer, avec les moyens modernes qui permettent de le faire de nos jours et qui sont d’une puissance faramineuse propre à démultiplier l’inspiration car tout est désormais possible, la virtuosité devenant une caractéristique purement secondaire puisque tous les développements les plus sophistiqués sont accessibles quand on passe par ces magnifiques logiciels de production musicale, tels que celui que j’ai choisi sur les conseils de Stéphane [CONSALVI], Cubase Pro, un des grands standards utilisés par les compositeurs actuels, dont Hans ZIMMER qui est pour moi un modèle absolu – la musique du film Dune est un exemple parfait du genre dans lequel je m’inscris désormais. »
P h.P : Si j’en juge par les différents titres de tes compositions récentes – je crois que tu en es à ton onzième album en moins de cinq ans – ton souhait d’y évoquer des questions fondamentales liées à tes préoccupations intimes – philosophiques ou/et spirituelles et scientifiques- est toujours présent. Qu’est-ce qui a changé – ou en quoi cette façon d’évoquer ces questionnements a évolué – depuis les années 1970/80 où, avec Stéphane CONSALVI, le pianiste du groupe, tu apportais un matériau considérable à la musique d’EVOHÉ ?
Roger : « Mes sources d’inspiration restent les mêmes : la symbolique sous toutes ses formes, les mondes anciens à qui le nôtre doit tout historiquement, culturellement et spirituellement, les racines de l’humanité, sans oublier mon amour des sciences dures : la mécanique quantique, la physique, l’astrophysique, les mathématiques. Tout cela constitue le terreau d’une richesse infinie où je puise mon inspiration depuis que j’utilise Cubase. Sans faire en aucun cas injure aux vrais groupes constitués de musiciens qui jouent en live et pour lesquels j’ai une admiration intacte (ceux qui composent et jouent des choses intéressantes, bien sûr), j’ai soudain avec ce logiciel – il en existe d’autres équivalents – le super pouvoir d’avoir sous les doigts tous les instruments imaginables (numérisés avec un niveau de qualité incroyable) que je peux mettre en œuvre comme si j’étais un poly instrumentiste surdoué (ce que je ne suis pas).
Je deviens un démiurge qui peut aussi bien composer un hommage à MESSIAEN qui met en œuvre une bonne trentaine d’instruments virtuels comme dans un orchestre symphonique que du heavy métal augmenté (je veux dire par là, enrichi par des développements que EVOHÉ ne renierait pas), voire des musiques urbaines reprises à ma sauce (une expérience passionnante à laquelle j’ai consacré un album entier à la suite d’échanges très riches avec un ami qui a le tiers de mon âge et qui compose du rap et de l’EDM).
En fait, quand on réalise qu’on peut tout composer pour peu que l’idée nous traverse l’esprit, on se dit que la division de la musique en genres, qui entraîne une division en chapelles plus ou moins étanches et mutuellement excluantes, est en fait un appauvrissement, qu’on peut transmuter en enrichissement sans limites si on va chercher dans ces dizaines de genres musicaux des motifs qui s’allient de façon parfois inattendue, mais souvent sublime.
L’invention de la world music, en particulier par Peter GABRIEL, a été un accomplissement pionnier extrêmement inspirant. Poser des chants traditionnels en farsi ou en bambara sur des percussions éthiopiennes soutenues par une basse et une batterie rock, tous les métissages sont permis. Ils sont la source de créations qui, par la suite, ne peuvent plus se caractériser par aucune étiquette et qui sont pourtant extrêmement agréables à écouter, sans avoir à analyser quel motif vient d’où et signifie quoi. On atteint le but ultime, le Graal : l’universalité de la musique. Plus aucune barrière ni aucun interdit, toutes les harmonies sont permises (c’était déjà le cas avec EVOHÉ). Toute la créativité musicale de l’humanité sans frontières géographiques, culturelles ou temporelles, tout cela pulvérise les œillères, les habitudes sclérosantes, les a priori arbitraires. L’Univers est infini, la musique qui l’exprime l’est aussi. »
Ph.P : En somme, on peut considérer que cette mise en jachère musicale de plusieurs années n’a pas obéré la maturation de ton inspiration ?
Roger : « C’est même l’inverse ! Mon seul regret – purement formel parce qu’en fait je n’en ai aucun – c’est qu’il faille autant de temps pour devenir mûr ! Mais ce n’est qu’une boutade, bien sûr. Il faut une vie pour enrichir sa pensée, ses capacités, sa vision de l’univers et ensuite l’exprimer, dans mon cas musicalement, de façon toujours plus maîtrisée et excitée à la fois. »
Ph.P : Bien que je connaisse en partie ta réponse, y a-t-il des musiciens particuliers dans ton univers musical qui ont pu être, peu ou prou, des modèles ou, à tout le moins, des aiguillons dans ta démarche de musicien et de compositeur ?
Roger : « Oui, bien sûr. Personne ne crée rien à partir de rien, on a tous nos racines, nos sources d’inspiration, nos prédécesseurs qui sont, eux, d’authentiques génies. C’est tout ce qui va créer notre envie de créer à notre tour, sans jamais prétendre égaler les maîtres immenses qui nous ont précédés, mais en les remerciant à chaque seconde pour tout ce qu’ils ont apporté à l’humanité en général et à nous en particulier qui marchons dans leurs pas. Pour reprendre l’image tellement belle et vraie du philosophe platonicien du XIIe siècle Bernard de Chartres, nous sommes des nains sur des épaules de géants et c’est grâce à cela que nous pouvons voir et aller plus loin. En ce qui me concerne, je mets dans le rôle des géants STRAVINSKY, MESSIAEN, BARTÓK, BEETHOVEN et dans un genre plus actuel (au sens large), MAGMA, MAHAVISHNU ORCHESTRA, Peter GABRIEL, PRINCE, KING CRIMSON et surtout, tous ces artistes anonymes qui font de la musique traditionnelle en Afrique, notre berceau à tous les points de vue, y compris musical. »
Ph.P : On peut difficilement être plus investi que toi dans la lutte contre la tauromachie puisque tu es co-fondateur et président de l’association No Corrida qui mène un travail fondamental pour l’abolition de cette barbarie pratiquée en France – bien que 87 % des Français en souhaitent l’abolition pure et simple – alors même que l’Espagne, son pays d’origine, semble la bouder de plus en plus. Cet engagement est-il en lien avec ta sensibilité philosophique et les rencontres qui ont jalonné ta vie dès ta jeunesse ? Je pense notamment à cette rencontre fabuleuse du XVIe Karmapa que tu évoques dans ton récent livre Karmapa Tchenno, Karmapa que j’ai rencontré grâce à toi à Toulouse en 1977.
Roger : « En effet, tout commence pour moi en 1976, quand j’ai créé avec trois autres personnes l’un des tout premiers centres bouddhistes tibétains en France, c’était dans la banlieue de Toulouse et je raconte cette épopée dans Karmapa Tchenno. J’ai vécu pendant un an sous le même toit qu’un maître immense, Pawo RINPOCHÉ, ce qui n’empêchait pas son humour omniprésent, une caractéristique qu’il partage avec tous les lamas et moines tibétains que j’ai rencontrés depuis. Il faut dire que le but fondamental du bouddhisme tibétain n’est pas d’aller après la mort au paradis ou de profiter de 70 vierges, mais tout simplement d’être heureux dans celle-ci. Il s’agit donc d’un enseignement résolument joyeux et optimiste. Comme le dit si simplement le Dalaï-Lama : « Le bouddhisme, c’est simple : faites du bien. Et si vous ne le pouvez pas, au minimum ne faites pas de mal ».
À partir de 2013, je me suis mis à écrire des livres de non-fictions, qui relèvent plus du genre essai ou biographie. Le premier, Corrida la honte, est une enquête de deux ans extrêmement documentée sur les dessous peu reluisants de la tauromachie. Le second, Violence dans les arènes, détaille un événement fondateur de la lutte anti-corrida en France, le lynchage de plusieurs dizaines de militants par des aficionados, suivi des minutes du procès qu’on a enfin réussi à obtenir au bout de quatre ans d’actions diverses, procès qui a vu condamner la plupart des prévenus dont certains à de la prison ferme. Ces deux premiers livres ont été édités par les Éditions du Puits de Roulle, une maison fondée par mon épouse Stéphanie, qui a créé une collection consacrée à la cause animale, très joliment nommée Être Sensible.
J’ai ensuite co-écrit avec André-Joseph BOUGLIONE son autobiographie. Circassien d’une famille illustre du monde du cirque, ancien dompteur comme son épouse Sandrine, ils ont tous les deux pris conscience de façon remarquable que garder des fauves dans des cages était une maltraitance qui devait disparaître. Il a alors décidé de créer le premier cirque traditionnel français sans animaux, qu’il a nommé l’Ecocirque (il y est parvenu, son cirque a tourné un peu partout en France). Il voulait raconter sa démarche avant que ce cirque voie le jour, mais ne se sentait pas d’écrire lui-même son livre et, grâce à une amie commune qui nous a mis en contact, lui et son épouse m’ont raconté tous les détails de leur jeunesse et de leur évolution au cours de plusieurs rencontres que j’enregistrais, ce qui m’a permis d’écrire le livre entièrement basé sur leurs mots, Contre l’exploitation animale (éditions Tchou). Pour des raisons de fluidité et à la demande de l’éditeur, le livre est écrit à la première personne comme si c’était André-Joseph qui racontait, ce qui me convient parfaitement puisque c’est bien de lui que vient ma narration.
Enfin, mon ouvrage le plus récent est Karmapa Tchenno que tu as évoqué dans ta question. Je l’ai écrit à l’aimable requête de Stéphanie qui m’a dit qu’elle était frustrée de ne savoir de cette époque de ma vie que des bribes que je lui racontais et de lire des ouvrages sur Karmapa qu’elle trouvait tous décevants par rapport à la façon dont je lui en parlais. Elle m’a alors dit que je n’avais plus qu’à écrire ma propre version de l’histoire, un ouvrage détaillé qui retrace cette époque d’une richesse incomparable et tellement fondatrice de celui que je suis devenu. C’est bien sûr elle qui l’a édité. »
Ph.P : Quel lien établis-tu aujourd’hui entre tes préoccupations spirituelle et musicale ? L’une te semble-t-elle pouvoir servir l’autre et comment, habité d’une quête spirituelle ou/et humaniste, éthique, philosophique, te semble-t-il possible d’inviter l’auditeur de ta musique à entamer ou approfondir sa propre quête d’intériorité ?
Roger : « En ce qui me concerne, tout est intimement lié, je pense que mes réponses précédentes l’illustrent largement. Je n’ai qu’un cerveau, qu’un esprit, qu’un parcours, qu’une vie, quelle que soit la multiplicité de ses facettes. Mon parcours est ce qui m’a construit. Quant à inviter l’auditeur dans ce monde, on en revient à ce que je disais à ce sujet au début de notre entretien sur la perception des auditeurs de la musique d’EVOHÉ. Le seul indice qui leur est donné est le titre de chaque composition – au passage, je commence toujours par le titre, avant de poser la première note, c’est ce qui va induire tout le reste. Mon conseil minimal est qu’il aille jeter un coup d’œil sur Wikipédia à ce qui est dit sur tel ou tel titre, ce sera un bon début. Quant à l’approfondissement d’une quête d’intériorité, il relève du parcours et des inclinaisons de chacun. Je ne suis certainement pas un gourou, je vis en interdépendance avec le monde qui m’entoure comme n’importe lequel d’entre nous. À chacun de suivre sa voie. »
De gauche à droite : Roger Lahana, Lama Samten Yeshi, Philippe Perrichon. Photo prise par Stéphanie Lahana, alias Lama Mandesha, en 2017 à Nîmes, lors d’une séance de travail expérimental autour de la musique rituelle bönpo.
(*) Pour paraphraser un certain Jannick TOP (cf ses propos au sujet du peuple d’Ork dans l’album de MAGMA comportant la version studio de Köhntarkösz), nous dirions que l’Uchronie est à l’Utopie ce que l’Histoire d’un monde parallèle pourrait être à l’Histoire de notre monde, l’idée centrale étant d’évoquer et de créer un récit civilisationnel, culturel, historique, basé sur les développements possibles d’un futur réorienté à la suite de la modification d’événements du passé avec l’espoir, suggéré en filigrane, que ces mondes, présents ou parallèles, puissent être meilleurs.