Tibet : Traditions rituelles des Bonpos
(OCORA Radio France)
Célèbres et célébrées pour leurs étonnants chants récitatifs, choraux et gutturaux et leurs instruments à vents et leurs percussions très bruyantes, les musiques liturgiques tibétaines ont fait l’objet de pléthore de productions discographiques consacrées à telle ou telle branche du bouddhisme tibétain et leurs monastères de références. Celui-ci se démarque du lot en mettant l’accent non pas sur les musiques et les chants des moines bouddhistes à bonnets rouges ou à bonnets jaunes, mais aux Bönpos, nom donné aux moines pratiquant le Bön (prononcez : « beun »). Le Tibet ne serait donc pas le pays du seul bouddhisme ? Pas forcément. Certains moines ne se reconnaissent même pas dans les ordres orthodoxes du bouddhisme tibétain et pratiquent cette autre religion, le Bön, qui est en fait antérieure au bouddhisme. Ce dernier n’est en effet apparu qu’au VIIe siècle après J.C., là où le Bön remonte à des temps bien plus anciens.
Son siège historique serait situé dans la région du Mont Kailash, anciennement nommé Zhang Zhoung, soit le Nord-Ouest du Tibet, et sa figure fondatrice et mythique en serait Tonpa Shenrab. Celui-ci aurait donc constitué le fonds doctrinal du Bön, lequel se serait du reste très certainement inspiré de certaines des croyances autochtones préexistantes et relevant de l’animisme et du chamanisme, incluant des pratiques d’exorcisme et de divination. Les premiers Bönpos étaient donc des prêtres-chamanes, oracles ou nécromanciens servant de médiums entre les esprits et les hommes, de manière à harmoniser le microcosme et le macrocosme, les individus humains et les forces de la nature. Mais ça, c’était avant l’implantation du bouddhisme au Tibet, laquelle a assurément porté préjudice aux pratiques bön en les diffamant.
Cependant, les Bönpos ont tenu bon ; et leur religion a continué à survivre, adaptant même ses pratiques aux préceptes bouddhistes, ce qui fait qu’au bout du compte certains principes doctrinaux de base sont devenus communs au Bön et au bouddhisme tibétain.
On distingue donc aujourd’hui trois grandes périodes de l’histoire du Bön : il y a eu le premier Bön, qui désigne l’ensemble des pratiques autochtones d’essence chamanique ; le « Bön Yungdrung » de Tonpa Shenrab, qui s’est structuré au XIe siècle ; et le Bön « nouveau », fortement teinté de bouddhisme tibétain pour échapper aux discriminations, et apparu au XIVe siècle. Le Bön doit donc sa survivance à sa capacité à avoir intégré de nouveaux apports sans pour autant renier ses anciennes traditions, ce qui en fait une entité indépendante assez distincte dans la société tibétaine. Mais quoi qu’il en soit, les Bönpos ont autant souffert que les bouddhistes de l’occupation chinoise de 1959, et c’est l’exil d’une centaine de familles, de l’Est du Tibet vers l’Himalaya, qui a permis à la communauté bön de se reconstruire autour du monastère Tashi Menri Ling.
C’est dans ce centre qu’ont pu perdurer des pratiques cérémonielles qui accordent une grande place à la musique, aux danses et aux chants rituels. C’est ceux-ci que se propose de nous faire découvrir Ricardo CANZIO dans ce disque, dont les enregistrements ont été effectués « in situ » en mars 1981 et en avril 1983. À travers eux se trouvent donc représentés diverses modalités des pratiques religieuses des Bönpos. Les pratiques purement liturgiques sont illustrées par un Chant dédié à la divinité protectrice Midü et par une Cérémonie de propitiation de Nag-zhig, qui constitue à elle-seule une bonne moitié du disque. D’autres pratiques cérémonielles, qui diffèrent de la liturgie tout en y étant mêlées, sont représentées par des Chants d’offrandes à l’occasion du thé, par un Tambourinement de louange à Shenrab, seule pièce entièrement instrumentale de l’album.
Dans l’ensemble, les musiques et chants réunis ici ne paraîtront guère différents, aux oreilles des profanes, de ceux qu’illustrent d’autres disques de musique tibétaine rituelle, puisqu’on y entend des chants liturgiques récités et psalmodiés soutenus par des accompagnements de tambours et de cymbales. Mais de subtiles différences apparaîtront aux oreilles plus affûtées.
D’abord, on n’entendra guère ce profond chant de gorge développé dans certains monastères (notamment celui de Gyuto) de l’ordre Gelugpa, et pour cause ! Tant pis pour celles et ceux qui veulent se servir du chant rituel tibétain comme d’un support de méditation, de relaxation ou de « planerie » post-baba ; le propos est ici plus ethnomusicologique, même si la qualité de l’enregistrement permet de s’immerger sans difficulté dans l’atmosphère de ces pratiques liturgiques, de prime abord austères et empreintes de raucité.
Le Chant dédié à la divinité protectrice Midü fait ainsi entendre un type de chant liturgique typique du Bön, le « gyer », dans lequel les syllabes comportent des contours mélodiques sans hauteur déterminée, mais qui peuvent varier en termes de timbre, d’articulation et d’intensité. Le même type de chant se fait entendre au début de la Cérémonie de propitiation de Nag-zhig, avant que celle-ci n’évolue sous la forme de « formules de récitation » à l’aspect syllabique plus accentué. Le découpage de cette cérémonie en douze pistes enchaînées permet d’identifier les huit formes différentes de formules de récitation qui sont utilisées par les Bönpos.
D’autres pratiques cérémonielles, qui diffèrent de la liturgie tout en y étant mêlées, sont représentées par des Chants d’offrandes à l’occasion du thé. Ces derniers possèdent un caractère strophique qui permet davantage de variations mélodiques faisant référence cette fois à des hauteurs déterminées, ce qui nous les rend plus accessibles. Enfin, le Tambourinement de louange à Shenrab est la seule pièce entièrement instrumentale de l’album, et on y entend des martèlements de tambour (108 !) tantôt forts, tantôt plus doux, accompagnés par des cymbales « rol-mo », des conques « dung-dkar », des trompes « dung-chen » et des hautbois « rya-gling ».
Cet album avait auparavant été édité en 1983 en disque vinyle et en cassette, puis est apparu dans une première édition en CD 10 ans plus tard, augmenté de 16 minutes de musique. La pièce instrumentale de clôture ne figurait pas en effet sur l’édition originale, et la Cérémonie de propitiation de Nag-zhig était découpée en deux extraits totalisant 23 minutes, contre 35 minutes en version CD. C’est ce même contenu « augmenté » que l’on retrouve dans cette nouvelle édition classieuse sous forme de digipack sur lequel la photo de couverture apparaît plus grande que sur les éditions antérieures, de même que les photos du livret.
Cette réédition permet donc à ceux qui auraient raté les éditions précédentes de découvrir les formes musicales et vocales d’une tradition rituelle tibétaine d’origine autochtone qui restent même méconnues des Tibétains eux-mêmes, et que tout « Tibétologue » se doit de posséder.
Stéphane Fougère
Label : https://www.radiofrance.com/les-editions/collections/ocora
Magnifique chants Bonpos…ça donne envie de méditer,merci!