Yaping WANG
Musiques pour une pierre précieuse
Appartenant à la famille des cithares sur table, le yangqin est un instrument emblématique de la musique traditionnelle chinoise. La douceur de ses sonorités a souvent été comparée à celle de la soie. Reconnue comme l’une des artistes actuelles les plus virtuoses du yangqin, la Taïwanaise Yaping WANG lui a trouvé une autre correspondance : la finesse et l’éclat de ses notes renvoient à celle du jade, une pierre précieuse elle aussi fortement liée à la culture chinoise.
Riche d’une carrière protéiforme autour du yangqin, Yaping WANG travaille actuellement à une création musicale en lien avec une exposition sur le jade et précisément intitulée Le Cadeau de jade, dont la première sera jouée au Musée Guimet, à Paris, le 9 décembre prochain.
Pour RYTHMES CROISÉS, elle évoque son parcours musical et livre quelques éclairages sur ce projet qui implique d’autres musiciens issus d’autres horizons, tels que Didier MALHERBE, Kengo SAITO, et d’autres encore.
Un instrument d’hier pour une vocation d’aujourd’hui
Originaire de Taipei, Yaping WANG est une virtuose du yangqin (prononcez « yang-chin »). Cet instrument chinois à cordes frappées et à la caisse de résonance trapézoïdale fait partie de la famille des cithares sur table et ressemble quelque peu au tympanon et au cymbalum. Il possède une centaine de cordes (il y en a même jusqu’à 242 cordes !) qui sont frappées manuellement à l’aide de marteaux ou de baguettes de bambou. Probablement descendant du santûr persan, il serait entré en Chine vers 1650, à la fin de la dynastie Ming et au début de la dynastie des Qing.
Jouant généralement le rôle d’instrument conducteur dans les orchestres de musique traditionnelle, le yangqin est devenu un instrument aussi emblématique de la musique traditionnelle chinoise que le pipa et le erhu. Il est riche d’un répertoire soliste qui compte de nombreuses pièces complexes. Sa pratique s’est développée au-delà du cercle traditionnel, puisqu’on le retrouve dans d’autres formations de world music, et même au-delà. Par exemple, la chanteuse du groupe DEAD CAN DANCE, Lisa GERRARD, s’accompagne sur scène d’un yangqin. La musicienne chinoise Xu FENGXIA a pour sa part déployé les potentialités sonores du yangqin dans le domaine de la musique improvisée.
C’est une voie encore différente qu’a choisi Yaping WANG, capable de jouer un répertoire traditionnel comme des compositions contemporaines de son cru ou des improvisations. Elle a commencé à jouer du yangqin à l’âge de 9 ans, après avoir débuté par le piano à cinq ans. À l’âge de 15 ans, elle entrait au Conservatoire National d’Art de Taiwan.
Yaping WANG : « Tout étudiant qui entre au conservatoire à Taiwan doit suivre des cours de piano, c’est obligatoire. J’ai donc choisi en premier le yangqin et en second le piano. Je me suis dit que ce serait intéressant de jouer de cet instrument au son si spécial qu’est le yangqin. »
La carrière professionnelle de Yaping WANG démarre à l’age de 17 ans, en 1995. Son talent au yangqin lui vaut de remporter plusieurs prix et de se produire dans de nombreux banquets d’État à Taïwan avec de nombreux orchestres professionnels. A l’aube des années 2000, elle occupe même le poste de soliste et joue ses propres arrangements de musique traditionnelle dans une émission quotidienne consacrée au yangqin sur BlTV Channel.
Mais s’ériger en porte-parole de la musique traditionnelle ne suffit pas à Yaping WANG…
YW : « En général, ce que l’on joue sur cet instrument est vraiment très traditionnel. Certes, on apprend aussi quelques compositions, mais pas très contemporaines. Je suis restée au conservatoire pendant 8 ans. Après, j’ai fait l’université, mais j’avais envie de jouer plus que du traditionnel. Ce n’était pas suffisant pour moi. J’avais déjà joué beaucoup de morceaux traditionnels, donc je me suis dit pourquoi ne pas apprendre à écrire de la musique, apprendre la composition ? J’ai trouvé plus intéressant de choisir une université très « avant-garde ».
Ainsi, après être sortie du conservatoire, Yaping WANG s’est rendue à New York pour étudier à l’université Buffalo, où ont enseigné rien moins que Morton FELDMAN et John CAGE. Elle a ainsi pu poursuivre la composition et s’est produite dans des salles prestigieuses telle que la Buffalo Albright Knox Art Gallery, ou le MOMA, à New York. Après avoir obtenu son diplôme de master à Buffalo, Yaping WANG est retournée à Taïwan.
YW : « J’ai commencé à donner des cours de contrepoint, d’analyse de formes musicales et de composition pendant sept ans. » Et bien sûr, elle a continué à composer.
Un point d’orgue est atteint en 2009, quand sa pièce vocale Ikkaku Sennin, inspirée par le Théâtre Nô japonais et un conte de fées indien, est nominée « pièce vocale de l’année » en 2009 par l’International Society for Contemporary Music de Taiwan.
YW : « Ensuite, en 2013, j’ai obtenu une bourse du ministère de la culture à Taïwan et j’ai déménagé en France, où j’ai habité à la Cité internationale des arts, à Paris. C’est le gouvernement taïwanais qui avait acheté trois studios là-bas, et on m’a choisi pour partir en mission pendant un an… »
Des cordes asiatiques à la conquête des mondes
C’est lors de sa résidence parisienne que Yaping WANG commence à pratiquer l’improvisation avec un instrument proche du sien, le cymbalum, qu’elle reconnaît cependant ne pas maîtriser encore aussi bien que le yangqin.
YW : « Avec un accordéoniste parisien, Lionel PINARD, je joue aussi la musique des Balkans, et ça m’a ouvert des portes parce que, dans cette musique, le cymbalum est très présent. Et sur un cymbalum comme sur un yangqin, on peut jouer des choses très rapidement. Quand j’étais au conservatoire, j’ai joué aussi de ces musiques tzigane, rom, balkanique, des czardas… »
Est-ce par hasard si, en 2013, la musique de Yaping WANG est analysée et discutée durant le congrès de la Cimbalom World Association ?
Dans le même temps, Yaping WANG continue à composer, dans une veine plutôt contemporaine.
YW : « Quand je me suis mise à la composition contemporaine, c’était plus pour un orchestre ou un ensemble de musique classique contemporaine. Le yangqin peut faire partie de l’orchestre bien sûr, mais je ne composais pour le yangqin en tant qu’instrument soliste. »
Après être retournée donner des cours à Taïwan, Yaping WANG a finalement décidée de revenir vivre en France, toujours à la Cité internationale des Arts. Lors de sa résidence dans ce lieu, elle, organise une à plusieurs fois par mois, des rencontres autour de son yangqin entre des musiciens parisiens, des étrangers de passage à Paris et des résidents de la Cité internationale des arts, toutes tendances confondues : musique classique, contemporaine, traditionnelle, free jazz, world, électro-acoustique, ou encore des plasticiens, des vidéastes ou des danseurs. Les improvisations qui en découlent offrent l’opportunité de mélanger les pratiques instrumentales, les répertoires, et de les confronter parfois à d’autres formes artistiques.
Une de ces « sessions » entre des musiciens improvisateurs du groupe KA DAO YIN de Taïwan et des improvisateurs français a fait germer, fin 2014, le projet Ma Chambre, où le yangqin se mêle à un accordéon, un bandonéon, des percussions et une contrebasse.
Depuis qu’elle a quitté la Cité internationale des arts, Yaping WANG continue depuis à diversifier ses horizons musicaux, pratiquant l’improvisation comme la musique traditionnelle chinoise, à l’Institut Confucius de Paris, et même… le tango !
YW : « Je joue avec un groupe argentin qui s’appelle LA ORCHESTA METAFISICA, qui fait un mélange de rock n’roll/tango. Ils ont voulu utiliser le yangqin, ce qui est intéressant. J’ai souvent été sollicité pour jouer dans plusieurs groupes qui cherchaient juste à avoir un instrument chinois sur un morceau, mais le compositeur de ce groupe connaît bien le son de mon instrument. Quand je joue avec eux, le son est très joli, très travaillé ; il ne s’agit pas juste d’ajouter un instrument chinois pour faire exotique. »
Une offrande de pierre
En 2016, l’auditorium du Musée Guimet, à Paris, offre à Yaping WANG une chance de jouer dans ses murs. Le lieu étant réputé pour sa programmation de concerts de musiques traditionnelles asiatiques de haut vol, mais aussi de créations à partir de ces musiques. Yaping WANG a donc proposé une création musicale, nommée Le Cadeau de jade, en lien avec une exposition en cours dans le musée parisien.
YW : « J’ai écouté beaucoup de musiques dans cette salle, et je trouve donc intéressant de pouvoir proposer une création qui mêle musique traditionnelle et composition… pas très contemporaine, mais asiatique. Au Musée Guimet vient de commencer une exposition consacrée à la pierre de jade (Jade, des empereurs à l’art déco). Donc je me suis dit que ce serait intéressant de composer de la musique pour le jade. J’ai discuté avec l’organisateur de cette exposition, et j’ai choisi dix pierres de jade exposées comme support d’inspiration. »
De tous temps, le jade a été la pierre de prédilection des Chinois et le symbole des dynasties impériales par excellence, dont il évoque l’opulence comme le mystère antique. Expression majeure de la civilisation chinoise, le jade s’inscrit dans l’histoire la plus ancienne de l’art chinois. L’« Empire du milieu » est ainsi le pays le plus important dans la production, la fabrication et l’utilisation de cette pierre souvent synonyme de vert. Symbole d’amour, de vertu, de pureté, de réserve autant que signe extérieur de statut social, porteur d’honnêteté et de justice, le jade est au centre de nombreuses légendes et de traditions magiques.
YW : « Dans la culture chinoise, le jade est souvent utilisé pour sceller une amitié, entre deux pays par exemple. C’était aussi utilisé, pendant les guerres, pour afficher son intégrité. Il y a aussi un jade qui a une histoire très intéressante et très ancienne, celle de sept artistes vivants dans les arbres d’une forêt… »
Pour Yaping WANG, il ne fait aucun doute que les sonorités du yangqin sont comparables à la finesse et à l’éclat du jade. Elle a ainsi choisi 10 pièces de jade parmi toutes celles exposées au Musée Guimet, et chacune est évoquée dans une composition par rapport à son époque, son histoire et son symbole. Seule une composition fait un peu exception.
YW : « Un morceau que j’ai composé et qui s’appelle Les Deux Rois ne fait pas référence à un jade, mais à Napoléon et au roi Qianlong, de la dynastie Qin (la dernière grande dynastie chinoise). C’était un grand collectionneur, un maniaque. Dans l’exposition, il y a des choses qui viennent de Fontainebleau, des collections de Napoléon. Lui aussi était un collectionneur d’objets précieux. D’où l’idée d’un morceau qui évoque ces deux personnages, tant il y a des similitudes entre eux. »
Les compositions du Cadeau de jade ne sont pas pour autant des pièces solistes pour le yangqin de Yaping WANG. En fait, la musicienne taïwanaise a cherché à traduire les échanges historiques de présents entre deux pays, échanges d’amitié et de culture, par des dialogues entre des musiciens de divers horizons.
YW : « J’ai parlé de ce projet à Didier MALHERBE, avec qui j’ai déjà eu l’occasion de jouer. On a déjà improvisé ensemble, mais pas en public. Quand le Musée Guimet m’a offert cette chance, j’ai appelé Didier pour lui demander de jouer avec moi enfin sur scène. Il va jouer du doudouk (instrument à anche double arménien) et du sheng (orgue à bouche laotien). Il y a aussi une musicienne taïwanaise, Hsin-yi WANG, qui va jouer des percussions chinoises. »
Certains de ces musiciens ont même été invités à présenter leurs idées de composition pour Le Cadeau de jade.
YW : « Pour concevoir le répertoire, j’ai appelé d’autres compositeurs, comme Sébastian VOLCO, du groupe de tango-rock LA ORCHESTA METAFISICA, et la musicienne de jazz allemande Luise VOLKMAN, qui a composé la pièce Danser.
J’ai également fait appel à Kengo SAITO, un joueur de sitar japonais qui est aussi compositeur. Il représente en quelque sorte l’amitié entre la Chine et l’Inde et a composé un morceau, Secrets Revealed, pour ce jade qui symbolise l’amitié entre deux rois. Et puis il y a le trompettiste Jérôme FOUQUET, musicien de jazz et improvisateur, qui a composé un morceau. C’est intéressant d’avoir un instrument comme la trompette parce que justement ce n’est pas un instrument asiatique. De même, on a du zarb, du violoncelle (Guillaume LATIL), et un instrument qui vient du Xintiang… »
Un symbole antique aux résonances contemporaines
YW : « Le Cadeau de jade sera donc un spectacle de musique globalement asiatique, mais j’ai trouvé le moyen d’éviter les clichés. En tant que directrice artistique, j’ai donné mon avis sur les compositions qui m’ont été proposées. Il y a aussi un morceau traditionnel qui date d’il y a mille ans et que l’on a réarrangé pour le faire sonner plus contemporain. On va ainsi mélanger plein de styles. Et pour chaque musicien, c’est un challenge. Je trouve cela intéressant de mélanger le traditionnel et le contemporain.
Le répertoire est constitué d’onze morceaux (sans compter les rappels) ; ils ont été arrangés, réfléchis, mais il y a beaucoup de place pour improviser. Ça fonctionne un peu comme dans le jazz. Cela dit, il faut bien connaître l’histoire derrière chaque morceau, et derrière chaque jade choisi. C’est obligatoire pour chaque musicien qui prend part à cette création.
Et de plus, sur scène, nous aurons des costumes confectionnés spécifiquement pour ce spectacle par un designer taïwanais qui s’est inspiré de nos musiques.
Le Cadeau de jade est un très grand projet. Je dois en remercier Didier, Jérôme et Kengo, qui m’ont donné le courage de le réaliser, ainsi que Martin HORST, qui m’a aussi aidé pour la partie production, et un sponsor taïwanais qui viendra exprès de Taiwan pour voir le concert ! »
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Le concert prévu à l’auditorium du Musée Guimet sera donc une grande première pour Le Cadeau de jade, et sera une date unique, au moins en France. L’exposition sur le jade étant susceptible d’être exportée à Taïwan l’année prochaine, Yaping WANG et son groupe pourraient profiter de cette opportunité pour donner une seconde représentation auprès du public taïwanais. Quant à conserver une trace discographique du Cadeau de jade, il est encore trop tôt pour le dire. Il est vrai que, jusqu’à présent, Yaping WANG n’a pas été trop encline à consigner ses œuvres sur disque, que ce soit pour le yangqin en solo ou pour un orchestre.
YW : « J’ai participé à certains CD, mais je n’ai jamais fait d’albums solo. Avant, en tant que compositrice, j’étais sollicitée pour écrire pour les autres et je vendais mes compositions. Je n’ai donc pas le « copyright ». Enfin, pas pendant 3 ans… Maintenant, j’ai mon premier groupe, et je suis contente. Mais même si je voulais faire un enregistrement, je ne suis pas sûre que ce soit le moment. Il y a d’abord une question de budget. Mais j’y réfléchis… »
Yaping WANG est toutefois bien décidée à faire tourner son groupe pour Le Cadeau de jade l’année prochaine. Elle aimerait aussi développer ce qu’elle fait dans son duo yangqin/accordéon orienté musiques balkaniques. Un concert de yangqin solo est de même prévu en Suisse au début 2017, ainsi qu’un duo avec la Chinoise Li YAN (du groupe CAMKYTIWA), qui joue du erhu, à Paris, au Patronage laïque Jules-Vallès, également prévu en janvier 2017.
Yaping WANG est donc sur tous les fronts ou presque, mais son Cadeau de jade devrait rester comme une aventure musicale unique et originale. Rendez-vous à l’auditorium du Musée Guimet parisien, le 9 décembre prochain !
Sites : www.yapingwang.net
http://www.guimet.fr/fr/programmation-artistique/spectacles/le-cadeau-de-jade
Voir le diaporama photos : https://www.rythmes-croises.org/yaping-wang-le-cadeau-de-jade-au-musee-guimet-a-paris-decembre-2016/
Article et entretien réalisés par Stéphane Fougère
Photos: Auditorium Musée Guimet, collection Yaping Wang