Saadet TÜRKÖZ – Urumchi
(Intakt Records / Orkhêstra)
Révélée aux Transmusicales de Rennes en 2005, et invitée très remarquée de l’édition 2006 du festival alsacien C’est dans la vallée (où elle s’est produite dans une mine d’argent !), la chanteuse Saadet TÜRKÖZ, née en Turquie mais d’origine kazakhe, a une trajectoire artistique particulièrement confondante et tout à la fois excitante. Ses parents ont en quelque sorte effectué la Route de la soie à l’envers, dans les années 1940, obligés, comme environ 3 000 autres Kazakhes, de fuir leur Turkestan oriental natal (connu aussi comme la République autonome ouïgoure, ou Xinjiang) sous la pression du gouvernement maoïste, ils sont passés par l’Himalaya, l’Inde, le Pakistan avant de s’établir finalement dans les années 1950 à Istanbul, où est née Saadet quelque temps après.
Dans cette communauté kazakhe exilée, Saadet a été nourrie de ces contes et traditions orales des hautes montagnes de l’Altaï que ses parents lui ont transmis. Toute gamine encore, elle s’est passionnée pour la langue arabe, ses intonations, ses contours mélodiques, allant jusqu’à émettre le vœu de devenir une « hodscha », une enseignante du Coran, alors même qu’elle n’en était pas sûr d’en saisir le sens. Qu’importe, puisque cette passion lui a permis de pratiquer l’improvisation.
À vingt ans, Saadet TÜRKÖZ a suivi sa sœur en Suisse, où son talent de chanteuse s’est révélé à la suite d’une performance totalement improvisée lors d’un mariage. De fil en anguille, elle a fait du chant sa profession et a enregistré un premier CD, Tora Kaprak, sur le label Amori en 1994, dans lequel elle fait étalage en solo d’un répertoire qui s’étend de l’Asie centrale à l’Anatolie, avec des influences perses et arabes.
Dès lors, sa carrière de chanteuse « trad' » ou « world » aurait pu être toute tracée si Saadet ne s’était pas passionnée cette fois pour la scène avant-gardiste, improvisée et free-jazz, dans laquelle elle s’est engouffrée avec brio, multipliant les rencontres, duos, avec quelques grandes personnalités internationales comme Urs LEIMGRUBER, Peter KOWALD, Fred FRITH, Miyao MASAOKA, Werner LÜDI, Eyvind KANG, Mark DRESSER, Xu-Feng XIA, Ikue MORI, et tant d’autres.
Marmara Sea, son deuxième album paru cette fois sur le label suisse Intakt Records, porte la trace de ces dialogues inédits et hors normes que Saadet a noués avec les singuliers idiomes sonores de la contrebassiste Joëlle LEANDRE, du guitariste Elliott SHARP, du violoncelliste Martin SCHÜTZ et du joueur de oud et de saz Burhan ÖÇAL.
Tout en continuant à transcender les barrières culturelles et à entrecroiser son bagage traditionnel avec des formes musicales plus avant-gardistes (elle vient également de sortir un CD, Sound Catcher, avec le trio free WHAT WE LIVE sur le label Fire Museum), Saadet TÜRKÖZ a néanmoins éprouvé le besoin d’aller plus loin dans la recherche de ses racines, et a donc rejoint la Terre de sa famille, le Kazahkstan, pour enregistrer son nouvel album, Urumchi.
A priori, ce dernier se présente comme le disque du retour aux sources, puisqu’il est essentiellement constitué de chants traditionnels kazakhes : chansons d’amour, folkloriques, funéraires et berceuses y sont toutefois interprétées avec une totale liberté par Saadet, qui en élargit les horizons en improvisant, allant jusqu’à écrire ses propres paroles à partir d’improvisations. Tout comme dans son précédent disque, la chanteuse turco-kazakhe s’exprime dans une formule qui lui sied particulièrement, à savoir le duo, et plus occasionnellement le trio, étant accompagnée cette fois par des musiciens kazakhes.
Le chant de Saadet TÜRKÖZ croise ainsi plusieurs instruments emblématiques de la tradition kazakhe, à savoir le célèbre luth à deux cordes et au long manche appelé la « dombra » (principalement), la vièle « kobyz », et occasionnellement une flûte « sibizgy », une guimbarde et – seule entrave à la tradition – un violoncelle.
Du reste, et bien qu’ayant le rôle principal, la voix de Saadet sait aussi se taire le temps d’une pièce ou deux pour laisser parler les notes rares et somptueuses des musiciens, notamment la dombra de Karsiga AHMEDIYAR et la vièle kobyz de Saïan AQMOLDA (lequel est un disciple du grand « kobyziste » kazakh, Smagul UMBETBAEV, tous deux ayant été révélés par le CD paru sur le label Inédit, Le Kobyz, l’ancienne viole des chamanes.).
Moins extrêmes et dissonantes que sur Marmara Sea, les couleurs instrumentales réunies sur Urumchi évoquent donc les climats de ces arides mais néanmoins envoûtantes steppes centre-asiatiques et des chaînes de montagnes altaïques, sur lesquels la voix grave, subtile, émouvante et sensuelle de Saadet TÜRKÖZ impose son amplitude timbrale, sa résonance et sa profondeur, distillant les capiteux parfums de la déréliction, de la douleur et de la mélancolie que nourrit d’autant plus le statut d’exilée.
À ce titre, les images et atmosphères dépeintes à travers le chant de Saadet TÜRKÖZ peuvent devenir familières à quiconque n’est pas spécialiste des traditions centre-asiatiques. La mémoire exprimée ici ayant une résonance universelle, on pourra y trouver des accointances avec d’autres formes traditionnelles comme le chant arabe, le « cante » flamenco, le « lament » irlandais, et d’autres encore.
Porteur d’un blues atypique mais vibrant, Urumchi propulse Saadet TÜRKÖZ comme une artiste majeure de la scène (eur)asiatique, l’une de ces aventurières qui, à l’instar d’une Sainkho NAMTCHYLAK, d’une Yungchen LHAMO ou d’une Sevarah NAZARKAN, sait combiner respect des racines et transcendance des formes, pour mieux raviver l’esprit.
Stéphane Fougère
Site : www.saadet.ch
Label : www.intaktrec.ch
Distributeur : www.orkhestra.fr
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n° 28 – décembre 2006)