Valentin CLASTRIER
Le Vielliste qui venait d’ailleurs
De retour en 2013 avec un nouveau CD éponyme sur le bienveillant label breton Innacor, Valentin CLASTRIER, pionnier de la vielle à roue électro-acoustique aussi emblématique que discret, continue de révolutionner son approche de l’instrument et d’effarer les folkeux psycho-rigides.
Pour RYTHMES CROISÉS, c’est avec générosité et ferveur que Valentin CLASTRIER évoque son expérience du monde de la musique, son parcours de vielliste hérétique et hermétique aux conventions et sa relation passionnelle avec cet instrument revêche et grinçant, ce « tas d’aléas » (sic) auquel il doit tant et à l’épanouissement duquel il a tellement contribué. Retour de manivelle…
Virtuose subversif, génie iconoclaste, révolutionnaire provocateur, « Jimi HENDRIX de la vielle à roue » ou « Jimmy PAGE de la roue-archet », les termes n’ont jamais manqué pour qualifier Valentin CLASTRIER, reconnu pour avoir dévoyé la vielle à roue de son enclave folklorique. Ce singulier instrument, descendant de l’organistrum médiéval, ou encore de la symphonie goliarde ou de la chifonie, est le seul à être activé par la rotation d’une roue.
Bravant les interdits, Valentin CLASTRIER, homme de spectacle et créateur plutôt qu’interprète traditionnel, a fait modifier la vielle et inventé de nouvelles techniques, inspiré par les idées du manifeste l’Art des Bruits du mouvement futuriste italien qui a bousculé les arts plastiques au début du XXe siècle. C’est ainsi que, au début des années 1980, le public a découvert La Vielle à roue de l’imaginaire, le disque-manifeste qui présentait une nouvelle façon de jouer de la vielle à roue, de nouveaux sons, et un ensemble de compositions personnelles qui ne doivent rien au répertoire traditionnel. Chez Valentin CLASTRIER, tout est fait maison ! Tout au plus son expression vocale occasionnelle est-elle inspirée de techniques de chant provenant de musiques extra-européennes (asiatiques notamment)…
Il n’aura pas fallu longtemps à Valentin CLASTRIER pour s’aliéner encore davantage la méfiance, voire le rejet, du rigide milieu folkloriste en mettant au point, avec le luthier Denis SIORAT, un prototype inédit de vielle à roue électro-acoustique, aux possibilités décuplées (27 cordes en lieu et place des 10 initiales).
Compositeur et improvisateur totalement affranchi, Valentin CLASTRIER a su accaparer l’attention et l’intérêt de musiciens de jazz tentés par la fusion des genres. Avec Michael RIESSLER, Michel GODARD, Louis SCLAVIS, Carlo RIZZO et quelques autres, il a engendré dans les années 1990 des musiques qui ne ressemblent à nulle autre, des musiques de traverses (Hérésie, Le Bûcher des silences) combinant inspirations folkloriques européennes (et au-delà), improvisation jazz, langage contemporain et expérimentation ludique. Ces projets ont ouvert des voies créatives qui restent encore à explorer, à élargir (avis aux amateurs…). Ce n’est sans doute pas un hasard si le chanteur breton Denez PRIGENT, avide de défrichage en matière de musique bretonne, a également sollicité Valentin CLASTRIER pour faire partie de son groupe pendant plusieurs années…
Volontiers ermite, vivant reclus dans une ancienne école où il passe son temps à parfaire son art et son instrument, Valentin CLASTRIER est le cas typique de l’artiste de l’ombre qui n’a jamais cherché à s’imposer dans les circuits médiatiques et culturels. Il est vrai aussi que les « mieux-diseurs culturels » n’ont guère voulu de lui non plus. C’est en véritable Don Quichotte qu’il a dû se battre contre les moulins à vents de la culture prémâchée. Nombre de ses projets et créations sont restés sans suite, et n’ont laissé aucune trace enregistrée ou filmée. Ça tombe bien, Valentin CLASTRIER est plutôt distant vis-à-vis des rares traces qu’il a laissées. Mais il n’a jamais dévié de sa ligne de conduite ni de ses convictions, et reste convaincu de la modernité de son instrument, précisément parce qu’il est antique. Et s’il est volontiers critique par rapport à l’usage informatique et numérique de la musique, c’est autant pour cultiver son décalage sonore et artistique que par souci d’exigence en matière de création.
En ce début du XXIe siècle, Valentin CLASTRIER a refait surface avec un nouveau prototype de vielle à roue électro-acoustique justement baptisé « Venue d’ailleurs », dont il a exposé les innovations sonores dans un tout nouveau CD éponyme paru en 2013 sur le label Innacor. Outre qu’il y confirme sa position de pionnier toujours en éveil, toujours susceptible d’inspirer une nouvelle génération de viellistes, il y expose des idées musicales qui ne concernent pas que les pratiquants de la vielle à roue. Convaincu que le son influence l’idée, Valentin CLASTRIER élague les a-priori musicaux et bouscule les immobilismes artistiques. Et surtout, il met ses innovations au service du ressenti, de l’émotion. La vielle à roue au service de l’esprit, de l’imaginaire, c’était valable hier, ça l’est encore aujourd’hui, ça le sera à fortiori demain. Et Valentin CLASTRIER est là pour nous dire combien il est urgent de s’en rappeler.
Entretien avec Valentin CLASTRIER
A la base, tu n’es pas un musicien traditionnel. Comment as-tu découvert la vielle à roue ? Qu’est-ce qui t’a attiré en elle ? C’était quand même un instrument affilié à la musique traditionnelle, médiévale ou baroque…
Valentin CLASTRIER : Autrefois, j’étais guitariste. J’ai aussi fait du chant, de la trompette, puis différents instruments, un peu de percussions, de la contrebasse, mais je ne peux pas dire que j’ai beaucoup approfondi… (rires)
J’ai découvert la vielle à roue par des gens qui faisaient du folklore à Lyon, dans un restaurant. J’ai trouvé cela hilarant. J’ignorais totalement l’instrument, et je l’ai trouvé incroyable. Le lendemain, ou deux jours après, je me suis baladé dans le vieux Lyon, en dessous de la cathédrale de Fourvières, dans un quartier qui s’appelle St-Jean, et j’ai vu des vielles en vitrine. Il y a eu un concours de circonstances qui a fait que je suis rentré dans la boutique, j’ai posé des questions, le vendeur était sympa, je lui ai dit que j’étais musicien et que j’étais intéressé. Finalement, il m’a dit : « il faut me passer commande. » Alors je lui ai passé commande. Il m’a prêté une vielle et je suis sorti de la boutique. Facile ! (rires) Mais ça, c’était en 1970.
J’ai vite vu qu’il fallait connaître au moins un peu le maniement de l’objet, les rudiments et les choses à ne pas faire.
Je suis resté en contact avec ce luthier qui, deux mois après, allait livrer des vielles pour un stage. Ce dernier était extrêmement folklorique, du genre stage organisé dans une école, dans les Charentes, à Confolans, superbe petit village médiéval avec des vielles pierres. Et j’ai halluciné ! Ce monde-là, je m’y connaissais, quand même. J’ai débarqué la-dedans comme dans une espèce de ruche, avec des vielles de forme bateau désaccordées et des gens qui tournaient la manivelle dans tous les sens… Très folklorique ! Le type qui enseignait, Gaston RIVIÈRE, était lui aussi très, très folklorique et un peu rigide, la vielle école, folklore, folklore, avec les défilés, les chapeaux, les sabots, la panoplie, la totale ! Le stage devait durer quatre jours, je crois. J’y suis resté quatre heures, parce que je n’ai pas trop supporté. Je suis allé faire du tourisme dans le village, qui était magnifique. Quand je suis revenu de ma balade, j’ai vu une jeune fille, très jolie d’ailleurs, qui était en train de s’exercer sur une marche, un peu isolée du groupe. Je l’ai observée, j’ai remarqué sa main droite, hypnotisé par la rotation, ces accélérations et ces ralentis en même temps. Et finalement, du stage, c’est tout ce qui m’est resté ! (rires)
« Il n’y avait aucune raison pour que je m’embarque avec un tas d’aléas comme une vielle à roue. »
Tu n’as donc pas vraiment « appris » la vielle, au sens étroit du terme ?
VC : En fait, j’ai plus étudié l’instrument en tant qu’autodidacte, avec bien sûr mes premières connaissances de la musique. C’est un peu comme avec les langues. Quand on connaît une langue, ça va plus vite d’en apprendre une autre. On n’avance pas comme si on était dans un tunnel dont on ne voit pas le bout. On sait la somme de travail qu’il faut fournir pour arriver à un résultat. On se prépare psychologiquement à fournir cette somme de travail. Pour les instruments, c’est un peu la même chose. Et quand on a déjà une expérience musicale, on sait ce qu’il faut faire pour arriver à un résultat.
Pour la vielle, j’ai pris un gros virage. Il n’y avait autrefois aucune raison pour que je m’embarque avec un tas d’aléas comme une vielle à roue. Je jouais de la guitare et de la trompette, je vivais avec mes instruments dans les musiques de variétés pour l’essentiel. J’ai enregistré aussi en musique classique, mais sous un autre nom…
En fait, ça fait quatre fois que je change de nom ! Quand je travaillais avec Jacques BREL, je m’appelais Gérard CLAVEL. Je suis sur ses disques avec ce nom. Je trouve ça rigolo de changer de nom. Regarde certaines ethnies africaines, certains Indiens, à l’âge de l’adolescence, il y a comme un rituel durant lequel le jeune homme change de nom, on lui donne un autre nom. A partir du moment où on est totalement différent des pieds à la tête parce que toutes nos cellules se sont renouvelées, qu’on a changé de ville, qu’on a changé de vêtement, qu’on a changé de compagne, qu’on a changé d’instrument, qu’on a changé de tout, il n’y a pas tellement de raison qu’on ne change pas de nom.
La seule raison, c’est qu’on est dans une société esclavagiste avec une étiquette comme des moutons, avec un numéro, et si tout le monde changeait de nom, ça foutrait un sacré bordel dans la société ! Et finalement, on ne peut pas, même si on prend des pseudos, à moins de les déclarer officiellement, ce qui coûte très cher, et en plus il faut avoir des raisons valables. Donc, on continue à être des moutons. Malgré tout, je me suis octroyé le plaisir de changer de nom quatre fois.
Et j’imagine que ta rencontre avec la vielle t’a poussé aussi à changer de nom…
VC : La rencontre avec la vielle a été un gros virage, surtout quand je l’ai décidé, en 1980, soit en gros à l’époque où j’ai quitté Ricet BARRIER. C’était un chanteur issu du cabaret, de l’école Charles TRENET, il avait un look à la Pierre VASSILIU, avec des moustaches. Il est mort il y a trois ans. Il chantait des chansons très drôles, mais ce n’était pas la grosse cavalerie à la Annie CORDY, c’était plus fin. Il y a eu des petits tubes, notamment Les Spermatozoïdes, et un dont j’ai signé la musique, Y a plus de sous… C’était des chansons paysannes, des portraits, comme La Servante du château… Il avait une présence sur scène. C’était autant ses textes que ses chansons. Il embarquait les gens avec ça. J’ai travaillé huit ans avec Ricet BARRIER, on a fait tous les pays francophones, y compris le Maroc. Avec lui, on a fait onze tournées au Québec dans toutes les saisons, et bien sûr la Suisse, la Belgique. C’était une autre époque…
Avec Ricet BARRIER, je jouais surtout de la guitare, mais aussi un peu de vielle à roue, avec des cordes en boyaux, avec un look folklorique, c’était des vielles à l’ancienne. Et à un moment donné, j’ai pris un gros virage, je me suis lâché des pieds et des mains et je me suis enfermé dans mes murs. (J’habite dans une ancienne école depuis mai 1980.)
J’ai décidé de rester à étudier cet instrument pour essayer d’en faire quelque chose… d’autre. Ce qui m’intéresse en fait, c’est le nouveau, ce que l’on peut faire d’autre.
« C’est parce qu’on entend des sons qu’on a des idées musicales. »
Tu t’es donc constitué un autre répertoire…
VC : Pour arriver à trouver un autre répertoire, il faut aussi trouver d’autres sons. Les sons sont quand même la base de la musique. Nous les musiciens, on est des bouffons et on vend du vent, des vibrations, des ondes, mais ces sons influencent totalement nos idées… Moi, je défends l’idée que les compositeurs, quels qu’ils soient, n’auraient aucune idée musicale s’ils n’entendaient pas dans leur tête des sons, si au moins ils n’avaient pas entendu au moins une fois dans leur vie… même les sourds ! Je pense à BEETHOVEN : il n’aurait eu aucune idée musicale s’il n’avait pas perçu dans sa tête les sons du quatuor. C’est parce qu’on entend des sons qu’on a des idées musicales. Sinon, on aurait à mon avis aucune idée.
Tu ne t’es pas penché sur le répertoire déjà existant de la vielle à roue ?
VC : Il y a un répertoire traditionnel de vielle à roue très vaste ; un répertoire baroque aussi. Et si on veut bien fouiller, il y a certainement des choses à découvrir encore aujourd’hui. Mais le passé ne m’intéresse pas trop. Ce qui m’intéresse, c’est le présent. Et le nouveau. La modernité, au sens premier du terme « moderne », c’est ce qui est au goût du jour, et ça ne m’intéresse pas du tout. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui n’a jamais été fait techniquement et musicalement sur cet instrument. C’est ça que je trouve excitant. Et là-dessus, je suis infatigable. (rires)
Les sons de la vielle, qui au départ est très folklorique, sont un peu criards, stridents… Il fallait trouver une palette de sons. C’est ce que je fais chaque fois que j’acquière un nouveau prototype. Le dernier en date est le fruit d’une collaboration avec le luthier autrichien Wolfgang WEICHSELBAUMER.
Ma collaboration a consisté à élaborer les nouveautés principales, c’est-à-dire des systèmes dont j’ai fait les plans, j’ai transmis et lui a construit, il a trouvé les idées pour arriver à construire. Cette histoire d’archet, c’est-à-dire la roue circulaire, archet infini, qui peut descendre dans le corps de l’instrument et remonter à volonté, ça c’est une première idée principale. Ensuite, possibilité de faire des accords dans le clavier, sur un clavier pourtant totalement ordinaire, donc des bidouillages, etc. Une palette de sons, sur le plan déjà acoustique, et aussi une palette de sons sur le plan électroacoustique. Et avec ces palettes de sons, on trouve des idées musicales. Après, ça vaut ce que ça vaut.
Ça veut dire que tu n’aurais pas pu faire ces compositions sur un autre prototype ?
VC : Ah ben non ! Il y a des compositions qu’on peut faire sur d’autres instruments ; par exemple Au fond des temps, c’est un truc que j’ai joué déjà avec le premier prototype, mais Viell‘mania, on ne peut pas le faire avec un autre instrument. C’est parti d’une invention. L’improvisation Dialogue, on ne peut la faire sur un autre instrument parce que c’est parti de l’invention de la roue qui descend et qui monte dans le corps de l’instrument. Et puis les idées évoluent…
« Un instrument tendance trash et low-fi avant l’heure ! »
Enregistrer une vielle à roue en studio et en jouer sur scène, ce n’est pas non plus la même chose. Il y a d’autres précautions à prendre…
VC : Quand on est en studio, on a le temps de bien s’accorder, de préparer la vielle et selon la vitesse de rotation, de bien régler le tirant des chiens de manière à avoir l’idéal main droite-main gauche, l’idéal par rapport à la manière de collophaner la roue. On se prépare pour chaque titre.
Sur scène, c’est complètement différent. On n’a pas le temps de se préparer pour chaque titre, il faut trouver des compromis sans cesse, et on est aux prises avec les courants d’airs, les aléas, les projecteurs qui chauffent à proximité, la chaleur humaine et l’humidité que ça dégage, les problèmes hygrométriques, etc. En concert solo, c’est du sans-filet ! Tu es à la merci de tout. Quand une corde pète, c’est un enfer de changer une corde sur une vielle ! C’est pas une guitare ! Il faut prévoir. Alors mes cordes, je les change avant. Je fais gaffe…
J’ai un bout de bois dans les mains qui est un tas d’aléas, qui bouge dans tous les sens, il y a des cordes en filets métal, des cordes en boyaux et il y a beaucoup d’autres cordes que j’ai ajoutées, et il y a plein de systèmes de changement de tonalité, bref il y a tous les ingrédients qui font qu’on est obligé de jouer faux !
Moi j’aime bien la fausseté, et j’en joue. Mais point trop n’en faut. Et puis il faut que ce soit une fausseté absolument supportable, acceptable en tout cas pour une certaine clientèle. Finalement, la vielle à roue, c’est un instrument tendance trash et low-fi avant l’heure !
« J’avais voulu me rapprocher d’une espèce de folklore imaginaire… »
Dans le premier LP que tu as enregistré, tu avais déjà cette démarche expérimentale.
VC : Moi qui venais d’une autre planète, du monde de la variété et un peu du classique, j’avais voulu me rapprocher de l’image de la vielle – c’est pour ça que ça s’appelait La Vielle à roue de l’imaginaire – parce que j’avais écouté le folklore et ce qu’il y avait un peu de trad’ à l’époque et je ne sais pas pourquoi – c’était peut-être une idée stupide dans ma tête – j’avais voulu me rapprocher d’une espèce de folklore imaginaire, donc imaginaire et composé totalement, avec des réminiscences de choses. Et bien sûr à l’époque j’avais une technique qui n’était pas celle d’aujourd’hui. Ça fait plus de vingt ans, voire presque trente ans, qu’est sorti ce premier disque. Je ne sais plus en quelle année… 1980 ? On est en 2013. C’est hyper-vieux ! C’est énorme, énorme !
Bien sûr, il y a aussi une question d’évolution personnelle ; le cheminement est long, il n’est pas tout droit, ce n’est pas une autoroute, il y a tous les virages de la vie. Je m’octroie la possibilité de prendre des virages, éventuellement même de faire des demi-tours. Tout ça, c’est un chemin de vie musicale et finalement je ne suis pas mécontent de mon choix, qui est relativement don-quichottesque par rapport à une société comme la nôtre.
Il y a eu aussi un disque orienté sur la culture cathare…
VC : Oui, c’était un projet que j’avais porté qui s’appelait Hérésie. Toute une période ! C’était le premier prototype de vielle électroacoustique alto qu’on avait faite avec un luthier français, Denis SIORAT, et celui-là, enfin, il fonctionnait bien. Il avait fallu que je fasse beaucoup de démarches pour que ça fonctionne. Au départ, il avait déjà fait un prototype soprane, dont le son ressemblait à des vielles folkloriques en un peu mieux, mais il n’y avait pas de pré-amplis et les instruments captaient les bruits extérieurs, il y avait du buzz, etc. Ça marchait à moitié bien !
Comme je suis assez perfectionniste, je n’étais pas satisfait de cette vielle qu’il m’avait confié pour faire des essais. C’était une vielle alto, j’avais demandé plein de cordes, je suis allé à Paris voir Pierre-François DECROIX, un ingénieur qui sonorisait LE QUATUOR, on a passé du temps ensemble, il a essayé des choses, on n’y arrivait pas, on nous a prêtés une salle de théâtre, avec une bonne sono, en banlieue, et à la fin de la journée, on a été dans son atelier et il m’a dit « Valentin, ce qu’il faut, c’est des pré-amplis ! On n’y arrivera pas sans cela. »
On a perdu un temps fou, on a compris presque au bout d’une heure que le bruit que l’on entendait régulièrement dans la petite sono de son atelier – ça faisait « toc », un bruit répétitif – c’était le bruit de la clôture du champ de vaches du voisin qui envoyait des impulsions électriques ! Après, c’était les flics qui passaient, et on entendait le bruit de leur radio ! Ça ne suffisait pas de d’isoler les fils, il fallait des pré-amplis. Si on ne booste pas le signal à la source, on a beau booster tout le reste à la console, on chope toutes les merdes autour !
Du coup, Pierre-François DECROIX a commencé à dessouder mes trucs, on a ouvert la vielle (il avait mis des trappes d’accès derrière), il m’a collé un je ne sais pas quoi, j’appelle ça un circuit imprimé, une carte, et on a fait l’essai : c’était le jour et la nuit ! D’un seul coup, c’était top ! On entendait tout, il n’y avait plus qu’à baisser les niveaux, et c’était super !
Il m’a fait des plans, des dessins, on a fait fabriquer les pré-amplis et, à partir de ce jour-là, tout le monde a bénéficié de la démarche. J’ai fait des centaines de kilomètres d’allers et retours… Le premier prototype de vielle à roue alto qui a fonctionné, c’est grâce à notre collaboration avec Denis SIORAT et toutes les démarches que j’ai faites.
A un moment donné, je me suis dit qu’en fin de compte l’archaïsme d’un instrument – qui a des casseroles aux fesses, avec son tas d’aléas, son look avec sa manivelle, la musique à papa… – devient un critère de modernité. Si j’ai travaillé avec Michel PORTAL, Louis SCLAVIS, Michel GODARD, Jean-Louis MATINIER, Michaël RIESSLER, Gérard SIRACUSA et Carlo RIZZO, des jazzmen tout azymut et des gens de la variété, c’est parce qu’ils voyaient ça, cette espèce d’archaïsme et aussi ce que j’en faisais, et qui pouvait se joindre à une sorte de jazz évolutif, jazz-fusion…
On a fait plein de concerts. Avec Michel PORTAL, j’ai également participé à une musique de films dont il a signé la musique.
« J’ai du mal avec mes disques, je ne peux même pas les réécouter. »
Le tout premier album solo que tu as enregistré et le dernier correspondent à deux étapes…
VC : Chacun de mes disques correspond à plein d’étapes, à une vie musicale qui n’est peut-être pas encore tout à fait finie ? J’ai du mal avec mes disques, je ne peux même pas les réécouter. Quand malheureusement je vais chez des gens qui essayent de me faire plaisir en passant mes disques, je commence à avoir le rouge au front et les perles de sueur et je leur dis « Stop ! ». C’est du passé, j’ai tourné la page. De toute façon, les enregistrements sont plus ou moins figés, plus ou moins raides ou malhabiles. Je me dis que là j’aurais pu faire comme ci, ou comme ça. C’est du passé. Alors bien sûr, c’est des traces.
Même depuis le dernier album qui est sorti chez Innacor, et dont les enregistrements ont été faits au printemps dernier, depuis ce temps, j’ai évolué. Je ne joue plus les titres de la même façon.
Tu as vu la photo au verso du CD avec la pancarte « Impasse Clastrier » ? C’est une photo prise avec un iphone par Hervé BIROLINI. J’ai un aïeul qui a fait plein de sculptures à Marseille, y compris à Paris, et qui s’appelait Stanislas CLASTRIER (1857-1925). Il avait fait une sculpture monumentale en bronze devant la parvis de la gare St-Charles à Marseille que les Allemands ont pris pendant la guerre, pour récupérer le bronze et le re-couler pour les canons. Mais la ville reconnaissante lui a fait offert une plaque, avec une traverse. Moi quand j’ai vu ça, je me suis dit : « Ben j’espère que ma vielle à roue et moi, on aura un boulevard, une avenue, nom d’un chien ! » (rires) Donc voilà, j’ai été pris en photo devant cette plaque parce que je suis assez fier de mon ancêtre.
Je sais que tu n’es pas trop porté sur le passé, mais si tes anciens disques étaient réédités, est-ce que ça ne pourrait pas te servir de vitrine ? Même s’ils sont datés…
VC : Tu as raison, bien sûr. Mais il est évident que je ne suis pas de ceux qui font des disques « carte de visite » seulement pour exister dans cette société, trouver des petits et des grands boulots, etc. Je suis quelqu’un qui construit finalement « une œuvre ». D’année en année, de titre en titre, je marque avec mon sang un itinéraire musical, une vie musicale. Par conséquent, il y a un énorme décalage, et c’est vrai que c’est une injustice totale et une très grande catastrophe que ces maisons de disques s’octroient le droit de garder des disques qui vont bientôt passer au pilon, alors que si on pouvait récupérer les droits de ces disques-là, j’aimerai bien qu’il y ait une espèce de catalogue ou… même pas une compile, mais carrément les disques les uns après les autres. Je disais tout à l’heure que je rougissais quand j’écoutais mes disques, mais ça fait partie de ma vie musicale. Donc, c’est comme si on écrivait des livres. Il n’y a pas de raison de foutre au pilon la vie d’un écrivain sous prétexte que l’édition marche mal.
« Un ouvrage pas seulement technique »
Tu as aussi écrit un livre sur la vielle : La Vielle & l’Univers de l’infinie roue-archet…
VC : Oui, j’ai écrit un bouquin qu’on m’a commandé. J’avais espéré qu’on me ferait ma commande de la suite, parce que je n’ai écrit qu’une partie du livre ! Je l’ai écrit pour la main droite. il faut que je l’écrive pour la main gauche, maintenant. Mais apparemment, le directeur de la masion d’édition a changé. C’est lui qui m’avait commandité cette écriture, il m’avait mis en résidence à côté des loups du Gévaudan, à côté des bisons d’Europe, en pleine misère… J’y ai passé deux hivers.
Il y a un DVD qui accompagne ce livre. Est-ce une méthode d’apprentissage ?
VC : C’est un ouvrage hybride qui n’est pas une méthode. J’ai fait plein de choses. Il faut que tu le lises, parce que j’ai passé beaucoup de temps à imaginer qu’un ouvrage ne serait pas seulement technique mais que je pouvais y mettre des pensée dedans, des ouvertures, et que tout le monde puisse lire, même celui qui n’est pas du tout musicien. On comprend vaguement de quoi je cause, et il y a plein de textes annexes… On a viré beaucoup de textes. J’avais carrément écrit des saynètes de théâtre, des dialogues qui ont été virés. J’ai eu des emmerdes avec le comité de lecture, parce qu’à l’époque ils étaient psycho-rigides, et ils n’ont pas imaginé qu’on pouvait faire un ouvrage qui ne soit pas technique, qui touche un peu à la littérature. Ils m’avaient refusé mon bouquin, carrément.
Donc, dans tes cartons, tu as de quoi faire un autre ouvrage ?
VC : Dans ma tête, en tout cas. Mais bon, ils ne me le demandent pas… C’est pareil, il y a une « invention »… j’avais imaginé qu’on pouvait faire une manivelle à rayons variables, un peu comme les systèmes des rayons de roue de bicyclette. A partir du moment où on entraîne plus de six cordes, comme moi je fais avec huit cordes, c’est plus dur à tourner, et si on veut faire des coups plus fournis, c’est intéressant d’avoir un petit et un grand développement. Un ami a planché sur le truc et a fait une trouvaille sympa. Mais je n’ai pas les moyens de faire fabriquer la pièce. Il faudrait que ce soit fait avec un métal super robuste, élastique tungstène, un truc comme ça… Mais.. voilà !
« J’ai eu, j’ai, j’aurai plein de projets. »
Tu n’as pas joué avec des folkloristes, mais tu as quand même joué avec des gens qui avaient un bagage traditionnel, Denez PRIGENT, par exemple, pendant quelques années.
VC ; Ouais, trois, quatre ans… la dernière fois c’était au Théâtre de la Ville. Il y avait une chanteuse scandinave en invitée, Mari BOINE, je l’ai même accompagnée sur un chant. On l’avait fait de manière impromptue en répétition.
Oui, je me souviens de ça ! C’était très beau, du reste ! Je me souviens aussi d’un concert en trio à la Cité de la Musique, un peu expérimental…
VC : Je me souviens ! Absolument ! Il y avait un joueur de bombarde, ma vielle à roue et Denez PRIGENT.
J’ai fait aussi des musiques de films. Il y avait Érik MARCHAND qui chantait. C’était dans La Belle Journée, un film de Ginette LAVIGNE sur l’écrivain Christian PRIGENT. Il est un peu dans cette génération d’écrivains tendance à la HOUELLEBEC. C’est spécial ce qu’il fait, mais c’est pas mal. C’était donc un court-métrage, aussi long qu’un long métrage mais qui est considéré comme un court – et il y a un portrait de Christian PRIGENT. J’ai fait la musique et me suis retrouvé avec Érik MARCHAND. C’était à l’époque de l’occupation des usines Chaffoteaux, à St-Brieuc, par leur personnel. On a fait une séquence du film à l’intérieur avec eux, et je leur jouais L’Internationale improvisée et les mecs reprenaient en chœur, ça a été filmé je crois ! (rires) C’est vachement bien !
Tu as donc joué pour le cinéma. Et pour le théâtre ?
VC : J’ai fait la musique autrefois d’une pièce de théâtre avec le premier prototype de vielle, une pièce qui s’appelait Big Bang, Mr. ARTAUD. A l’époque, on n’avait absolument pas le droit de citer Antonin ARTAUD ! Mais c’était à la Comédie de Saint-Étienne, un théâtre qui dépoussiérait pas mal ! C’était dans les années 1980, entre 1980 et 85, je ne sais plus bien.
J’ai oublié le nom du metteur en scène, mais il y avait deux comédiens sur scène, homme et femme, et le début de la pièce commençait comme ça : Des quinze mètres de la hauteur des cintres descendaient les deux cordes des comédiens pendus par les pieds, la tête en bas, ça faisait déjà cinq minutes qu’ils poireautaient en haut parce qu’il y avait une histoire de rideau de fer et ils attendaient, et ils débitaient le texte anti-américain d’ARTAUD (NDLR : Pour en finir avec le jugement de dieu) : « J’ai appris hier, il faut croire que je retarde… » Avec des voix à l’arrache, extrêmement lentement, ils descendaient les quinze mètres de cintre et moi je jouais en sourdine derrière pour ne pas les perturber et quand ils arrivaient au sol, on faisait un « noir », ils enlevaient leurs baudriers, leurs mousquetons, et là, on rallumait ! Les spectateurs étaient scotchés dans leur fauteuil ! C’était… Waouh !… très, très fort !
J’avais fait plusieurs musiques, dont la musique de la fin, que je joue toujours parfois, qui s’appelle Comme dans un train pour une étoile. C’est un titre que j’ai trouvé dans Van Gogh, le suicidé de la société, où ARTAUD commente la dernière lettre de VAN GOGH à son frère. Il écrit « Aller à Arles, c’est comme prendre la mort pour une étoile. », ou un truc comme ça…
J’avais composé la musique et j’avais été obligé d’étudier tout ce qu’avait fait ARTAUD, et je crois que c’est dans Le Théâtre et son double qu’il a écrit, concernant les instruments de musique : « Nous utiliserons de préférence (je cite de mémoire, il ne l’a pas dit comme ça) des instruments anciens et oubliés ou il faudra en inventer de nouveaux ! »
Alors là, je suis en première ligne avec mon instrument ! (rires)
Il y a quelques années, tu as fait aussi une création avec Stevan Kovacs TICKMAYER, à Nanterre, dans le cadre du festival Planète Musiques…
VC : Oui, on a joué à Nanterre, au festival de Correns il y a six ans… On a fait plusieurs concerts.
Vous n’avez pas songé à consigner ça sur CD ?
VC : Si, mais… Si tu veux, le problème ici, c’est qu’on ne peut décider dans son coin « oh, on va faire ça ! » s’il n’y a pas une communication qui se fait, s’il n’y a pas une opportunité et s’il n’y a pas des gens qui suivent derrière. Moi, je suis très isolé et effectivement je ne suis pas défendu par quelqu’un qui suivrait mes projets. J’ai eu, j’ai, j’aurai plein de projets. Maintenant, c’est un peu tard. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. J’ai encore un peu d’énergie, mais j’en ai eu plein, de projets ! Ils ne se sont jamais réalisés parce qu’il n’y a jamais eu quelqu’un pour m’aider derrière. Mais si je n’ai jamais eu quelqu’un pour m’aider, c’est que je n’ai pas non plus cherché. Je suis très isolé et suis resté enfermé dans mon école comme un moine pendant plusieurs années pour essayer d’avoir à peu près ce que je voulais sur l’instrument. A peu près…
« Je me suis fait des ennemis sans le savoir ! »
Et pendant ce temps-là, tu n’as donc guère pu te produire sur scène ?
VC : Je n’ai pas eu beaucoup de concerts, mais j’ai eu des bâtons dans les roues (je pense, en tout cas).
Et il y a eu des erreurs. Par exemple, des mecs qui ont entendu dire que je faisais de la vielle à roue m’ont programmé dans un festival de vielle à roue de musique traditionnelle ou folklorique et ont été complètement surpris.
J’ai quand même reçu pas mal de baffes, en concert. Je vais dire des méchancetés… Mais j’ai vécu ça, moi ! J’en ai été blessé et emmerdé. Je suis un musicien qui a appris d’autres instruments et qui vient d’un autre milieu. J’ai étudié l’instrument et j’ai essayé de l’étudier sérieusement, comme on ferait avec un instrument plus… ordinaire, ce qui n’était pas le cas des folkloristes. Pour eux – il y a des documents, des traces qui parlent de ça – on prend l’instrument et on joue. C’est pas des gens qui vont faire cinq heures de gammes avant de composer ou jouer un morceau. C’est pas un cliché, c’est vraiment ce qui est pratiqué ! A peu près, j’exagère peut-être. Quand j’ai débarqué dans le vielle à roue avec le peu de travail en 1980, effectivement, sur le plan technique instrumentale, je les ai tout de suite détrônés, ces inquisiteurs qui tenaient le haut du pavé et qui étaient des autorités en la matière. Ils se sont trouvés cons, quelque part. Et d’un seul coup, je me suis fait des ennemis sans le savoir !
Tu sais, les fourberies humaines, les trucs qui te reviennent dans le dos… c’est pour ça que je ne jouais pas. Ils ne me prenaient pas. D’abord parce que je ne faisais pas de folklore, ni de musique traditionnelle. Et la pire des choses, c’est quand des mecs te disent : « Ouais, mais c’est de la musique de musicien ! » Oui, c’est de la musique de musicien ! (rires) « Ouais, c’est de la musique prétentieuse ! » Ben ouais, c’est prétentieux, ça prétend faire de la musique, justement ! De la musique qui pense…
Si j’avais rencontré Bertrand DUPONT un peu avant, peut-être que j’aurais eu plus de concerts. Bertrand DUPONT est une très belle personnalité, c’est un véritable rocker, lui ! Il présente comme un homme mûr mais à l’intérieur, c’est un vrai rocker ! C’est quelqu’un de très bien, il est capable de faire des choses extraordinaires ! Mais il n’a pas un grand pouvoir. C’est essentiellement la Bretagne, et la Bretagne est un petit pays.
Moi, quand je suis propulsé sur des festivals internationaux, les mecs grimpent au rideau ! Je suis assez étonné ! J’ai fait une tournée en Inde, par exemple, en duo avec Michel RIESSLER. C’est lui qui avait réussi à trouver une tournée pour le Goethe Institut. On a fait une super tournée là-bas. Tous les soirs, il y avait la moitié de la salle sur scène en train de prendre des photos de la vielle et tout, et tout ! Incroyable ! Du délire ! Il fallait que je fasse gaffe, parce qu’ils voulaient toucher tous les trucs de la vielle ! (rires) Ce n’est pas seulement parce que c’est un instrument méconnu, original, c’est aussi parce que les mecs sont très étonnés ; il y a l’ensemble qui va avec, c’est une musique qu’ils n’ont jamais entendu.
Les Indiens sont très sensibles aux instruments natifs, et au fait de voir un instrument qu’ils ne comprennent pas. Malgré tout, il y a des sons qui sont très proches de leur musique.
« Ici, il y a une autre culture avec beaucoup d’arrogance et qui fait que ça devient vulgaire. »
Quel est ton sentiment sur l’électronique et la technologie informatique appliquées à la musique ?
VC ; Quand je tourne une manivelle en collaborant avec des mecs qui font de l’ordinateur, considéré comme ce qu’il y a de plus avant-gardiste aujourd’hui dans la musique en général, la musique électro, je me dis : « Mais c’est ringard ! Là, c’est moi qui suis totalement avant-gardiste, par rapport à ce qu’ils m’envoient comme sons ! »
On a discuté avec mon copain Hervé BIROLINI, un type très sympa, et complètement amoureux des sons. Il n’a pas fait un cursus musical, il n’est pas musicien en ce sens-là, mais il a un goût… En plus, Hervé BIROLINI a une grosse culture musicale, ce qui m’a beaucoup étonné d’ailleurs ! Personnellement, je n’ai pas une grosse culture musicale. Je me suis coupé de tout ça il y a trente ans pour m’enfermer et foncer dans mon truc et le reste, au revoir !
Hervé BIROLINI ne connaissait pas du tout la vielle à roue. Lors de la première séance que l’on a faite, je lui ai envoyé des sons des chiens de la vielle, des stridulations percussives des chiens, et il m’a dit : « Wow ! C’est quoi ce truc ? » Je lui ai expliqué que c’était naturel, que c’était les vibrations des petits bouts de bois, des chevalets mobiles que l’on appelle des chiens et qui, sous l’effet de l’accélération de la roue, fait gonfler le faisceau vibratoire de la corde et qui entraîne dans sa course chaque petit bout de bois, ce qui donne ce son. Et il m’a dit « Mais ça fait six mois que je cherche ça dans la synthèse granulaire, c’est exactement ce son-là ! » Et je lui ai dit : « Ben tu vois, ça, c’est la synthèse granulaire du Moyen-Âge ! » (rires) C’était rigolo, cette confrontation…
Bref, on a échangé des idées, c’était assez intéressant et assez formateur pour l’un comme pour l’autre. J’arrivais dans le fond avec une pointe d’ à-priori, et de méchanceté vis-à-vis de l’ordinateur et du son électro (rires).
Parce que tout ce que j’ai entendu, y compris sur les ondes, m’a en général énervé. France Musique et France Culture passent plein de commandes à des gens qui font de l’électro, et ils font tous la même chose !
J’ai parfois entendu sur France Musique des choses intéressantes. Je me suis alors dit : « Attends, ne coupe pas tout de suite ! » Et tout à coup, il y a un pavé dans la mare, le gars envoie le même truc que les autres…
Le genre simili-batterie-casserole insupportable…
VC : Ouais… Pourtant, les mecs, ils ont un ordinateur avec une infinité de sons… Mais qu’ils le montrent ! Ce qui m’énerve le plus, c’est que justement – à priori du moins – j’ai cru comprendre que ces engins sont capables de tout faire, et parce qu’ils peuvent tout faire, finalement, ne font pas grand-chose ! Ce qui m’énerve aussi, c’est qu’ils ne sont pas capables de générer des sons. Il leur faut un signal pour avoir un son. Donc la plupart du temps, ils samplent le son des autres, ils les déforment et en font autre chose. C’est ainsi que mon ami Hervé BIROLINI avait au bout d’une heure capté tous les sons de ma vielle. J’avais mis quatre ans à faire ma palette de sons, et il avait déjà piqué tous mes sons ! (Il m’a promis qu’il ne les utiliserait pas sans me demander l’autorisation au préalable.)
« Je défends l’humain. »
Mais avec un ordinateur, il n’y a pas tous les impondérables dus aux accordages…
VC : Je n’ai jamais eu de commandes de la Maison de la radio ! Alors qu’on passe des commandes à des mecs comme mon copain BIROLINI qui joue de l’ordinateur parce que c’est tendance. Pourquoi ? Parce que l’ordinateur fait tout, entre guillemets. Ils ne vont pas faire appel à des musiciens avec des instruments qui fonctionnent plus ou moins bien, qu’il faut mettre en résidence, ça coûte beaucoup trop cher, etc. C’est pareil pour les chorégraphes, pour un tas de gens… Je ne jette pas la pierre aux gens qui font de l’électro… C’est une espèce de nouveauté, on en fera sans doute le tour…
Moi, je défends l’humain. L’humain peut s’aider de la machine, bien sûr. La vielle à roue est aussi une machine.
La plupart des gens qui font de la musique électro et qui composent sur ordinateur ne sont pas des musiciens. Ceux que j’ai entrevus tout du moins. Ils le deviennent. Ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de qualité artistique ou qu’ils n’ont pas d’oreille musicale. Ce ne sont pas des musiciens dans le sens traditionnel qui ont fait un cursus, etc. Ils ont un autre instrument.
Je ne veux pas défendre les institutions et les conservatoires, mais pour moi, un piano, une trompette et une batterie sont des instruments traditionnels. Il y a une erreur par rapport au terme. Par contre, un ordinateur n’est pas un instrument traditionnel. Et moi, je ne le considère pas tellement comme un instrument. C’est autre chose. C’est une machine qui pourrait devenir un instrument. On fait des programmations, on sample les instruments des autres, et là effectivement les sons peuvent être infinis. L’infini on ne le maîtrise pas puisqu’on ne sait pas ce que c’est.
Mais pour l’instant, c’est un peu l’ère du balbutiement, les gens se copient les uns sur les autres et beaucoup font des fautes de goût. Ici, il y a une autre culture avec beaucoup d’arrogance et qui fait que ça devient vulgaire. La vulgarité, je n’aime pas du tout, évidemment. Mais apparemment, beaucoup de gens l’adorent. Ils ne veulent que ça.
C’est pas tellement qu’ils veulent… C’est qu’on ne leur propose que ça !
VC : C’est pour ça que je dis que notre civilisation, comme toutes celles qui datent depuis l’homme de Cro-Magnon, est complètement crétinisée. Il y a eu quelques vagues échappées dans les belles années, entre 1970 et 1980, où on aurait pu espérer que… Aujourd’hui, ce sont devenus de vieilles barbes qui ont du mal à sortir. Mais effectivement, il y a beaucoup plus d’expériences, on était curieux de beaucoup plus de choses. Technologiquement on était moins avancés, mais dans le fond l’ouverture d’esprit était beaucoup plus vaste et on faisait plein de choses.
Mais on est dans une société esclavagiste, on a notre numéro de sécu comme les moutons avec des agrafes dans l’oreille, bientôt on nous les foutra dans l’cul et voilà… On n’en sort pas ! On ne sait pas où on va, non plus. On ne sait pas quel monde on nous réserve. Ça va très vite…
« Quand je joue, chaque note est vécue. Ça dérange. »
On a beaucoup plus de musiques autour de nous, mais on n’a pas appris aux gens la culture, l’éducation de l’oreille…
VC : Il y a peut-être aussi une question de classe, de milieu… Bien sûr, je ne veux pas du tout défendre l’aristocratie culturelle, loin de là. Simplement, c’est vrai que cette vulgarité qu’on a tendance à trop médiatiser au détriment des choses… Comme disait Victor HUGO, « la musique, c’est du bruit qui pense ». Mais si elle ne pense pas et s’adresse au dessus de la ceinture, ce qu’on entend régulièrement, effectivement, là, on est dans la basse vulgarité, dans les basses vibrations qui continuent à crétiniser les gens, à les abrutir totalement. Après, ils vont détester la musique qui pense. Forcément, parce que ça les dérange. Ça va les déranger totalement.
Quand je compose, chaque note est pensée. Quand je joue, chaque note est vécue. Ça dérange. Si chaque note est vécue, ça veut dire que je transmets mon vécu. Ils ne veulent pas ça. Ça dérange. Ils ne veulent pas entendre la musique. Il y a toute une culture à faire. Mais on ne peut pas le faire. Moi, je suis un Don Quichotte, déjà ! Je ne peux pas me battre contre des gens que je voudrais défendre, aimer et aider. C’est pas contre eux. Mais les médias bordel, qu’est-ce qu’ils foutent ? Arrêtez ! Vous ne pouvez pas expliquer ça aux gens ? Vous ne pouvez pas leur dire ? Moi, je crée. Ce n’est pas à moi de le dire. Mais là on est sur un terrain dangereux. Depuis Cro-Magnon, ça existe. La mafia qui nous gouverne et toutes les mafias, quelles qu’elles soient, ont intérêt à tirer leur épingle du jeu et faire en sorte qu’elles s’en sortent immédiatement, leur petit nombril, leur petite descendance, elles n’ont pas envie de se compliquer la vie. Et elles vont tenir un discours inverse.
Et nous autres sommes entourés par tout ça…
VC : Nous ne sommes que de pauvres microbes qui essayent de se débattre au milieu de tout ça. Et quand on leur envoie autre chose au milieu de la figure, ou bien ils sont scotchés, ne comprennent pas ce qui leur arrive et posent des questions, ou bien ils se disent : « C’est quoi ça ? C’est quoi ce truc ? »
Donc cette histoire d’instrument d’une autre époque m’intéresse pour des tas de raisons : le décalage, les casseroles aux fesses et l’imbécillité de l’humain qui a bien sûr de gros à-priori – qu’il soit jeune ou vieux.
Je ne sais pas où je me situe et je m’en fous. Je ne veux surtout pas me situer, d’ailleurs ! Et dans le fond, ce n’est pas à moi de le faire… Tu vois, toutes ces étiquettes, « nouvelle musique traditionnelle », « musique alternative », ce n’est absolument pas mon problème ! Moi, je fais. Après, aux autres de dire ce que je fais. Mais en réalité je ne sais pas ce que je fais ! J’essaie de me surprendre toujours.
Article, photos et entretien réalisés par Stéphane Fougère
Site : www.valentinclastrier.com
Discographie Valentin CLASTRIER
* Valentin CLASTRIER : La Vielle à roue de l’imaginaire (LP, Auvidis, 1984)
* Valentin CLASTRIER + Les Philharmonistes de Châteauroux : Les Esprits de la nuit (LP, Auvidis,1986) (en face B : la suite Migrations)
* Grands Maitres de la vielle à roue / Great Masters Of The Hurdy-Gurdy : Valentin CLASTRIER (CD, Auvidis, 1987) (réédition CD de La Vielle à roue de l’imaginaire et de Migrations)
* Valentin CLASTRIER : Hérésie (CD, Silex,1992)
* Valentin CLASTRIER : Le Bûcher des silences (CD, Silex, 1994)
* TRIO CLASTRIER / RIESSLER / RIZZO : Palude (CD, Wergo, 1995)
* Valentin CLASTRIER : Vielle à roue au pays cathare / Hurdy-Gurdy From The Land Of The Cathars (2xCD, Silex, 1997) (réédition de Hérésie et Le Bûcher des silences)
* Valentin CLASTRIER : Valentin Clastrier (CD, Innacor Records, 2013)
Participations :
UN DRAME MUSICAL INSTANTANE : Opération Blow Up (CD, GRRR, 1992)
Michael RIESSLER : Héloïse (CD, Wergo, 1993)
Michael RIESLER : Tentations d’Abélard (CD, Wergo, 1995)
Denez PRIGENT : Me ‘zalc’h ennon ur fulenn aour (CD, Barclay,1997)
Denez PRIGENT : Irvi (CD, Barclay, 2000)
Denez PRIGENT : Live holl a-gevret (CD, Barclay, 2002)
AMADOU & MARIAM : Wati (CD, Circular Moves, 2002)
Denez PRIGENT : Sarac’h (CD, Barclay, 2003)
ro3* : Onirica (CD, Signature, 2003)
Bibliographie Valentin CLASTRIER
* La Vielle & l’Univers de l’infinie roue-archet (Modal, coll. Études, 2006) (avec DVD)
Lire la chronique du CD Valentin Clastrier.
Voir nos diaporamas photos de Valentin CLASTRIER :
- en concert au théâtre de l’Atalante à Paris, octobre 2013
- en concert au studio de l’Ermitage à Paris, mars 2015