Trente Ans d’agitation musicale en France (30 Years of Musical Insurrection in France)
(Spalax)
Le souvenir des événements de mai 68 ayant été copieusement labouré par la grand-messe médiatique nationale sous prétexte d’anniversaire, on peut, en toute légitimité inquiète, se demander si les pavés peuvent encore faire mal ! Heureusement, confirmation nous est donnée avec ce coffret 3xCD, réalisé par Gilles YEPRÉMIAN (manager de LARD FREE et d’URBAN SAX) pour le label Spalax, qui dresse le bilan – non exhaustif mais déjà bien copieux – de trois décennies de pratiques musicales insoumises aux lois du marché.
N’en déplaise aux râleurs avachis pour lesquels il ne s’est jamais rien passé en France, la Marge initiée par les secousses soixante-huitardes, et qui a rebondi sur le court-circuitage à l’iroquoise de la fin des 70’s, a su se ménager quelques oasis dans le désert créatif ordonné par les 80’s pour finalement servir de rempart-garde-fou au laisser-aller pessimiste et blafard des 90’s. Et ce n’est apparemment pas l’aphasique angoisse de la fin du monde qui dictera son silence aux stridences viscérales de l’humanité bien décidée à poursuivre sa marche…
On dit que les jeunes manquent de repères ? Les jalons hétéroclites exposés dans ce coffret sauront les ramener dans le droit (ou plutôt l’étroit) chemin de l’insurrection. Pas moins de 50 noms de groupes, collectifs, trios, duos ou solistes y sont recensés, et tout porte à croire que ce n’est qu’un début. Bien entendu, ce pavé rouge brique et noir sang a en partie été conçu pour promouvoir le catalogue de Spalax, à qui l’on doit d’avoir réédité d’obscurs trésors des 70’s, mais qui publie aussi des nouveautés tout aussi peu recommandables aux zélateurs du « penser-clean ». Mais d’autres labels indépendants (Odd Size, Les disques du soleil et de l’acier, Orgasm records…) sont également représentés.
Le projet n’est donc nullement nombriliste ou égocentrique ; les absences d’Albert MARCŒUR, de Jacques THOLLOT, de la HORDE CATALYTIQUE POUR LA FIN, de MOVING GELATINE PLATES, de CRIUM DELIRIUM, de Catherine RIBEIRO + ALPES, etc., sont tout autant dues au manque de place qu’au refus de certaines maisons de disques. Si second coffret il y a, souhaitons toutefois y voir participer des irréductibles comme ZNR, ART ZOYD, PATAPHONIE, FERDINAND ET LES PHILOSOPHES, COSTES, SOIXANTE ÉTAGES, etc. Mais ne nous étalons pas en lamentations sur les absents. Au fond, le concept d' »agitation musicale » ratisse assez large pour que sa représentativité soit forcément lacunaire, et c’est pourquoi à TRAVERSES / RYTHMES CROISÉS, nous sommes gré à Spalax d’avoir jeté la première pierre (ou le premier pavé) d’un tel projet !
D’une manière générale, les groupes recensés dans ce coffret appartiennent au monde de l’ombre – c’est là qu’ils s’épanouissent… – bien que certains aient parfois eu l’honneur (pernicieux) d’être cités dans les dictionnaires officiels de la musique, tels LARD FREE, URBAN SAX, HELDON, Pascal COMELADE, MÉTAL URBAIN, GONG (au sujet duquel il était effectivement judicieux de rappeler qu’il est né en France)… Détail amusant : le punk et la new-wave sont très peu représentés dans la période qui correspond à leur âge d’or. Il y a manifestement les underground officielles, et il y a les autres…
Mais l’intérêt de Trente Ans d’agitation musicale en France est aussi de présenter des extraits de disques non encore réédités en CD (MAHJUN, LES i, TANIT, DAZIBAO, ALTO BRUIT, ART ET TECHNIQUE, LE GRAND NÉBULEUX ET SES LAVEURS DE CONSCIENCES, FALL OF SAIGON…), des inédits (AME SON, Jacques DUDON, FILLE QUI MOUSSE, Jac BERROCAL, Jean-Marc FOUSSAT, CATALOGUE, VOX POPULI !, Jean-François PAUVROS, SUN PLEXUS, OSAKA BONDAGE…) et, surtout, d’exhumer des bandes démos ou live inédites de groupes qui n’ont parfois laissé aucune empreinte discographique ou presque (CONTREPOINT, DAGON, ŒDIPE, CAMIZOLE…).
On devine évidemment que ces archives ne sont pas de qualité sonore supérieure, mais elles ont au moins la valeur de document. Bien entendu, ces extraits, de par leur trop courte durée parfois, ne sauraient rendre compte de l’univers entier d’un groupe. Leur rôle est surtout de faire état de la pluralité des expressions musicales frondeuses au sein de la « douce France », pays des enfances trop sages pour être vraies…
Cela dit, s’il fallait, au regard (et à l’écoute) de ce coffret, dégager une caractéristique essentielle des musiques underground, c’est celle de leur aspect éphémère et constamment mutant. La plupart des groupes représentés ici ont eu une existence de courte durée. A contrario, certains noms reviennent très souvent : Patrick VIAN, Jacques DUDON, Gilbert ARTMAN, Dominique LENTIN, Richard PINHAS, Jac BERROCAL, Dominique GRIMAUD, Pascal COMELADE, Bruno MEILLIER, Jean-François PAUVROS, et se sont ainsi illustrés dans plusieurs formations parfois très distinctes ou opposées sur le plan stylistique. Ces créateurs obscurs se sont plus souciés de renouveler leur langage sonore et leur démarche musicale plutôt que de ressasser – sous prétexte de perfectionnement – les mêmes recettes.
Combien de groupes et de genres musicaux considérés hier comme underground font aujourd’hui les choux gras de la société dinosaurienne du spectacle à force de s’être embourgeoisé et statufié dans leurs impasses stylistiques ! Où l’on voit que le principal ennemi de l’insubordination artistique, c’est le temps qui passe, qui avale et qui assimile. C’est pourquoi un insoumis ne dort jamais trop longtemps au même endroit…
Et c’est la raison pour laquelle on ne peut fixer de règles stylistiques de la musique underground. En revanche, celle-ci répond à une esthétique et une éthique décalées qui l’encouragent à jouer au caméléon. Une écoute intégrale du coffret confirmera cette allégation, d’autant que chaque CD correspond globalement à une décennie et que chaque « morceau choisi » a été placé par ordre chronologique d’apparition sur la scène de l’histoire. Mais gardons-nous d’associer grossièrement une époque à un style, le découpage par décennie relevant d’une catégorisation journalistique aléatoire, bien que toujours pratique !
L’insoumission étant affaire de caractère, elle ne se manifeste pas seulement contre un ordre établi, mais aussi contre des tendances générales trop marquées de ceux qui « font » l’underground pour eux seuls. Du coup, pendant que l’un explore telle voie, l’autre part dans la direction opposée !… On peut même dire que l’insurrection agit également en circuit fermé sur l’individu, qui passe souvent le plus clair de son temps à « se remettre en question ».
Trente Ans d’agitation musicale en France a donc le mérite de mettre en évidence cette dynamique à étages du phénomène underground. Comme je suppose que chaque lecteur a en lui aussi une parcelle d’insoumission vigilante, il devrait trouver ici une résonance qui lui est familière. Mais méfiez-vous de votre propre nostalgie, qui serait encline à vous faire préférer le passé ; car si vraiment rien ne vous accroche dans l’underground des 90’s, c’est peut-être que vous vous êtes laissé endormir par le système en place ! Eh, quoi !? L’insurrection, ça se travaille et ça se nourrit !
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°2 – juillet 1998)