Susheela RAMAN – Salt Rain
(Narada World/Virgin)
Il y a des disques qui, même s’ils ne sortent pas sur le label Real World, porte des stigmates patents de sa façon de produire des disques et affiche une criante parenté ou filiation avec celui-ci. Ainsi de Salt Rain, « pur » album de melting-pot culturel où l’influence de la musique d’Inde du Sud se confronte aux sonorités occidentalisées modernes et se pare de teintes rythmiques africaines, le tout rehaussé par la voix suave et charmeuse d’une nouvelle recrue sur la scène world, Susheela RAMAN.
Londonienne d’origine tamoule, Susheela a été très tôt initiée à la musique traditionnelle carnatique (de l’Inde du sud). Ce n’est qu’à treize ans qu’elle découvre la musique occidentale, principalement soul et blues. Son premier coup de foudre fut pour Billie HOLIDAY. Mais elle flashe aussi plus tard sur Nusrat Fateh ALI KHAN et revient à la musique classique indienne en écoutant la chanteuse indienne Shruti SADOLIKAR, dont elle devient l’élève. (Les deux femmes ont enregistré pour la compilation Gifted parue chez Real World.) Enfin, Susheela est passée dans le groupe ethno-électro indien JOI, auteur de deux disques chez… – je vous jure qu’on ne le fait pas exprès – Real World !
Salt Rain est à tout prendre un album aux inspirations world, blues, pop et soul très léché comme aime en faire son producteur, Sam MILLS. Il n’est que d’écouter les autres albums qu’il a produits chez… Real World justement, comme Real Sugar avec le chanteur bengali Paban Das BAUL (qui méritait mieux) ou le groupe malien TAMA. On le sait, il y a un catalogue de « recettes » que tout artiste désireux de percer dans la « world » doit faire sienne, et en la matière, Sam MILLS a des allures de Paul Bocuse de la scène world, tant il connaît l’art d’assaisonner les plats à la sauce « fusion ».
On devine que les arrangements ont été travaillés et repensés maintes et maintes fois pour satisfaire aux exigences antinomiques de ce type de production : mettre en valeur les caractéristiques ethniques de la musique d’un(e) artiste « du monde » que l’on cherche à faire découvrir tout en la coulant dans un moule adapté à l’ouïe occidentale (Michael BROOK est également très fort à ce jeu-là) et en faisant valoir la capacité de l’artiste à s’adapter au monde présent (et dominant), etc.
C’est dire si toutes les mesures ont été prises pour que cet album fasse parler de lui sur la scène internationale, et si possible dans la durée. Enregistré aux studios Real World (où d’autre ?), Salt Rain, publié par Real… pardon, par le label Narada, porte indéniablement l’empreinte de Sam MILLS à la fois comme producteur et comme musicien accompagnateur (en tant que guitariste). Mais il serait expéditif de dire que Susheela serait la victime innocemment consentante d’une production marketing ourdie par un requin de studio. La réalité de ce disque est un brin plus complexe.
On l’a vu, le parcours musical et l’identité sensible de Susheela RAMAN sont résolument éclectiques, et suffisamment en tout cas pour qu’elle ait son mot à dire dans l’élaboration de ce qui est – quand même ! – son album. Qu’elle interprète ses propres compositions (comme Maya, sorte de raga aux accents reggae !), qu’elle reprenne des chants traditionnels indiens composés par de légendaires compositeurs indiens du XVIIIe siècle comme TYAGARAJA (Mahima) et DIKSHITAR (Ganapati, en hommage au dieu-éléphant Ganesh), ou encore Mamavatu, le morceau choisi pour la compilation Gifted, qu’elle revisite avec tact du Tim BUCKLEY (Song to the Siren) ou bien une chanson tirée de la B.O. du Livre de la jungle (Trust in me), Susheela RAMAN a évité l’écueil habituellement réservé aux entreprises de modernisation des musiques orientales, à savoir l’éthérisme new-ageux et sa mystique toc. La jeune métisse a privilégié avec plus de bonheur une approche organique, chaleureuse et sensuelle, avec un chant aux ornementations langoureuses typiquement indien qui s’exprime en hindi, en sanskrit, en tamoul, en télougou et en anglais, excusez du peu !
De plus, Susheela a su s’entourer de musiciens aux origines diverses, tel le joueur de tabla Aref DURVESH, le bassiste Hilaire PENDA, le violoncelliste Vincent SEGAL, les percussionnistes Djanuno DABO, Miguel FERNANDEZ et Hossam RAMZY (ce dernier étant présent sur plusieurs disques Real World), le chanteur et harpiste kenyan Ayub OGADA (auteur d’un album chez… qui déjà ?), la harpiste Julia THORNTON, et bien d’autres dont les interventions prodiguent à cet album des respirations fleuries.
À l’instar de sa compatriote Najma AKHTAR (elle aussi chanteuse britannique d’origine indienne), Susheela RAMAN n’a pas eu besoin de s’inventer une contemporanéité factice, sa culture métissée la prédisposait à tenter le pari d’une world music franche et fière de l’être, mais aussi élégante et racée. Le miel qu’elle fera couler dans vos oreilles a une saveur typique qu’on lui souhaite de préserver dans ses futures réalisations. Délectez-vous donc de cette « pluie de sel » aux vertus rassérénantes, et même un brin narcotiques si on en juge par le gag sonore qui clôt l’album !
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°9 – octobre 2001,
et légèrement retouchée en 2025)
Site : www.susheelaraman.com