TYVA KYZY – Setkilimden sergek yr-dyr (A Cheerful Song from my Soul)
(Tuva Trader)
À l’écoute de cette singulière technique vocale qu’est le chant diphonique, qui permet de produire un timbre vocal caractérisé par deux notes de fréquences différentes en combinant divers positionnements de la langue ou des lèvres, l’auditeur se dira, compte tenu de l’aspect souvent rauque, viscéral et caverneux de ce timbre, qu’il ne peut être fait que par des hommes. Et certes, le vaste monde des musiques traditionnelles, notamment celles de Haute-Asie, fournit un bon nombre d’ensembles et de groupes masculins pratiquant le chant diphonique nommé khöömei (prononcez : « heur-mi »). Les Touvains de HUUN-HUUR-TU, de SHU-DE, de CHIRGILCHIN, de YAT-KHA comme les Mongols de EGSCHIGLEN et de HANGGAI ont dûment pavé le terrain et ont contribué à populariser cette pratique à travers le monde entier.
Jusqu’ici, un cas faisant exception avait réussi à se faire connaître : la Touvaine Sainkho NAMTCHYLAK qui, il est vrai, s’est davantage aventurée dans les musiques improvisées et la world music que dans la musique traditionnelle. Mais elle est la preuve que même une femme peut pratiquer le chant de gorge (même si pas de façon exclusive, son vocabulaire vocal comprenant d’autres techniques). Dans le domaine de la musique plus traditionnelle, l’ensemble TYVA KYZY, formé en 1998, s’est imposé comme le premier (et le seul, encore à ce jour) groupe folk de Touva uniquement composé de femmes. Et chacune d’elles dans ce quintette pratique le chant diphonique.
L’existence de ce groupe est à lui seul une victoire sur les préjugés et les tabous sociaux. On a longtemps cru, à Touva, que la pratique du chant de gorge ne pouvait apporter que des désagréments à une femme, notamment en matière de fertilité, et qu’il pouvait même causer la mort de ses proches ! Du fait de ces croyances, les femmes souhaitant pratiquer le khöömei ont subi des interdictions parentales et ont été contraintes à pratiquer seules, en pleine nature, là où personne ne les entendrait, sans espoir de faire carrière artistique.
Pourtant, l’histoire de la musique de la république de Touva comporte plein d’exemples de « chanteuses de gorge ». Et dans les années 1990, il s’est quand même trouvé un maître du chant diphonique, Khunashtaar-ool OORZHAK, pour déclarer publiquement (dans un magazine spécialisé) que les femmes avaient autant de capacités que les hommes à pratiquer le khöömei sans que ça leur porte préjudice, et qu’il serait judicieux qu’un groupe folklorique uniquement constitué de membres féminins soit créé.
À l’époque de ces déclarations, deux artistes féminines, Choduraa TUMAT et Ailangmaa DAMYRANG, envisageaient précisément de former un groupe folk féminin… sans avoir eu vent des propos de Khunashtaar-ool OORZHAK ! Il faut croire que c’était dans l’air…
Au-delà du combat pour l’égalité des genres qu’il représente, TYVA KYZY (qui signifie justement « les Filles de Touva ») est aussi un ensemble à part sur la scène de la musique traditionnelle de Touva, eu égard au répertoire qu’il a décidé de présenter. Principale conceptrice et productrice du groupe, Choduraa TUMAT s’est lancée dans un vrai travail de fond pour élaborer un répertoire de chants traditionnels susceptible d’intégrer le chant diphonique. Cet album, publié en 2005, est la résultante de ses travaux et offre un généreux échantillon des différents talents du quintette.
Car non seulement les cinq artistes féminines de TYVA KYZY maîtrisent les différents styles de khöömei (le kargyraa au timbre grave, le borbanaadyr au timbre plus doux, le sygyt au timbre aigu, et sa variante, l’ezengileer), mais elles font montre de leurs prouesses multi-instrumentistes. D’un morceau à l’autre, Choduraa TUMAT, Ailangmaa DAMYRANG, Sholbana DENZIN, Ayana MONGUSH et Aylang ONDAR alternent divers instruments à cordes, comme la vièle à quatre cordes et à archet byzaanchy, le luth à deux cordes igil, le « banjo » sans frettes doshpuluur et le dulcimer chadagan, et pratiquent également la guimbarde homus (à laquelle elles consacrent même une chanson), ainsi que le tambour sur cadre dungur et les sabots duyuglar (car bon nombre de chants touvains sont basés sur les différents rythmes de marche du cheval, animal indispensable dans cette culture nomade).
L’album présente donc une belle variété de chants traditionnels réarrangés : certains sont joués par le quintette – dans des déclinaisons variées quant à la distribution des rôles vocaux et instumentaux –, d’autres mettent en évidence un talent soliste (Sholbana DENZIN, Ailangmaa DAMYRANG et Choduraa TUMAT). Les textes sont dévolus à la célébration des paysages touvains, au peuple touvain, à l’expression de sentiments humains que des éléments naturels mettent en miroir, à la tranquillité nocturne, à la pratique de la guimbarde, ou encore au précieux bol de thé qui apporte chaleur et réconfort au nomade. Le répertoire de TYVA KYZY comprend également un medley de berceuses, un amusant chant jonglant avec les versets d’un refrain, et bien sûr un « chant enthousiaste de l’âme » qui donne son titre à ce disque.
Mettez-vous donc à l’écoute de ce chant de l’âme touvaine féminine, il vous fera découvrir des horizons dont vous ne soupçonniez peut-être pas l’étendue poétique…
Stéphane Fougère
Site : www.tyvakyzy.com