VAN DER GRAAF GENERATOR – The Charisma Years 1970-1978
(Charisma)
À l’occasion de la parution du somptueux mais peut-être très légèrement dispensable coffret retraçant les Charisma Years de VAN DER GRAAF GENERATOR (VDGG), soit plus de 20 CDs pour les 8 albums couvrant la période décembre 1969 – juillet 1978, il a paru intéressant de se pencher à nouveau sur cet hommage un peu tardif (50 ans) mais nécessaire et définitif pour ce groupe toujours en vie qui a changé et ravi pour toujours nos oreilles et nos cœurs. L’autre groupe contemporain de cette époque étant bien entendu KING CRIMSON, camarade de l’écurie intitulée à l’époque progressive music – les deux groupes refusant d’ailleurs fermement cette appellation qui, il est vrai, discrédite et convient bien peu à l’étendue de leurs carrières respectives. À souligner que Robert FRIPP fera d’ailleurs des apparitions amicales sur les albums de cette première trilogie « Van der Graafienne ».
La légende dit que Tony STRATTON-SMITH, journaliste et producteur du groupe THE NICE, aurait créé Charisma Records en 1969 pour pouvoir publier, sécuriser, donner la mesure et cesser les problèmes d’avec les autres maisons de disques pour les musiques et les albums de VDGG et de Peter HAMMILL.
En 1969 en effet, VDGG commence plutôt mal avec The Aerosol Grey Machine, un premier album un tantinet anecdotique et fourre-tout, même pas distribué en Europe et qui de toute façon ne fait pas partie du coffret puisque n’étant pas labellisé « Charisma ». Les affaires ne commençant véritablement qu’à la sortie du premier album (Charisma cette fois) de la première trilogie du groupe 1970- 1972 ; en effet dans les années 70, VDGG a fonctionné (tout comme Peter HAMMILL en solo) en trilogies successives avec à chaque fois un essai ou un avant-goût (Fools Mate pour HAMMILL qui remporte le prix de la pochette la plus ringarde du catalogue Charisma !) ou un album conclusif bâclé et peu novateur (The Quiet Zone en 1977 pour la deuxième période de VDGG).
The Least We Can Do is Wave to Each Other : vrai titre programme aux allures de signal de détresse ultime vers l’humanité est enregistré fin décembre 1969 aux studios Trident de Londres, produit par John ANTHONY (tous les titres ont été enregistrés en 8 pistes sauf After the Foood en 16 pistes) et sortira début 1970 marquant durablement la voie que tracera VDGG pendant cette première période : soit un mélange de romantisme angoissé et parfois alambiqué (qui sont les Refugees et qui parle dans Out of my Book ?) se rattachant encore, mais de plus en plus loin, à la veine progressive un peu champêtre du début des 70s, mais avec les trois longs titres : Darkness (7:28mn), White Hammer (8:15 mn) et surtout avec le finale After the Flood (11:29 mn), on accoste là à des rivages inexplorés, longs morceaux déchirés et entaillés à l’os par un saxophone possédé, une ligne de basse et un orgue hantés et assourdissants tout cela porté par la voix immense d’un chanteur qui acquiert désormais un contrôle absolu sur l’écriture de ses textes et inaugure ses propres bateaux ivres de sa voix splendide (la plus belle voix anglaise de ces années de musique chercheuse ex aequo avec celle de Robert WYATT dans un autre registre) aux noirceurs infinies.
H to He, Who am the Only One : l’Hydrogène devient Hélium ou HAMMILL devient le Héros (Héraut) demi dieu (Half God) de ses fantasmes et de ses batailles contre l’Hydre, sort à peine quelques mois plus tard et là il y a quatre morceaux longs sur les cinq (House with no Door étant le morceau calme et introspectif de 6 mn tout de même). Le summum (sommet) du disque étant encore une fois le dernier morceau (de bravoure) Pionneers over C (12:25 mn) co-écrit par Peter HAMMILL et David JACKSON (la pochette montre en effet ces drôles de pionniers en apesanteur dans un espace un peu psychédélique qui a pourtant mieux vieilli que (l’horrible) pochette de Pawn Hearts de 1971. H to He… aurait pu être un autre In the Wake of Poseidon et faire l’effet d’une suite à The Least We Can Do…, mais justement tout est bien plus sournois chez VDGG qui affirme, au travers d’une production très claire, le nouveau décryptage des explorations du groupe.
Ici sont mis en évidence la folie et l’aliénation, par des épopées et des récits-fables de squales voraces, de fous de guerre, d’amour destructeur ou, comme sur Pionneers over C, l’histoire désolante d’un équipage isolé et perdu dans l’espace qui pète littéralement les plombs et se pose des questions existentielles (sans réponse) cruellement égrenées par le chanteur. D’ailleurs, Peter HAMMILL, aidé par les stridences de David JACKSON, se sert de sa voix pour aller du registre de vastes dépressions jusqu’à la démence dévastatrice et angoissée de ce livre noir en train de s’écrire pour notre plus grand plaisir et notre fidèle et indestructible admiration.
Pawn Hearts : Pour le troisième et dernier album de la période, VDGG a davantage pris son temps et les morceaux ont été beaucoup rodés en tournées pendant près de 2 ans, la cohésion du groupe est aboutie même si la fatigue de ces concerts doit se ressentir sur le moral des troupes, les textes sont ciselés à la perfection et faits pour être chantés dans tous les registres (Peter HAMMILL s’y donne à cœur joie) et là VDGG pratique sans anesthésie une opération à cœur ouvert sur ses auditeurs (qui en sont ravis). Les trois longs titres qui en dessinent les contours (l’album devait être double au départ, voyons donc) sont d’un accès un peu plus ardu. Le groupe sait désormais contrôler sa puissance musicale et la maitrise est complète dans les séances aux studios Trident en septembre 1971 qui deviennent le terrain idéal pour toutes sortes d’expérimentations).
VDGG réussit le tour de force de mettre implacablement en musique cet univers psychotique tourmenté et cette folie face aux démons intérieurs pour un auditeur bien perdu dans ce maelstrom divinement diabolique. Lemmings est du pur VDGG avec ses structures complexes et enchevêtrées, dominé par une voix plus sépulcrale et hantée que jamais d’un Peter HAMMILL mi-ange mi-démon hurlant et éructant (« Am I Really me, Am I Someone Else »?). Le chanteur souffre, halète, pleure, agonise et ressuscite dans un bouillonnement incessant car il faut que toutes ses douleurs sortent et ça sort en effet avec la pièce maitresse qui clôt l’album (et la trilogie) : A Plague of Lighthouse Keepers, soit 23 minutes compartimentées en dix mouvements qu’il est impossible de décrire sauf à dire qu’on passe sans cesse de l’apaisement à la rage, de la douceur à l’extase, de la musique construite à la musique bruitiste. La musique en effet s’empare de la voix qui s’empare du texte, le saxophone tourne autour des mots et les claviers roulent autour des cuivres tandis que la voix parait suffoquer pour mieux se reprendre en majesté. Et tout cela est totalement maitrisé ; une face de vinyle pour anéantir toute velléité de revenir en arrière. La question se posait déjà en 1971 pour VDGG : mais comment survivre à Pawn Hearts ? , que restait-il à faire, Où aller ensuite ?
Peter HAMMILL, en tous cas a choisi et la période suivante est celle de sa carrière solo entre 1972 et 1974 (avec tout de même les musiciens en soutien) et même si dans The Silent Corner and the Empty Stage (1973) l’ombre de VDGG plane toujours, la résurrection du groupe prendra encore un peu de temps. Certains diront même que In Camera, le dernier album (1974) de la trilogie de HAMMILL en solo pourrait être « l’album oublié » de VDGG, en effet presque tout le monde est réuni (the Umbraceous Ensemble !) autour de HAMMILL pour ce brûlot incomparable et définitif (HAMMILL ne refera plus jamais d’album aussi dense et dira à plusieurs occasions qu’In Camera l’a conduit à des limites très dangereuses pour son équilibre mental). D’ailleurs, Godbluff, le premier album (1975) de la deuxième période VDGG, n’aura pas la même complexité que Pawn Hearts même si l’incandescence, l’urgence et l’énergie parfois rugueuse seront au rendez-vous.
Finie cette trilogie de désespoir et de rédemption pour VDGG, celle qui a ouvert nos yeux ébahis sur l’étendue du spectre d’un chanteur qui écrit et publie des recueils de ses écrits, qui met sa vie en danger à chacun de ses concerts, qui brule tous ses vaisseaux le long de ses disques, il avouera (à l’instar de Martyn BATES d’EYELESS IN GAZA) qu’il fallait qu’il soigne sa voix pour ne plus la mettre en péril ; un chanteur qui a trouvé et retrouvera les musiciens les plus appropriés pour mettre en scène ses opéras grandioses et désemparés. Avec le mixage de 2021, la re-visite des morceaux, notamment sur A Plague of Lighthouse Keepers met magnifiquement en évidence des couches nouvelles d’instrumentations et réussit les passages entre les sections qui paraissaient artificielles à l’époque.
Que dire du coffret : qu’il semble définitif, le livret (bel objet) fait l’histoire du groupe de façon strictement documentaire et parfois trop anecdotique ; que curieusement, à part la Grande Bretagne (« of course »), on y parle davantage de l’Italie (et des problèmes liés à la situation politique rencontrés là-bas par le groupe) que des autres pays (VDGG était cultissime là-bas, il est vrai, pourtant l’Europe francophone et germanophone aimait elle aussi beaucoup le groupe).
Mais la belle surprise est française puisque le coffret exhume 2 CDs d’un concert parisien à la Mutualité du 6 décembre 1976, enregistré de façon professionnelle (pour être diffusé sur France 2) tout comme d’ailleurs celui du Bataclan pour Pop 2 (18 mars 1972) d’un Pop Shop (télévision belge du 23 mars de la même année ?). D’autres live sont déjà parus (dans The Box pour les concerts de Rimini (9 août 1975) ou la prise télévisuelle de Charleroi du 27 septembre 1975, mais tout cela appartient à la deuxième trilogie soit la renaissance de VDGG (qui va perdre un G en route !!).
Un coffret peut-être un peu doublonnant ou redondant, mais pourquoi bouder son plaisir (même si les pochettes originales n’y sont plus) à l’heure où tous nos vieux vinyles exténués, nos rééditions des CD pas très soignées et nos chaînes stéréo exigeantes veulent un son qui se rapproche de plus en plus du son d’origine (sans les craquements) avec nos oreilles de l’époque et sans avoir à retourner les galettes en cire. D’ailleurs personne ne s’y trompe puisque le coffret Charisma Years (17 CDs et 3 Blu-Rays pour 125 € environ – faites le calcul) est déjà épuisé alors qu’il est sorti (chez nous) fin septembre. Un peu tôt pour Noël il est vrai, mais notre plaisir n’en est que plus affiné, notre attente comblée et 2021 (année de nombreuses ré-éditions de tous bords) prend le chemin de se terminer en un cycle de beaux hommages. Merci à VDGG et à ses braves et quasi éternels musiciens de nous plaire toujours autant et de nous enchanter depuis 50 ans.
À quand un coffret (oui, nous sommes insatiables) regroupant les trois chefs-d’œuvre remasterisés et toutes les chutes de studio (le Sofa Sound du Sussex) et autres de la trilogie de Peter HAMMILL en solo de mars 1973 à fin 1974 (cinquantenaire prévu en 2024) à laquelle on pourra rajouter Fools Mate (l’avant) et Nadir’s Big Chance (l’après) -no problem).
Et pour finir en compagnie de Peter HAMMILL, pourquoi ne pas citer quelques mots de Gog (In Camera 1974 – plus belle pochette d’album des 70s), le chanteur à la cape sombre déclare (droit dans vos yeux) : « Some Call Me SATAN – Others Have Me GOD – Some Name Me NEMO – I am UNBORN … My Words Are : Too Late, Never, Impossible and Gone. »
Xavier Béal