Titi ROBIN – Rebel Diwana
(Molpe Music)
Il y a des artistes dont la réputation, les productions et le parcours sont déjà tellement implantés dans le paysage qu’on finit par croire que l’on connaît tout d’eux. Mais avec des insoumis de la trempe de Titi ROBIN, s’il y a bien une chose à laquelle il faut s’attendre, c’est bien à l’inattendu, pour paraphraser Edgar MORIN. En l’occurrence, avec cet album, Rebel Diwana, il faut s’attendre à de l’inouï. Il faut oublier tout ce qu’on croit être en droit d’attendre du compositeur nomade angevin, ou du moins ne retenir que la moelle du sens profond qui anime ses diverses aventures musicales. Titi ROBIN n’est pas là pour servir la soupe, fut-elle garnie des meilleures épices gitanes et méditerranéennes. Son cheminement artistique ne se définit que dans le mouvement, comme celui des vagues. Et s’il y a bien un aspect qui caractérise Rebel Diwana, c’est la radicalité du bouleversement esthétique qu’il affiche ouvertement.
Vous avez connu Titi ROBIN, chatouilleur de cordes acoustiques, guitare, bouzouki, oud, et vous souhaitiez le réentendre en tant que tel ? Oubliez. Ici, Titi prend la guitare électrique et ne la lâche pas. Vous avez connu Titi ROBIN catalyseur de forces instrumentales ancrées dans diverses traditions méditerranéennes, maghrébines et orientales ? Ici, il a convoqué une basse, une batterie et des claviers on ne peut plus occidentaux et « modernes ». Électrique est donc ce Rebel Diwana. Mais pas moins gitan dans l’âme pour autant.
Car il faut d’emblée s’entendre sur un point : l’idée n’est pas de créer une rupture, de faire table rase, ni de s’autoriser un faux pas, juste pour le « fun ». Il s’agit surtout, pour Titi ROBIN, de se défaire des stéréotypes qui auraient tendance à faire rouiller son inspiration. Il a donc changé d’outils, d’environnement instrumental, mais sa vision artistique a toujours la même acuité revêche : le monde bouge, craque, explose, sa violence intrinsèque a muté, à moins que ce ne soit sa beauté qui ait changé de violence ; il faut donc plus que jamais réaffirmer la nécessité de la résistance, en se réinventant.
Titi ROBIN a donc cherché à repenser la respiration rythmique de sa musique, sans sacrifier quoi que ce soit de son univers interne, qui puise aux sources des cultures du bassin méditerranéen, du Proche-Orient et de l’Ouest du continent indien. Sur Rebel Diwana, une création qu’il a rodée sur scène avant de l’enregistrer sur disque (en lui donnant une autre structure), Titi s’est entouré de trois jeunes musiciens qui en sont tous passés par le jazz : Natalino NETO (ORCHESTRA DO FUBA, BOSSA NOVA GERAçãO) assure un jeu de basse électrique aux rondeurs subtilement grondantes ; Arthur ALARD déploie un jeu de batterie assez percussif (il a démarré très jeune avec des percussions africaines avec Adama DRAME) et Nicholas VELLA enrobe le tout de ses claviers, privilégiant des nappes d’orgue massives et visqueuses qui rappelle le « heavy progressif » des années 1970. On est bien loin des velléités « électro-popisantes » par lesquelles se définissent aujourd’hui bon nombre de créations labellisées « musiques actuelles ». La modernité de Titi ROBIN vient de loin, elle n’a pas peur de son aspect « out of date » et affirme au contraire une puissance acérée à laquelle les amateurs de « world fusion » n’étaient sans doute plus habitués depuis quelques lustres !
À l’autre bout du nouveau spectre musical de Titi ROBIN, il y a un autre ancrage, plus « ethnique » si l’on veut, qui renvoie aux sources de la musique gitane, soit le Rajasthan, avec la présence, évidemment charismatique du chanteur indien Shuheb HASAN, issu de l’école musicale de Moradabad Gharana et qui a étudié auprès du maître Ustad Ghulam Sabir Khansahab, et le joueur de sarangi (vièle à archet) Murad Ali KHAN, provenant de l’école de Muradabad, dans l’Uttar Pradesh, qui s’est distingué en dirigeant la création Kalyaan de Ravi SHANKAR, et qui a déjà accompagné Titi dans Laal Asmaan, l’un des trois albums du coffret Les Rives.
Il fallait bien les sonorités lancinantes, génératrices de déchirements sensuels, du sarangi et les chaleureuses envolées tout en inflexions modales du chant indien pour tenir tête à l’artillerie occidentale qui « envoie du son ». Avec sa singulière combinaison d’orgue, de sarangi et de guitare électrique, appuyée par une assise rythmique profuse et chatoyante, Rebel Diwana exhibe une forme de blues-rock ethnique modal, aussi râpeux que gouleyant, apte à dessiner des horizons panoramiques embués de poussière des sables, rendu anguleux par des amas de caillasse ensoleillée et des végétaux asséchés, ou encore des rives ébranlées par des assauts de houle fracassée,et dont l’azur est zébré de caravanes nuageuses.
Face aux circonvolutions vocales de Shuheb HASAN, Titi ROBIN donne lui aussi de la voix, mais en mode « récitant », déclamant placidement ses propres textes, qui font montre d’une verve poétique à la fois personnelle et inscrite dans un sillage aux origines aussi variées que lointaines. Ici, il emprunte à Baba Bulleh SHAH (poète et philosophe soufi très prisé par les grands artistes pakistanais) ; là, il fait un clin d’œil à Allama Muhammad IQBAL, le poète musulman qui passe pour être le père spirituel du Pakistan (qu’il n’a pas vu naître) ainsi qu’au poète irlandais Seamus HEANEY, qu’il met tous deux en vis-à-vis dans le livret, et il y a aussi une citation d’Albert CAMUS qui traîne dans le coin.
Écartelé entre les fruits de la passion et les douleurs de l’exil, Rebel Diwana raconte toutes sortes de déchirures, celles de la Terre et de la mer, de la voûte du ciel, des voiles tissés la veille ; on y croise des fleurs sauvages aux hypnotiques yeux noirs, on assiste aux danses du souvenir, on suit un fleuve traversant un pays sombre, on entend des prières déshabillées, on ramasse des balles perdues, on allume un bois sec au fond des nuits, on écoute tout ce que quiconque ne dit pas, on suit l’écoulement d’une sève qui gorge la vie…
Tous ces froissements, ces écorchures, ces parfums, ces silhouettes, ces panoramas de l’intime ne seront pas étrangers aux connaisseurs de l’œuvre de Titi ROBIN, dont Rebel Diwana propose une relecture de prime abord risquée, mais finalement très cohérente et, surtout, très habitée. Il faut savoir « entrer en rébellion » pour reconquérir sa faculté d’émerveillement, et la carte émotionnelle que déplie Rebel Diwana promet un envoûtement régénérateur.
Stéphane Fougère
Site : www.titirobin.net