YAT-KHA
L’Orage qui venait de Touva
Touva, ses steppes imparables, ses chevaux agiles, ou encore ses chevaux agiles et ses steppes imparables…
Tels sont pour l’essentiel, si l’on en croit Albert KUVEZIN, fondateur de YAT-KHA, les sujets abordés dans les chansons folkloriques de cette république sibérienne que l’on a trop tendance à prendre pour une région de la Mongolie. Pour l’étranger de service non averti, cela peut paraître pauvre en termes de patrimoine musical. Mais ça ne l’est pas. Sinon, comment expliquer l’effet de fascination incantatoire que provoquent ces chants de gorge, dont il existe plusieurs techniques (shugut, khöömei, karguraa…), et ces banjos, vièles, flûte et percussions locales ?
On commence à s’en rendre compte, la scène musicale touvaine ne s’arrête pas à ses représentants traditionnels. Il y a des touche-à-tout redoutables, comme l’ambassadrice musicale SAINKHO, qui fait à la fois dans le traditionnel, l’improvisation et la world-fusion. Et il y a YAT-KHA, à l’origine un projet expérimental développé par le chanteur et guitariste Albert KUVEZIN avec un musicien russe, Ivan SOKOLOVSKY, et qui s’est mué en véritable groupe constamment renouvelé. Il y a plusieurs façons d’envoûter à Touva, et pour tous publics.
Un râle caverneux semblant émaner des limbes les plus profondes, auquel se superpose bientôt la déchirure électrique d’une guitare : le cri ancestral se mêle à la plainte moderne, c’est YAT-KHA qui s’annonce dans un troublant fracas de vibrations chthoniennes. Son atypique mentor, Albert KUVEZIN, a développé un style bien particulier de chant de gorge très bas, le « kanzat », proche du chant de Khakhassie (située au Nord de Touva). Lorsqu’il se produit en 1990 sur la scène du festival Voices from Asia à Alma-Aty au Kazakhstan, Albert KUVEZIN subjugue à tel point l’un des membres du jury que ce dernier impose la création d’un prix spécial pour le récompenser ! Ce juge n’est autre que Brian ENO…
Né d’un père touvain et d’une mère aux origines khakasses, le petit Albert, à qui l’on avait interdit de chanter dans la chorale locale, aurait pu faire carrière dans le football si on ne lui avait fait écouter DEEP PURPLE et SONIC YOUTH, groupes qui lui ont définitivement fait remettre le pied à l’étrier de la musique, au grand dam des autorités communistes, dont Touva dépendait alors. Comment s’étonner dès lors qu’en pleine perestroika KUVEZIN se retrouve dans la mouvance punk-rock underground naissante en Sibérie ?! Un curieux hasard fera ainsi que YAT-KHA naisse en 1991 à Sverdlovsk, la ville où habitait alors un certain Boris Eltsine…
C’est le début d’une aventure musicale unique qui, à travers ses métamorphoses, ne cessera d’afficher clairement sa singularité, au point de devenir le fer de lance d’une attitude musicale parallèle qui n’hésite pas à marier la tradition touvaine avec des expressions plus contemporaines, comme le blues, le rock, l’électronica…
Cela vaudra à YAT-KHA d’être programmé autant dans des festivals de world music, comme le WOMAD à Reading en Angleterre et le WOMEX berlinois, dans des festivals de musiques traditionnelles, comme celui de Ris-Orangis ou bien le Sfinxs en Belgique, que dans des festivals de musiques expérimentales, tel Musique Action à Vandoeuvre-lès-Nancy. Le parcours d’Albert KUVEZIN est tout entier tracé par ces surprenants carrefours des genres, comme en témoigne l’entretien qui suit…
Entretien avec Albert Kuvezin
YAT-KHA, c’est ton premier groupe ?
Albert KUVEZIN : Non, il y a 20 ans, j’ai joué dans différents endroits du heavy metal. Et puis je me suis mis à chercher de nouveaux sons, et c’est ainsi que j’ai mélangé le chant de gorge traditionnel touvain avec une expression rock. J’ai ainsi donné plusieurs concerts solo et j’ai enregistré des disques complètement « underground ». Et puis j’ai rencontré un claviériste à Moscou, avec qui j’ai enregistré un album assez expérimental, électronique, avec des échantillonneurs, des séquenceurs, etc., et des « techno beats » mêlés à du chant de gorge et à des mélodies et des instruments traditionnels. Ce fut en fait le premier projet à porter le nom YAT-KHA.
Donc, à ses débuts, YAT-KHA était un groupe électro-ethno-expérimental ?
AK : Ce n’était même pas un groupe à proprement parler, juste un projet, une création. Un an après, je suis revenu à une musique plus « live » et j’ai enregistré, avec des amis musiciens touvains, un disque qui n’est pas vraiment rock mais plutôt folk, avec une teinte sombre, et qui contient des chants post-soviétiques de notre pays.
L’album suivant a de même été fait avec la participation de musiciens touvains, mais il est un peu différent. Chaque fois, je tâche de faire un album différent avec de nouveaux chanteurs et musiciens. La formation actuelle, par exemple, n’existe que depuis environ un an. Par conséquent, ce n’est pas elle qui joue sur le dernier disque en date, qui a été enregistré avant avec d’autres musiciens. Quant au prochain album, on va essayer de lui donner un son plus « live ».
Que signifie YAT-KHA ?
AK : C’est un instrument qui ressemble à un koto japonais ; on en joue sur scène. À l’origine, il provient de Chine et de Corée. On l’a adopté à Touva, non sans avoir un peu modifié son nom par rapport à celui qu’il portait en Mongolie. Dans le premier album expérimental, j’ai beaucoup utilisé le son du yat-kha. En concert, on l’utilise moins parce que c’est difficile à accorder, et d’autant plus si l’on joue en extérieur. Les conditions atmosphériques peuvent le désaccorder facilement.
Avant de former YAT-KHA, tu as je crois fait partie du groupe HUUN-HUUR-TU ?
AK : Oui, j’ai joué sur son premier album. En fait, j’ai été l’un des fondateurs de HUUN-HUUR-TU ! Dans les tout débuts, ce n’était pas forcément un groupe de musique traditionnelle, il y avait des aspects vraiment expérimentaux (le groupe s’appelait alors KUN-GUR-TUG) et puis il a viré à quelque chose de plus « ambiant ». J’ai fait quelques concerts avec HUUN-HUUR-TU, mais très vite j’ai senti que ça ne m’amusait pas ! Se produire sur scène assis sur des chaises, c’est passablement ennuyeux quand on est jeune et fougueux !
Et en tant que guitariste, qui t’as inspiré ?
AK : Jimi HENDRIX bien sûr, mais aussi Jimmy PAGE, Ritchie BLACKMORE, John McLAUGHLIN… Et puis, j’ai toujours été intéressé par la façon de jouer sur des instruments traditionnels. D’où mon idée d’essayer de mélanger le jeu traditionnel et une approche plus rock, qui a abouti à des accordages différents.
Est-ce facile à Touva de faire de la musique un tant soi peu expérimentale ?
AK : Il y a vingt ans, les groupes de rock, notamment et surtout ceux qui faisaient une musique progressive et alternative, étaient marginalisés. Pour les autorités d’obédience communiste et socialiste, le rock était une musique influencée par l’Occident, donc par le capitalisme ! Donc, si tu jouais du rock, tu pouvais avoir des problèmes avec les autorités, la police et surtout le KGB. À cette époque, on n’aurait pas pu jouer ce type de musique que l’on joue actuellement. Les autorités, auxquelles on devait forcément demander la permission de jouer, y auraient certainement vu une influence négative pour les jeunes générations ! Maintenant, il y a heureusement plus de liberté. On peut jouer ce que l’on veut.
Et pour les concerts ?
AK : À Touva, on doit jouer à peu près deux à trois fois par an, à l’occasion de festivals de rock alternatif qu’on organise nous-mêmes. On peut louer des salles sans avoir besoin de sponsors ou de soutiens ministériels. On fonctionne de manière très indépendante.
Si vous jouiez de la musique plus traditionnelle, auriez-vous davantage de soutien ?
AK : En fait, les réseaux officiels se moquent de ce que l’on peut jouer. Mais il est vrai que si l’on joue quelque chose d’assez extrémiste, on a des ennuis ! Surtout si on chante des textes qui dénoncent la corruptibilité de l’État !
En dehors de YAT-KHA, il t’est arrivé de jouer avec des groupes occidentaux…
AK : Oui, j’ai fait une session avec ce groupe ethno-jazz allemand qu’est EMBRYO (album Ni Hau). J’ai également enregistré un morceau avec ASIAN DUB FOUNDATION. Avec VÄRTTINÄ, j’ai assuré des vocalises sur deux morceaux de son album Vihma et on a dû faire un concert ensemble à Helsinki. En 2000, on a participé à un concert des CHIEFTAINS. Ensemble, on a joué deux/trois morceaux à nous. Paddy MOLONEY a trouvé quelques connexions mélodiques et rythmiques entre la musique asiatique, sibérienne, et la musique celtique irlandaise.
Donc tu es assez impliqué dans le créneau « world-fusion » ?
AK : Depuis deux/trois ans, on tourne davantage dans des festivals rock, sauf exceptions. Il y a une dizaine d’années, quand j’habitais à Moscou, j’ai rencontré pas mal d’illustres musiciens de la scène rock russe et on a fait plusieurs concerts ensemble, notamment des concerts de soutien. Sinon, YAT-KHA a joué évidemment avec des personnalités de la world music asiatique. En 2000, on a fait des concerts avec SAINKHO, qui vit actuellement en Autriche, à Vienne, mais qui est originaire de Touva, bien sûr. On a joué aussi avec le célèbre Zakir HUSSAIN, ainsi qu’avec les GYPSIES OF RAJASTHAN, au festival de Seattle il y a quatre ans.
Propos recueillis et traduits par Stéphane Fougère
Albert KUVEZIN et YAT-KHA :
Parcours discographique
Si le premier disque à porter le nom YAT-KHA n’est paru qu’en 1993, il est difficile de ne pas évoquer les précédents travaux d’Albert KUVEZIN qui sont autant de prodromes du projet à venir. Ainsi les premières expérimentations de KUVEZIN datent-elles de la période de la Glasnot et ont-elles été consignées dans une cassette, Priznak Gryedushi Byedi (Le Spectre du désastre). On ne pourra en dire grand-chose, Albert KUVEZIN ayant malheureusement perdu le seul exemplaire qu’il possédait ! C’est à cette époque cependant que naît le groupe KUNGURTUG (ou KOON-GOOR-TOOG), que KUVEZIN crée avec Alexander BAPA (futur membre de HUUN-HUUR-TU et producteur du groupe CHIRGILCHIN), auxquels se joignent le frère de ce dernier, Sayan BAPA, et les chanteurs de khoomei Kaigal-ool KHOVALYG et Aldyn-ool SEVEK, tous amateurs de chant de gorge, de musique traditionnelle touvaine et de rock ! Cette formation connaîtra en 1992 les faveurs d’un festival expérimental suédois et tournera en Suède en Grande-Bretagne.
KUNGURTUG n’a hélas laissé aucune trace discographique, si ce n’est un morceau (The Song of Revenge) dans une compilation live du festival kazakhe Voices from Asia – vol.1 (label Blue Flame) et un autre, sans titre, dans un CD accompagnant la revue anglaise sur les musiques nouvelles The ReR Quarterly Vol.4, n°1 (label ReR Megacorp) créée par Chris CUTLER. Le livret est bien en peine de donner des informations précises sur le groupe et le morceau sélectionné, apparemment tiré d’une cassette… Quatre noms de musiciens sont toutefois mentionnés : KHOVALYG, KOUVEZIN (sic) et les frères BAPA. Il semblerait en fait que ce morceau ait été enregistré par les seuls Alexander BAPA et Albert KUVEZIN, lequel chante et tient la quasi-totalité des instruments (BAPA se contentant de jouer du coquillage….). Bien que d’origine traditionnelle touvaine, le morceau étonne par ses arrangements modernes, faisant intervenir programmations rythmiques et basse bien ronde en plus du chant de gorge et des instruments acoustiques. Il est possible que ce morceau soit en fait extrait de la première cassette d’Albert KUVEZIN…
L’erreur du ReR Quarterly relative à la mention des musiciens provient du fait que, la même année où paraît ce CD (1994), les quatre musiciens en question ont enregistré ce qui est devenu le premier disque de HUUN-HUUR-TU, Sixty Horses in my Herd. Or, dans ce dernier, Albert KUVEZIN ne joue que la guitare acoustique (en plus d’y pratiquer le chant de gorge bien sûr) et le ton général est très nettement orienté folk. En transformant son nom, le groupe a également fait un choix artistique qui scellera son (glorieux) destin, mais avec lequel KUVEZIN, après quelques concerts, ne se sentira pas en phase.
YAT-KHA #1 : Les Électro-fantômes de la toundra
En parallèle avec KUNGURTUG/HUUN-HUUR-TU, Albert KUVEZIN donne des concert solo accompagné par des « backing tapes » et, lors du festival Interweek de Novosibirsk, en Russie, il rencontre un claviériste russe, Ivan SOKOLOVSKY, qui a déjà eu l’occasion d’enregistrer avec Sainkho NAMTCHYLAK.
Tous deux forment un projet qu’ils baptisent YAT-KHA et donnent quelques concerts avant d’enregistrer une cassette, Khan Party, qui paraît en CD, rebaptisé Anthropophagy, sur un obscur label moscovite, General Records, en 1993.
Sur ce disque, Ivan SOKOLOVSKY manipule les claviers et les ordinateurs tout en jouant des percussions et assure tous les arrangements, tandis que KUVEZIN apporte bien évidemment tout son bagage ethnique de Touva, à savoir le chant kargyraa, le yat-kha, le byzanchi, la khomus, les percussions, etc.
Rythmes percussifs y côtoient rythmes mécaniques, chants de gorge caverneux touvains et tibétains creusent le relief sonore, gongs et tambours chamaniques résonnent au travers de boucles synthétiques, bidouillages extra-terrestres confrontent leurs jets acides aux grincements vibratoires des cordes ethniques, et chants ancestraux et danses rituelles se font un check-up futuriste sans jamais perdre leur dimension rustique et extatique.
Il s’agit à notre connaissance de la première expérience de métissage électro-ethnique à consonance sibérienne et force est de constater encore aujourd’hui qu’elle reste unique en son genre et surpasse bon nombre de productions ethno-technoïdes calibrées pour le marketing de la « teuferie ». YAT-KHA initie dans ce disque un dialecte électro-chamanique au fort pouvoir d’envoûtement. L’audace et l’invention président d’autant mieux à l’élaboration de cet album qu’il n’y avait guère de marché pour ce genre de démarche artistique à l’époque dans le Grand Est, ce qui laissait aux musiciens une liberté d’action pour le moins royale. Aux bienfaits de la perestroika s’est ajouté le privilège de l’underground, sans doute…
Ce disque a été réédité en 1995 par le label russe Random Music sous le titre Tundra’s Ghosts. Cette réédition remastérisée présente en outre l’intérêt de posséder quatre morceaux inédits tout aussi étranges que les autres, et l’ordre des morceaux a été de ce fait modifié. De quoi faire baver les collectionneurs…
YAT-KHA #2 : le blues des rivières montagnardes
De plus en plus motivé pour abolir les frontières qui existent entre la musique traditionnelle touvaine et l’électricité occidentale, Albert KUVEZIN est invité à se produire au festival BID de Berlin par le musicien londonien Lu EDMONDS, alias « AKYM », qui deviendra de fait le producteur, le manager, l’ingénieur du son, le chauffeur (et musicien occasionnel) du groupe ! KUVEZIN écume grâce à lui plusieurs festivals européens, tel le Postsdammer Abkommen et le Sfinxs, en Belgique, puis se retrouve en 1995 au festival WOMAD at Helsinki, organisé par le Global Music Center.
C’est dans les locaux (pour ne pas dire les caves) de celui-ci qu’il enregistre le deuxième album du groupe, Yenisei-Punk. Si c’est toujours sous la forme d’un duo que se produit YAT-KHA, Albert KUVEZIN a cette fois pour collègue Alexei SAIAA, musicien multi-instrumentiste de Touva qui tient la morin-khuur (vièle), le tüngür (tambour), les percussions et qui chante.
En dépit de ce que son titre pourrait faire comprendre, ce n’est quand même pas du punk qui se donne à écouter dans Yenisei-Punk. Le disque renferme une majorité de chansons folk traditionnelles touvaines, mais aux arrangements certes pas très orthodoxes. Il faut dire que la combinaison du chant de gorge très bas d’Albert KUVEZIN avec la vièle et le tambour, comme on peut l’entendre sur Toorugtug Taiga par exemple, concourt à donner une couleur assez sombre et rugueuse à l’album que renforce la qualité un peu « lo-fi » de l’enregistrement, qui a été effectué avec les moyens du bord (deux microphones seulement !). Et quand KUVEZIN sort sa guitare électrique et en joue à la fois en tant qu’instrument « lead » et en tant que bourdon (comme dans Kadarchy), le climat devient carrément lugubre, « fumigénique », et respire des relents de rock psychédélique, pas si loin du VELVET UNDERGROUND…
Le contraste est d’autant plus étonnant quand on sait que les textes des chansons racontent des histoires de bergers ou vantent la nature, les paysages de Touva et ses jolies femmes… En revanche, d’autres chants, en apparence anodins, recèlent une pointe d’ironie à l’encontre de l’ancien régime socialiste soviétique dont dépendait Touva jusqu’en 1991, comme Solun Chaagai Sovet Churtum (Joli pays soviétique) et Kamgalanyr Kuzhu-Daa Bar (Nous avons une force de protection).
On aurait donc bien du mal à faire passer Yenisei-Punk pour un disque folk esthétiquement et musicalement correct. S’il fut le premier disque de YAT-KHA à se faire connaître dans certains pays européens, ce n’est probablement pas auprès d’un public avide de purisme ethnique ou d’exotisme. (Il n’en gagnera pas moins en France le prix Découvertes décerné par le grand jury de RFI et le groupe sera même primé au MIDEM dans la catégorie « meilleure vidéo autoproduite ».) Les pratiquants du chant diphonique jetteront quant à eux une oreille bien affutée au morceau de clôture, Kargyram, dans lequel KUVEZIN fait étalage sur plus de dix minutes (!) de la profondeur de son « kargyraa ». Un rien démonstratif, mais tellement impressionnant…
Yenisei-Punk a été réédité en version remastérisée en 1999 avec deux morceaux supplémentaires. KUVEZIN les a enregistrés avec Kaan-ool MONGUSH (chant, morin-khuur), avec qui il s’apprêtait à tourner à cette époque avant que la disparition prématurée de celui-ci ne mette un terme à ce projet.
YAT-KHA # 3 : Les « Chieftains » des steppes
1998 : Lu EDMONDS offre à YAT-KHA un contrat doré : une signature avec le label Wicklow, créé par Paddy MOLONEY des CHIEFTAINS. C’est sur ce label que paraît le disque Dalai-Beldiri, qui voit une fois de plus YAT-KHA dans une formation renouvelée. KUVEZIN y retrouve en effet l’éminent chanteur de gorge Aldyn-ool SEVEK, un ancien membre de KUNGURTUG, dont la voix haute offre un bon complément à celle d’Albert.
SEVEK maîtrise de plus les trois principaux styles de chant diphonique – le sygyt, le kargyraa et le khöömei – comme on peut l’entendre dans Öpei Khöömei, où il se livre à toutes les permutations de gorge possibles, et sait faire couiner la morin-khuur avec cette suavité râpeuse qui convient au genre. Le percussionniste-batteur Zhenya TKACHOV, qu’Albert KUVEZIN avait rencontré au début des années 1990 dans le collectif touvain de musique free BIOSINTES, complète la formation et lui apporte sa science des frappes chamaniques au tungur, gongs et autres percussions, dont on appréciera les variations hypnotiques tout au long de l’album.
TKACHOV tient aussi le chant principal dans ce qui est probablement le morceau le plus intriguant du disque, Sodom I Gomora, une adaptation de la fameuse histoire biblique selon un ouvrage de poésie spirituelle de la secte des « Anciens Croyants » (Staro Vera), qui vit depuis maintes générations à Touva, et ce, malgré les persécutions dont elle a été victime de la part de l’église orthodoxe russe officielle. Ses membres n’en ont pas moins préservé les coutumes séculaires et ancienne langue russes. Zenhya TKACHOV en fait partie, et c’est lui qui récite les versets (« stikhi »), entre complainte et murmure, accompagné par le tambour chamanique et, en intermittence, par la voix basse de KUVEZIN, qui renforce l’aspect solennel et recueilli de cette pièce.
Une page tragique de l’histoire touvaine est évoquée dans Kerginchek, une autre marche lente qui raconte « la révolte des 60 fugitifs », soit, au XIXe siècle, une insurrection populaire de trois années contre les oppresseurs chinois et mongols qui s’est achevée par l’exécution en Chine de ses chefs.
Ajoutez à ce tableau les subtils arpèges guitaristiques qui sous-tendent le chant émouvant d’Albert KUVEZIN dans Charash Karaa, ou encore le solo de yat-kha au début du morceau Höndergei, et vous comprendrez que Dalai Beldiri cultive plusieurs instants de poésie aux teintes sombres et méditatives. L’électricité guitaristique débridée retrouve cependant ses droits dans Ydyk Buura, et le galop chevalin donne son rythme soutenu et alerte au tube Dyngyldai, dont TRANSGLOBAL UNDERGROUND proposera une version remix dans une compilation du label Wicklow, Deep Roots & Future Grooves – vol.1. Dalai Beldiri contient donc lui aussi son lot de surprises, et bénéficie de surcroît d’une production plus soignée que son prédécesseur.
YAT-KHA #4 : une coupe dorée
Pas moins de trois tournées aux États-Unis et en Europe seront assurées par YAT-KHA en 1999, et Alexei SAIAA fera son retour dans le groupe à l’occasion de ces concerts. Après une prestation très remarquée au WOMAD, puis au WOMEX de Berlin, YAT-KHA aura l’honneur d’assurer les premières parties du célèbre groupe folk anglais OYSTERBAND, et les CHIEFTAINS emmèneront le groupe touvain faire la tournée des théâtres américains en l’an 2000. C’est cette année-là que sort le quatrième album de YAT-KHA, cette fois en autoproduction puisque Wicklow vient de fermer ses portes suite à une restructuration de son distributeur, BMG.
Sur ce nouveau CD intitulé Aldyn Dashka (La Coupe en or), YAT-KHA soigne encore plus sa production et gonfle toujours plus ses rangs : un bassiste, Mahmoud SKRIPALTSCHIKOV, intègre le groupe, ainsi qu’un jeune et talentueux chanteur de gorge et joueur de vièle « shanzi », Radik TIULIUSH et une voix féminine, celle de Sailyk OMMUN, qui s’ajoute subrepticement aux quatre voix masculines (KUVEZIN, SEVEK, SAIAA et TIULIUSH).
Entouré de tout ce beau monde, Albert KUVEZIN développe son idée d’un folk touva dopé au blues et au rock. Les stridences de la guitare électrique, les notes sépulcrales de la basse et les frappes chamaniques de la batterie s’allient aux somptueux chants gutturaux et aux cordes rustiques traditionnelles pour esquisser des espaces de beauté lancinante qui offrent des volumes inédits aux thèmes folkloriques.
De la contemplation aride des montagnes et des rivières (Chedi Tei, Bai-la Mongun…) aux galops rythmiques chevalins (Oy Adym), c’est la nature environnante qui est célébrée, mais aussi l’esprit de pérégrination (Chorumal Bodum) et occasionnellement quelques figures marquantes de l’histoire touvaine (Sambazhytyn-Yry, Khary Kyigy) et, tant qu’on y est, les filles du pays (Tyva Kyztar) ! Mais qu’on ne s’y trompe pas, le message politique circule aussi en douce (la pochette en dit long également)…
YAT-KHA #5 : à l’assaut de l’Europe
Aldyn-ool SEVEK et Alexei SAIAA ayant pris congé du groupe pour obligations parentales, c’est sous la forme d’un quintet que se produit YAT-KHA en concert en 2001.
Si, sur disque, le groupe verse dans le folk rustique, il prend des allures nettement plus « destroy » en concert, comme ont pu le voir tous ceux qui ont assisté à l’un de ses concerts français au printemps 2001. Albert KUVEZIN se transforme en « guitarhero » chamanique, et ses musiciens jouent les folklo-punks de la Toundra. Ajoutez une chanteuse-bimbo décalée, et vous aurez une idée du spectacle ! On ne se doute pas forcément de ces tendances extrémistes à l’écoute d’Aldyn Dashka, mais on devine tout de même qu’on n’a pas affaire à un groupe strictement exotique. C’est cette ambivalence qui permet à YAT-KHA de captiver différents publics.
Un témoignage de cette tournée 2001 est paru sous forme d’un CD live (In Europe Live 2001 Bootleg) vendu uniquement sur le site de YAT-KHA : on y retrouve des extraits de plusieurs concerts en France, mais également en Estonie, en Belgique et en Roumanie. La prise de son est excellente et permet d’apprécier les performances scéniques du groupe.
Ce disque pirate officiel conforme qu’en concert YAT-KHA se transforme volontiers en boule d’énergie rock et transcende littéralement son répertoire. Des pièces comme Khozamyk et Takh Pakh, qui pouvaient encore passer pour des ballades un poil plus relevées rythmiquement que les autres sur le précédent disque studio, sont jouées dans des versions carrément punk et invitent l’auditeur au défoulement intégral. Les rythmiques chevalines ne trottent plus, elles galopent ! Cela n’empêche nullement la complainte Chorumal Bodum d’atteindre de nouveaux sommets d’émotion et aux râles sépulcraux de creuser d’autres profondeurs.
Dans ce live, la chanteuse Sailiyk OMMUN se met plus en évidence ; il n’est que d’entendre son cri de guerre perçant et martial, Ahoi, au début des concerts. Radik TIULIUSH épanouit sa science du khöömei le temps d’un éloquent « solo de gorge » et fait sortir de suaves contorsions sonores des cordes de sa vièle. La section rythmique tribalise de bout en bout – tambours devant, basse enrobante et gongs claquants – et la guitare électrique d’Albert KUVEZIN se permet aussi de savoureuses gaillardises…
C’est ainsi que les couleurs de vieux classiques comme Kadarchy prennent un nouvel éclat. Les hennissements le disputent aux bêlements, la basse-cour chamanique est en effervescence. Plusieurs morceaux inédits à ce jour renforcent de plus l’intérêt de ce live aux vertus animistes.
Signalons pour finir que YAT-KHA, durant quelques dates fin 2001 aux États-Unis, a joué en direct live une bande sonore accompagnant la projection d’un film muet réalisé en 1928 par le cinéaste russe Vsevolod PUDOVKIN, Storm over Asia, racontant la vie dans les montagnes de l’Altaï au début du XXe siècle. Largement censuré puis oublié, ce film a été restauré dans sa version intégrale de plus de 140 minutes, et YAT-KHA y a ajouté la musique. Une sortie en CD est envisagée et, pourquoi pas, en DVD (tant qu’à faire). Et le groupe planche également sur un nouvel album qui, on l’espère, électrifiera de plus belle les steppes touvaines.
Site Web : http://www.yat-kha.ru
DISCOGRAPHIE CD YAT-KHA :
Yat-Kha (General Records – 1993) – rééd : Tundra’s Ghosts (Random Music – 1996)
Yenisei-Punk (Global Music Center / Night & Day – 1995)
Dalai Beldiri (Wicklow / BMG)
Aldyn Dashka (Yat-Kha – 2000)
In Europe Live 2001 Bootleg (Yat-Kha – 2002)
Article, chroniques et entretien réalisés par Stéphane Fougère
et publiés à l’origine dans ETHNOTEMPOS n° 12 – mars 2003
et dans ETHNOTEMPOS n° 9 – octobre 2001
Photos concert : Sylvie Hamon