TRIO CHEMIRANI invite…
(Accords Croisés / Harmonia Mundi)
Parce qu’ils jouent tous trois du zarb (tambour persan en bois de mûrier ou de noyer avec une membrane en peau de chèvre collée sur son pourtour) et parce que leur art puise ses racines dans la poésie persane, il est tentant de ne voir dans ce trio formé d’un père et de ses deux fils qu’un parfait ambassadeur de la musique savante iranienne. Il est en réalité bien plus que cela. La création en 1998 du TRIO CHEMIRANI illustrait déjà une démarche d’ouverture inédite. Trois zarb jouant ensemble, ça n’avait rien de banal. Car traditionnellement, le zarb (ou tombak) avait un rôle d’accompagnateur d’un musicien ou d’une voix soliste. Ce n’est qu’au XXe siècle que cette percussion s’est affranchie de cette fonction pour devenir un instrument soliste à part entière. Son émancipation est due au maître Hossein TEHERANI, qui a ni plus ni moins inventé un style moderne de jeu au tombak. L’un de ses élèves fut Djamchid CHEMIRANI (natif de Téhéran), qui a non seulement hérité de ses connaissances en musique traditionnelle persane, mais aussi de son goût pour le renouvellement des formes.
Aussi, quand il quitte l’Iran pour la France au début des années 1960, Djamchid CHEMIRANI est non seulement un musicien professionnel renommé, mais également un enseignant exceptionnel. Bardé d’un savoir musical profondément enraciné, Djamchid CHEMIRANI a accompagné d’éminents artistes iraniens, comme Daryush TALAI, Madjid KIANI et Dariush SAFVAT, ce qui ne l’a pas empêché d’enseigner le zarb à des musiciens contemporains comme Jean-Pierre DROUET, ou de se produire sur scène et d’enregistrer avec le chanteur harmonique David HYKES. Et c’est tout naturellement que Djamchid CHEMIRANI a à son tour servi de mentor à ses deux fils, Keyvan et Bijan, lesquels ont hérité de sa science rythmique et de sa philosophie attenante, et de ses propensions modernistes et expansionnistes.
Keyvan et Bijan se sont pris de passion pour d’autres percussions du monde et ont ainsi cultivé moult aventures et collaborations artistiques. Keyvan, l’aîné, s’est distingué avec ses imposants albums Le Rythme de la parole I et II et Battements au cœur de l’Orient, Avaz, et Bijan s’est fait remarqué avec les superbes albums Eos et Gulistan – Rose Garden et le groupe ONEIRA, d’inspiration orientalo-méditerranéenne.
Par conséquent, la création d’un trio musical à caractère familial ne répond pas au besoin de retourner la source, mais plutôt d’enrichir celle-ci, d’en répandre le flux au-delà des préceptes traditionnels. Ainsi le TRIO CHEMIRANI s’est-il forgé une identité musicale fondée sur les polyrythmies et la multiplicité des sons, et nourrie par une complicité et un sens du dialogue proprement phénoménaux. Déjà, dans son album Qalam Kar (2002), le zarb, tout en conservant son rôle central, voisinait avec d’autres percussions, comme le daf (tambour sur cadre iranien), le riqq (tambourin oriental à cymbalettes), mais aussi le bendir (tambour maghrébin), le cajon (caisse de résonance péruvienne), la cruche indienne ou le udu (jarre nigérienne). Il y a eu de même Falak, une création pour le festival Africolor avec un autre ensemble familial, les Maliens de NEBA SOLO. Au fond, le TRIO CHEMIRANI s’est moins formé pour constituer un cocon familial que pour rencontrer du monde, le monde, les mondes..
Poursuivant cette perspective de déploiement des possibilités offertes par son instrumentarium percussif, le TRIO CHEMIRANI, après avoir été longtemps « l’invité de… », rend aujourd’hui la pareille en conviant à son tour sur ce disque ces maîtres-artistes aux oreilles grandes ouvertes dont il a, à un moment ou à un autre, croisé le chemin.
Il ne s’agit pas d’une anthologie ou d’un « best-of », mais bien d’un nouveau projet fondé sur et porté par l’échange avec ceux qui ont pu se rendre disponibles. Ainsi, le TRIO CHEMIRANI invite… un grand nom de la kora mandingue réceptif aux vents de la modernité, Ballaké SISSOKO ; un pianiste qui puise son inspiration tant dans le jazz que dans la santeria ou le yoruba cubains, Omar SOSA ; un globe-trotter irlandais qui a épousé la culture grecque, crétoise et ses alentours, Ross DALY ; un guitariste improvisateur, Sylvain LUC ; un contrebassiste qui a effacé les frontières entre jazz et musiques du monde, Renaud GARCIA-FONS, ainsi qu’un autre représentant de l’art nomade aux cordes multiples, « Titi » ROBIN. Au menu donc : des peaux et des cordes.
Plutôt que d’organiser un rassemblement collectif orgiaque et braillard où la mise en place se serait transformée en cauchemar éveillé, les CHEMIRANI ont souhaité rencontrer chaque invité séparément. Chacun avait droit à une session limitée dans le temps. Azadeh est l’exception qui confirme la règle : cette improvisation est en effet née du croisement parfaitement imprévu dans le studio entre Omar SOSA, fraîchement débarqué, et Ballaké SISSOKO, qui jouait les prolongations. Et curieusement, c’est l’une des pièces les plus recueillies de cet album! Il ne faut donc pas s’attendre à des joutes collectives guerrières, mais plus certainement à des confidences poétiques.
À l’invitation proposée par le TRIO CHEMIRANI, personne n’est arrivé les mains vides puisque tout le monde a apporté son instrument, mais certains sont arrivés de plus avec une idée, une intention, un schéma, un thème, une composition, là où d’autres se sont juste installés et ont démarré au quart de tour. C’est dire si, au fond, personne n’est arrivé complètement égal à l’autre et si, par conséquent, il serait bien imprudent de juger telle collaboration par rapport à l’autre.
Sur les quinze pièces retenues pour ce disque, neuf sont des improvisations, six sont des compositions. Chacune cultive un univers très personnalisé, circonscrit par des choix instrumentaux définis en fonction des qualités timbrales de chaque interlocuteur et des spécificités de son bagage. Si le père, Djamchid, en bon pilier de la famille et de la tradition, s’en tient au zarb (il fait également entendre son remarquable timbre de voix pour réciter ici et là quelques vers de poètes persans), les frères Keyvan et Bijan se partagent, outre le zarb, les bendir, daf, cajon, udu, riqq, cymbales et cloches. Par moments même, le zarb est complètement absent. Ainsi en va-t-il des improvisations jouées avec Omar SOSA, où les frères CHEMIRANI ont préféré l’usage du daf et du cajon dans un cas (Flamenco Mar), et de cruches africaines (udu) dans l’autre (La Marelle). C’est de même le udu qu’ont choisi les frères pour une improvisation avec Ballaké SISSOKO, Alou Soroma.
Pour le reste, les combinaisons sont multiples. Est-il encore utile de préciser que les repères géo-culturels sont savamment, narquoisement et élégamment effacés ? Certes, il y a quand même des paysages instrumentaux très reconnaissables, notamment dans les morceaux conçus avec Ross DALY (l’un plutôt slave et méditerranéen, l’autre plus oriental), mais il faut se méfier aussi des mirages, comme celui qu’a peint Renaud GARCIA-FONS dans Oryssa avec sa contrebasse, qu’il utilise quasiment comme un sarangi indien. Les destinations sont multiples, mais à quatre reprises, les CHEMIRANI font escale dans leur univers de base, le temps de confectionner de nouvelles miniatures persanes exclusivement percussives…
Avec la galerie de portraits qu’il a réunis, le TRIO CHEMIRANI a réalisé là son disque le plus riche en couleurs, en timbres, en climats, en projections. Avant d’être un voyage à travers les aires culturelles, ce CD est avant tout un carnet de rencontres avec des personnalités qui, au-delà de leurs différences, possèdent toutes la qualité de cultiver le partage spontané, la réunion impromptue, le dialogue à bâtons rompus, la création sur le pouce. Et tous ces moments musicaux, concis et épurés, relèvent de la même éthique, d’un même regard sur l’Autre, d’une même envie de donner.
Stéphane Fougère
Label : https://www.accords-croises.com/fr/catalogue/trio-chemirani-invite
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS en 2011)