Uun BUDIMAN & the JUGALA GAMELAN ORCHESTRA – Banondari, New Directions in Jaipongan
(Dunya/Felmay/Orkhêstra)
Sunda, province occidentale de l’île de Java, en Indonésie, recèle une immense variété de formes musicales, qu’elles soient sacrées, de cour ou populaires. Parmi ces dernières, le jaipongan fait presque figure de nouveau-né. Ce type de danse sociale, exécutée notamment lors des mariages, est apparu durant les années 1960, inventée par un chorégraphe de Bandung, Gugum GUMBIRA TIRASONDJAJA.
À cette époque, le président indonésien Sukarno avait littéralement prohibé toute influence musicale extérieure (surtout la pop music et le rock) de manière à encourager les jeunes créateurs à revivifier la culture sundanaise autochtone. Alors encore simple étudiant, Gugum GUMBIRA a relevé le défi et, douze années durant, a étudié les formes chantées, dansées et théâtrales de la région.
Ses recherches ont ainsi donné naissance au jaipongan, qui fut conçu à partir de quatre pratiques culturelles rurales, à commencer par le ketuk tilu, un genre musical lié aux rites agraires illustré par des danses « de rencontre » dans lesquelles une danseuse-chanteuse professionnelle (ronggeng) invite des représentants de la gent masculine du public à danser avec elle, avec une gestuelle et des pauses un rien suggestives… Le jaipongan a aussi hérité du pencak silat, un art martial, du kliningan, style de gamelan régional ; du topeng banjet, une forme de théâtre masqué à l’accompagnement rythmique sophistiqué ; et du théâtre de marionnettes wayang golek.
Gugum GUMBIRA a mixé tous ces ingrédients en élargissant la section rythmique avec force tambours kendang et métallophones saron, a accéléré la musique, bref a injecté une bonne dose d’énergie rock à l’ensemble, tout en redéfinissant le rôle de la danseuse-chanteuse (sinden) en tant que simple chanteuse. Les jeunes ont applaudi, les anciens ont râlé ; et le jaipongan a à son tour été banni – paradoxe ironique – pour cause d’ « immoralité » (l’aspect sensuel hérité du ketuk tilu…), ce qui l’a rendu encore plus célèbre auprès de la population sundanaise !
Dans les années 1980, GUMBIRA a créé son propre studio d’enregistrement, le Jugala Studio, et son label, Jugala Records, pour lequel il a enregistré nombre d’œuvres de jaipongan qui ont connu un vif succès. Il a également créé le groupe JUGALA ORCHESTRA, ce qui a permis au jaipongan de troquer son statut de danse sociale contre celui de danse de scène, et de briguer fièrement son statut actuel d’expression artistique traditionnelle.
Sur le plan discographique, l’Occident ne connaît que peu de choses du jaipongan, si ce n’est le disque de référence Tonggeret (chez Nonesuch Explorer), qui compile des chansons de l’excellente chanteuse Idjah HADIDJAH enregistrés de 1979 à 1986 et produits par Gugum GUMBIRA.
Vingt ans plus tard, le créateur du jaipongan refait parler de lui avec une nouvelle production distribuée sur le plan international et mettant en valeur une autre chanteuse, Uun BUDIMAN. Ce n’est pas une inconnue à Sunda puisqu’elle a débuté dans le théâtre de marionnettes (wayang golek) et a enregistré cinq disques avec le KARAWANG GROUP, avant d’être contactée par GUMBIRA pour rejoindre son JUGALA ORCHESTRA et enregistrer l’album Banondari. Parmi les membres du JUGALA GAMELAN ORCHESTRA qui accompagne Uun BUDIMAN figurent plusieurs membres du groupe de gamelan urbain SAMBASUNDA, révélé il y a peu en Europe, et son fondateur, Ismet RUCHIMAT, a arrangé les chansons de ce disque.
Avec Banondari, Gugum GUMBIRA présente une nouvelle orientation du jaipongan, délaissant tous les éléments occidentaux (à l’exception d’une basse sur le premier titre) pour privilégier l’usage d’instruments liés à la musique traditionnelle de gamelan, à savoir une palanquée de tambours, métallophones et gongs qui crée une couche rythmique richement colorée sur laquelle plane la voix de Uun BUDIMAN, elle-même soutenue par un rebab (vièle à deux cordes).
L’auditeur peu initié aux musiques javanaises et sundanaises sera sans doute un peu déconcerté par ce style de musique dans laquelle les mélodies du rebab et de la voix sont accordées généralement sur une échelle heptatonique, tandis que les gongs le sont sur une échelle pentatonique, et que les inflexions microtonales des mélodies créent un curieux effet de dissonance entre les deux échelles.
Ajoutez à cela que les sections chantées, structurées par rapport à un cycle rythmique marqué par les gongs graves, alternent avec des passages dans lesquels les percussionnistes accélèrent et s’enflamment sans prévenir, avant de revenir à un tempo plus lent, et qu’une clarinette s’octroie également quelques passages solistes. Dans le premier morceau éponyme, on remarquera de plus les interventions parlées-chantées des musiciens, typiques du style senggak (équivalent sundanais du ketchak balinais), à l’humour impénétrable (comme les textes, hélas non traduits). Enfin, de sa voix un brin nasillarde et haut perchée semblant flotter au-dessus des instruments, Uun BUDIMAN prend des allures de diva, et il faudra probablement plusieurs écoutes à certains auditeurs pour s’accommoder de cette approche.
Banondari est en tout cas une expérience rare et stimulante que ne doit rater aucun amateur de musiques populaires indonésiennes.
Stéphane Fougère
Site label : www.felmay.it
(Chronique orignale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°26 – octobre 2006)