Yann-Faňch KEMENER – Roudennoù / Traces

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Yann-Faňch KEMENER – Roudennoù / Traces
(Buda Musique)

Il y a des disques qui revêtent une importance particulière, en partie compte tenu de leur intention, mais aussi des circonstances qui les entourent. Dans le cas qui nous occupe, il est difficile de déterminer si les circonstances ont été à l’origine de sa création, ou si la création avait été envisagée avant ces circonstances. Toujours est-il qu’il ressemble à un épilogue-bilan, et qu’il a été réalisé dans un contexte de fin de parcours pour son auteur. Or, cette fin de parcours a été imposée par le destin, de manière assurément prématurée, mais sans doute son auteur avait-il auparavant rêvé de réaliser pareille somme artistique. Nous ne sommes pas en face d’une anthologie, ni d’un « best of » (gag rigoureusement impossible), ni d’une intégrale en série économique, mais d’un hommage non pas de son auteur à lui-même, mais à ce qui l’a construit en tant qu’artiste et en tant qu’homme, bref tout ce qui a donné du sens à sa démarche artistique et à sa vie. Pour tout dire, ces Traces sont autant celles qui nous permettent de cerner l’artiste que celles que ce dernier nous révèle d’une culture qu’il a constamment cherché à mettre en valeur et à transmettre.

« Cet enregistrement « hommage à la poésie bretonne » vient ponctuer quarante-cinq années de ma vie d’artiste et d’homme traçant son chemin. Une carrière riche et intense de recherches, de rencontres et de créations diverses. » Ainsi Yann-Faňch KEMENER présente-t-il ce double album – le premier de sa discographie, ce n’est sûrement pas un hasard. Car ce sont ces recherches et ces rencontres qui ont permis à ce chanteur de se hisser à une place primordiale dans la sphère de la musique et du chant bretons. Beaucoup l’ont déjà dit et écrit, KEMENER est à la fois un pilier du renouveau de la musique bretonne et un passeur de mémoire. Il l’avait déjà prouvé par ses collectages (entamés dans les années 1970), qu’il a diffusés dans ses ouvrages Carnets de route (éditions Skol Vreizh) et Collecteur de contes en Basse Bretagne (éditions Yoran Embanner). Des gwerzioù, des sonioù, des kan ha diskan, des comptines pour enfants ou des chants ludiques ont été sauvés de l’oubli grâce son travail de collecteur.

Sa discographie illustre quant à elle une volonté de mettre en évidence cet héritage tout en le projetant dans une dimension artistique qui en sape les clichés et le rend vivant ici et maintenant, sans pour autant surfer sur les modes. Il n’y a rien d’éphémère ou de daté chez Yann-Faňch KEMENER ; ses expériences musicales – avec le groupe BARZAZ ou ses duos avec Anne AUFFRET, Didier SQUIBAN puis Aldo RIPOCHE, et tant d’autres encore – ont toujours fait figure d’innovations mais qui échappent aux caprices du temps. Tel album enregistré il y a vingt ans pourrait l’avoir été seulement hier…

Les Roudennoù / Traces qu’il a gravées ici ne sont donc pas celles de sa carrière discographique ; il s’agit plutôt des sources littéraires et poétiques qui ont nourri l’esprit de Yann-Faňch KEMENER. Ce sont donc encore une fois les mots des autres qu’il chante ou récite, tantôt en breton, tantôt en français, avec cette capacité vocale qu’il a de redonner vie à cette « matière » textuelle en prise directe avec des événements, des modes de vie, des modes de penser, des structures sociales et religieuses d’une autre époque, avec leur lot de drames, de larmes, de rires, d’injustice, d’absurde, mais aussi d’émerveillement, car la nature est restée un sujet de contemplation et d’interrogation pour bon nombre de ces poètes et écrivains armoricains.

Ils s’appellent Émile MASSON, Anjela DUVAL, Maria LOUYER, Yann-Ber KALLOC’H, Jakez RIOU, Xavier GRALL, Yann SOHIER, Armand ROBIN, Naig ROZMOR, Per-Jakez HÉLIAS, Jean LAVOUÉ, Maodez GLANNDOUR, Gilles BAUDRY ; d’autres sont d’illustres inconnus, des anonymes, des « traditionnels », comme on dit… Leurs textes ont inspiré à Yann-Faňch KEMENER des gwerzioù, des daňs fisel, des daňs pourlet, des kan ha diskan…

Car Yann-Faňch n’est pas seul dans cet album. Il a tenu à s’entourer de gens avec qui il a forgé une complicité artistique depuis plusieurs années. On y retrouve donc non sans plaisir la harpiste et chanteuse Anne AUFFRET, le violoncelliste Aldo RIPOCHE, mais aussi des musiciens et chanteurs qui représentent la jeune génération, comme le chanteur Éric MENNETEAU (avec qui KEMENER avait enregistré le disque Vive la liberté), le conteur Achille GRIMAUD (LA BANDE À GRIMAUD), l’accordéoniste Erwann TOBIE et le guitariste Heikki BOURGAULT, que KEMENER avec recrutés pour le trio qui porte son nom, auteur du récent disque Daňs.

Le long de ces deux disques, KEMENER, avec sa voix minérale et son timbre vibrant, récite, chante, en solo, en duo, ou accompagné par un musicien ou par un autre,ou bien par deux musiciens, jamais plus. L’esthétique musicale de Roudennoù / Traces vise l’épure et le minimalisme, la précision du trait, la clarté de l’énonciation, la rigueur du rythme, la nuance dans l’arrangement, l’entrain de la danse, l’amplitude de la respiration, le tutoiement du silence… Le ton général revêt une certaine gravité, mais aussi une grande douceur, en dépit du caractère dramatique ou véhément de certains chants et textes. Mais même les contes tragiques, les rêveries amères, les visions sinistres ou les colères impétueuses ne peuvent complètement occulter le sourire, la dérision. Ce sont même les seules armes qui permettent de faire face aux turpitudes du destin…

Et ce dernier n’a pas été tendre pour Yann-Faňch KEMENER ces derniers temps, comme il a tenu à le révéler dans le livret de cet album : « Depuis un an, il m’est donné de vivre l’épreuve de la maladie. Épreuve bien pénible s’il en est. » C’est la maladie qui l’a forcé à mettre un terme à ses activités scéniques. (Il avait récemment créé un projet avec son trio centré sur les textes de Yann-Ber KALLOC’H, dont on retrouve précisément quelques traces ici.) Néanmoins, Yann-Faňch a tenu à enregistrer ces Roudennoù, comme un ultime héritage légué à la postérité. Quasiment un mois après la sortie de ce disque, Yann-Faňch KEMENER nous a quittés.

Cet album a donc tout de l’« état d’urgence » artistique, mais nulle sirène ne s’y fait entendre et nulle ruée sur les brancards n’est à constater, juste une forme d’acceptation, voire de sérénité, et cet imperturbable souci de valoriser et d’assurer la pérennité de cette matière littéraire dont il s’est fait le chantre, en toute humilité. C’est un disque qui transpire d’humanité et de mémoire. Kenavo, Yann-Faňch. On pourra désormais te retrouver… à tes Traces.

Stéphane Fougère

Label : www.budamusique.com

 

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