VÄRTTINÄ
Quatre Filles dans la Toundra
Composé de quatre voix féminines et de six instrumentistes, VÄRTTINÄ est de ces groupes qui portent loin et haut les échos du folk finlandais et de la culture carélienne, non sans les assaisonner d’arrangements très personnels à la cause pop, rock ou jazz. Plusieurs pays ont déjà succombé aux stupéfiantes attaques vocales des déesses « värttiniennes ». La France pourrait bien à son tour se laisser subjuguer après le passage très remarqué de VÄRTTINÄ au Festival Babel de Strasbourg cet été et au Glaz’ Art à Paris à la mi-octobre, à l’occasion de la sortie de son nouvel album, Ilmatar (Wicklow/BMG). Impossible de rester de glace !
C’est dans le village de Rääkkyla, en Carélie (région du sud-est de la Finlande) que VÂRTTINÄ a vu le jour, il y a dix-sept ans, soit en 1983, sous l’impulsion des chanteuses et joueuses de kantele Sari et Mari KAASINEN. Cette dernière raconte : « À l’origine, il y avait 8 filles dans le groupe et nous étions plutôt portées sur la lecture de poèmes et sur la chanson traditionnelle. Nous avons ensuite étudié la possibilité d’y ajouter de l’instrumentation. Nous avons donc cherché des musiciens ; Janne LAPPALAINEN fut le premier. De 1984 à 1989, la formation a compté jusqu’à 21 membres et a enregistré deux disques. »
Quinze chanteuses et joueuses de kantele, une guitare acoustique, une contrebasse, un fiddle, un accordéon, un saxophone, une flûte et un tin whistle, voilà le cocktail sonore qui se donne à entendre sur les albums Värttinä (1987) et Musta Lindu (1989).
VÄRTTINÄ : Phase 2
Devant la défection de sept membres du groupe, partis pour d’autres aventures, les chanteuses Sari et Mari KAASINEN et Kirsi KÄHKÖNEN, suivies de Janne LAPPALAINEN (saxophones, bouzouki, kaval, etc.) recrutent de nouveaux membres au début des années 90 et VÄRTTINA reprend son envol, non sans changements significatifs.
« Nous sommes devenus plus professionnels, explique Janne LAPPALAINEN. Avant, c’était juste un loisir pour nous, nous étions tout gosses ! Et puis, nous avons voulu faire de la musique plus sérieusement. »
Cela devient tellement plus sérieux que la nouvelle formation accumule les records de vente d’albums. Oi Dai, paru en 1991, sera disque de platine, tandis que Seleniko, sorti l’année suivante, arrivera en tête des hit-parades « world music » radiophoniques, notamment grâce au single Kyla Vuotti Uutta Kuunta.
Le disque sera du reste distribué en Amérique du Nord et dans le Bénélux, où le groupe se produira en tournée. Récemment, la chanteuse Tanita TIKARAM a « samplé » un morceau de cet album, Seelinnikoi.
C’est une nouvelle carrière qui s’ouvre pour VÄRTTINA, comme le déclare le guitariste Antto VARILO (également au banjo et kantele) :
« Pour beaucoup de gens, il y a le « vieux » VÄRTTINÄ et le « nouveau » VÄRTTINÄ, et ils sonnent différemment. Petit à petit, les concerts se sont fait plus nombreux et nous avons atteint la scène internationale. De plus, nous avons fini par composer nos propres morceaux. Au début, nous ne faisions que du trad’. Actuellement, nous ne jouons pratiquement plus que des thèmes originaux. »
Les chansons froides à l’assaut du monde
L’album Aitara, paru en 1994, confirmera le succès international de VÄRTTINÄ puisqu’on le retrouvera dans le Top Ten du hit-parade européen dans la catégorie World Music et numéro 1 des hit-parades World Music des radios américaines. Tout comme lors de sa tournée précédente, VÄRTTINÄ se produira en concert aux États-Unis à guichets fermés. Suivra une tournée qui passera par la Suède, le festival de Vienne, le Bénélux, l’Espagne et, tant qu’à faire, la Finlande !
La célébrité de VÄRTTINÄ s’étant assez répandue, les quatre chanteuses du groupe seront sollicitées par Hector ZAZOU pour son sublime album Chansons des mers froides (1994) et par la chanteuse Maggie REILLY pour son disque Elena. 1996 verra VÄRTTINÄ se produire pour la première fois en France, au MIDEM de Cannes, mais aussi au Queen Elizabeth Hall de Londres, au Portugal, au Bénélux, en Hollande, en Amérique du Nord. Et c’est sur des chapeaux de roues que le groupe embrayera avec un sixième album, Kokko, qui sera lui aussi accueilli avec les honneurs aux États-Unis et en Europe. Lors de sa tournée internationale, le groupe se produira pour la première fois en Allemagne et en Australie et fera une apparition à Tokyo, Budapest, etc.
C’est néanmoins le moment où l’une des chanteuses fondatrices du groupe, Sari KAASINEN, tirera sa révérence pour entamer une carrière soliste et avec le groupe SIRMAKKA. Elle sera remplacée par la chanteuse et accordéoniste Susan AHO.
Dans le fief des CHIEFTAINS
Après une tournée mondiale qui passera par le festival Celtic Connections de Glasgow (avec Maria KALANIEMI et Carlos NUÑEZ), le festival Europa Sziget de Budapest, l’Espagne, les Asturies et le Japon – non sans avoir fêter ses quinze ans d’existence « at home » à Rääkkylä – VÄRTTINÄ sort son septième opus, Vihma, sur le label de Paddy MOLONEY (figure emblématique des CHIEFTAINS), Wicklow, distribué par BMG. L’album sera de nouveau plébiscité par les « charts » européens, américains et japonais.
Co-produit par Richard HOROWITZ (connu pour son travail avec la chanteuse Susan DEYHIM), Vihma marque encore un nouveau développement dans la musique de VÄRTTINÄ. La coloration pop-folk-rock des albums du début des années 1990 se transforme à la faveur d’apports instrumentaux plus diversifiés mêlant sonorités acoustiques, touches électriques et même des zestes d’électronique. Ces riches tapisseries engendrent des climats tantôt véhéments, vibrants – comme sur Laulutyttö, Neitonen ou le morceau éponyme à l’album, sur lesquels les prêtresses « värttiniennes » mettent le feu – tantôt mystérieux, aux résonances mythiques.
Sur le troublant et hypnotique Uskotti ei Uupavani, VÄRTTINÄ a de plus ouvert ses portes au groupe de « fiddlers » finlandais JPP et à Albert KUVEZIN et Aldyn-oll SEVEK, du groupe de la République autonome de Touva, YAT-KHA (autre découverte du label Wicklow), avec leurs immanquables chants de gorge, qui viennent également s’entrelacer aux sinueuses lignes vocales féminines sur Mieleni Alenevi.
D’autres morceaux gardent un aspect plus dépouillé, comme Aamu ou Emoton, lequel sera choisi pour sortir en single en Finlande. Et pour la première fois de sa carrière, VÄRTTINÄ s’essaye au remix orienté « dance-floors » avec Vihmax, qui mêle beats électro et fiddle acoustique, claviers et flûte ney (pourvus par Richard HOROWITZ) et plusieurs couches de voix trafiquées ou naturelles, plus les chants diphoniques de YAT-KHA. Clairement, VÄRTTINÄ cherche avec cet album à élargir son public.
La déesse de l’air
En 2000, après un passage très remarqué au festival Babel de Strasbourg, VÄRTTINÄ a sorti son huitième opus, toujours chez Wicklow/ BMG. Du nom de la déesse de l’air qui a créé le Ciel et la Terre en brisant deux œufs de l’aigle Kokko, d’après l’histoire de la Création contée dans le Kalevala, Ilmatar est probablement l’album le plus aventureux et envoûtant du groupe, produit cette fois-ci par Hugues de COURSON (remember MALICORNE ?).
« Cette rencontre a eu lieu grâce à notre manager, Phillip PAGE, déclare Janne LAPPALAINEN. Il avait rencontré Hugues de COURSON, lequel lui a donné des CD que nous avons écoutés pendant une tournée. Et nous nous sommes dits que c’était l’homme qui pourrait bien nous aider à réaliser notre nouveau disque, car nous avions quelques idées sur la question. Et ce fut le cas ! Il est venu en Finlande nous voir en répétition, et il a suggéré de bonnes trouvailles sur les sonorités. Nous lui avons envoyé une bande, il a fait quelques annotations et nous avons revu certaines choses.
Nous avions à peu près une vingtaine de chansons à lui soumettre et il en a choisi 12 qui devaient être enregistrées et 11 d’entre elles se sont retrouvées sur le CD. Les sessions de studio ont été très plaisantes, c’était sympa de travailler avec Hugues tant il est ouvert. Nous avons surtout joué live, sans trop d' »overdubs », et c’était ce qu’il fallait. »
Le personnel de VÄRTTINÄ s’élève sur Ilmatar à dix membres : Riikka VAYRYNEN est venue renforcer les rangs des chanteuses en lieu et place de Sirpa REIMAN et la section instrumentale s’enrichit d’une nouvelle présence, celle de l’accordéoniste Markku LEPISTÖ. Bouzouki, jouhikko, kantele, luth cümbüs tanbur, fiddle, soprano saxophone, contrebasse, flûte kaval et une myriade de percussions ont été requis pour tisser des textures à la fois rustiques et modernes enveloppant les polyphonies des quatre filles, dont plusieurs chants explorent le côté obscur de la mythologie finlandaise. Les chassés-croisés vocaux restent de toute façon le pôle d’attraction dominant, comme l’illustre le chant a capella Kappee, bouillonnant d’énergie et stupéfiant de complexité.
Parmi les heureux élus conviés à apporter leur concours sur Ilmatar, on remarque le rocker finlandais Ismo ALANKO sur le traditionnel Aijo, dont l’incantation ajoute au climat d’effroi déjà installé par les voix des chanteuses, métamorphosées en sorcières déclamant leurs sortilèges. La vielle à roue de Gilles CHABENAT fait également merveille sur plusieurs chansons, renforçant l’écho primitif de l’inspiration « värttinienne ». On note également l’usage, dans Meri, d’un enregistrement de 1959 du chanteur hongrois Nagy LUCINA. Son troublant chant de lamentation qui s’ajoute aux vocaux éplorés des quatre chanteuses finlandaises constitue un moment particulièrement émouvant, d’autant que c’est le morceau qui clôt l’album.
La pléthore d’arrangements vocaux et instrumentaux à l’œuvre sur Ilmatar donne à ce dernier une dimension quasi-cinématographique. De ce fait, les fans des premières heures du groupe trouveront peut-être ce disque moins direct et spontané. Pour autant on ne peut parler de surproduction stérile et tapageuse, tant la qualité, l’inventivité et la subtilité des arrangements procurent une nouvelle force à la musique de VÄRTTINÄ.
Survivance des « runos » caréliens
Bien qu’il ait abandonné depuis longtemps le répertoire traditionnel finlandais, VÄRTTINÄ doit son succès (et son intérêt) au fait d’avoir toujours conservé des éléments de la culture traditionnelle finlandaise, surtout en ce qui concerne le chant, dans ses compositions.
« C’est principalement Kirsi KHÄHKÖNEN et moi – les filles quoi ! – qui écrivons les paroles, affirme Mari KAASINEN. Il n’est pas forcément nécessaire d’avoir constamment quatre chanteuses pour chanter dans le style traditionnel. Il y a aussi des chants solos, mais bien sûr, les harmoniques sont très importants et notre matériau se prête aux harmoniques. »
Ainsi, VÄRTTINÄ puise souvent son inspiration dans les antiques « runos » de Carélie. Selon Kirsi KÄHKÖNEN : « Il est toujours plus facile de chanter dans la langue que l’on connaît. La nôtre, c’est du dialecte carélien. Cela donne une certaine liberté. À l’origine, nous avons étudié dans la partie est de la Finlande, donc la Carélie, mais une bonne partie de celle-ci – la plus importante – appartient de nos jours à la Russie puisque nous l’avons perdue durant la guerre de 1939-40. Mais il existe de vieux livres, de vieux enregistrements de chansons et des poèmes dont nous nous sommes servis. »
« Nous n’avons pas eu besoin de collecter des thèmes de la vieille Carélie, ajoute Antto VARILO, dans la mesure où, dans la partie finnoise de la Carélie, il y a assez de matériau. De plus, il n’y a plus vraiment grand monde auprès de qui on aurait pu apprendre. Soit les gens sont morts, soit ils ont oublié ces chansons traditionnelles. Le pouvoir russe ne les a pas autorisés à préserver leur fonds culturel. »
Ouverture à l’Est
Une bonne partie de la tradition carélienne se serait ainsi perdue, mais pas de manière définitive. Cela dit, la chute de l’empire russe n’a pas eu de conséquences désastreuses pour la culture finlandaise.
« Ça ne nous a pas vraiment affectés, déclare Jane LAPPALAINEN, dans la mesure où, d’une certaine façon, nous appartenons plutôt à l’Ouest. Bien sûr, la pression russe nous a affecté un temps, mais quand le mur de Berlin s’est effondré, par exemple, nous étions déjà du côté de l’Ouest puisque avons conquis notre indépendance en 1980. Depuis que les frontières se sont ouvertes, on peut plus facilement rencontrer les Russes et s’influencer de leur culture ; de même, la culture russe peut survivre parce qu’elle s’ouvre. »
VÄRTTINÄ s’est de ce fait produit sur scène à Moscou, Leningrad. Kirsi KÄHKÖNEN se souvient :
« Nous avons eu un accueil extraordinaire ! À l’occasion d’un grand festival, on a rencontrés des gens de souche finno-ougrienne qui faisaient du collectage. On a aussi rencontré de vieilles femmes qui chantaient des airs traditionnels. C’était très beau. Elles nous ont même appris quelques chansons. »
Néanmoins, VÄRTTINÄ a opté pour une démarche différente de la préservation pure et simple du répertoire traditionnel.
« Il y a certes maintenant des gens qui s’intéressent à leur tradition et qui tentent d’apprendre ces vieilles chansons, de les faire revivre, poursuit Antto VARILO, mais notre propos est un peu différent. Nous avons joué ces chansons ; à présent, nous tâchons de créer quelque chose de plus personnel. Nous ne faisons plus du trad’, mais ce que nous faisons s’appuie sur les styles traditionnels. »
Par conséquent, le public traditionnel risque d’appréhender difficilement ce mélange de sonorités traditionnelles et électriques pratiqué par VÄRTTINÄ. À la question « Cela lui pose-t-il problème ou non ? », Antto VARILO répond : « Bien sûr, c’est fait pour ! »
Site : http://varttina.com/
Réalisé par Stéphane Fougère
Photos : Sylvie Hamon (Festival Babel 2000)
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°7 – novembre 2000)