Yungchen LHAMO – Ama
(Real World/Virgin/EMI)
Huit ans se sont écoulés entre la sortie du précédent disque de la « déesse du chant » tibétaine (ce n’est pas pure flatterie, c’est la traduction de son nom) et celui-ci. Coming Home remonte en effet à 1998, aussi est-ce avec une certaine impatience – et un brin d’appréhension – que le nouvel opus de Yungchen LHAMO était attendu. Celle qu’une certaine promotion « gros sabots » présente comme « la voix du Tibet » (comme si c’était la seule…) a, durant ce temps, donné nombre de concerts, a capella comme de coutume, mais a également été très occupée à créer la « Yungchen Lhamo Charitable Foundation », en vue d’aider les jeunes Tibétains dans le besoin. Enfin, elle s’est installée en 2000 à New York.
Produit par Jamshied SHARIFI, ce quatrième opus (le troisième à l’international) de notre chanteuse à l’inspiration plus bouddhiste que jamais s’inscrit dans la lignée du précédent, loin de toute visée « puriste » de la musique tibétaine et révélant au contraire les influences multiples du pèlerinage culturel auquel Yungchen est astreinte depuis qu’elle a fui le régime de son pays, et qui a fait d’elle, sinon une vedette de la world music, au moins une « artiste du monde ».
Chaque chanson bénéficie d’arrangements novateurs, spécifiques et soignés faisant intervenir des instruments tibétains (le luth danyen, le piwang, la flûte de bambou, et les éternels chants de gorges monacaux) et d’autres plus occidentaux (violons, viole, guitares…) ou issus d’autres cultures (la kora de Mamadou DABATE) pour créer des textures mélodiques, harmoniques et rythmiques en relation avec le thème et la charge spirituelle de chaque pièce.
Car si la forme se veut résolument moderne, le fond reste irrévocablement imprégné de spiritualité tibétaine, et c’est bien ce qui importe. Et surtout, le chant de Yungchen n’a rien perdu de sa force incantatoire, ses inflexions et ses envolées ont plus que jamais le don de suspendre les oreilles et les esprits. La voix de Yungchen LHAMO subjugue, point. C’est elle qui domine le disque, et c’est à juste titre qu’on l’a laissée s’épanouir a capella sur certains titres, comme du temps de l’album Tibet, Tibet. Sans virtuosité gratuite, les qualités vocales de Yungchen sont propulsées avant tout par la force de la compassion.
Car peu de choses ont changé pour le pays d’origine de Yungchen LHAMO, dont la liberté reste toujours à conquérir… Cet état de faits a assurément incité l’artiste tibétaine en exil à enregistrer de nouvelles chansons pour redonner courage à son peuple et, surtout, lui indiquer la voie vers la lumière, histoire de rappeler que la liberté et l’indépendance doivent d’abord s’effectuer dans les esprits. Ne pas s’apitoyer sur une situation désespérante et mobiliser ses forces spirituelles pour s’affranchir, tel est le sens de la première chanson de ce nouvel album, Ranzen, un morceau à contre-courant de ce à quoi on pouvait s’attendre pour une entrée de jeu, une chanson à la rythmique percussive appuyée, saisissant de dissonances et de stridences à la vièle et à la guitare électrique, un peu dans l’esprit de Defiance, sur le disque précédent.
Le ton est beaucoup plus « coulant » et méditatif, avec guitare acoustique et trompette en avant, dès la deuxième pièce, Gebu Sbere, qui évoque la séparation avec l’être aimé. Le sujet renvoie aussi à la dédicace principale du disque, à savoir la mère de Yungchen (« Ama » signifie mère en tibétain), disparue avant la sortie de cet album. L’éloignement de ses proches a inspiré d’autres chansons à Yungchen, Nyebe Nilam étant dédié à sa sœur, et Lhasa à son père.
Ainsi, derrière l’éclectisme apparent des climats musicaux de chaque chanson, les thèmes se reflètent les uns dans les autres à un niveau ou à un autre, puisque le personnage de la mère renvoie à celui de la déesse de la dignité féminine et de la compassion, à laquelle Yungchen a dédié une chanson, sobrement intitulée Tara.
De même les êtres spirituels supérieurs sont invoqués dans Namka Lhama Siktam (Look Down on us), sans oublier la spéciale dédicace au Dalaï-Lama (Someday), et l’éternel mantra Om Mani Padme Hung, interprété cette fois dans une version guillerette, voire primesautière, pleine d’énergie optimiste.
Ama évoque aussi l’expérience de Yungchen en tant qu’artiste exilée aux États-Unis : Fade away – sur laquelle se fait entendre la voix d’Annie LENNOX – est une dédicace aux personnes qui l’ont aidée à s’acclimater à ce nouvel espace culturel, tandis qu’une autre chanson témoigne des impressions qu’un épisode marquant de l’histoire récente de ce pays a inspiré à Yungchen LHAMO : vocalisant a capella, avec juste une séquence de flûte, une autre de violoncelle et quelques mantras en chorus, le frisson parcoure immanquablement l’échine de l’auditeur… Le morceau s’intitule 9/11. Sans commentaires…
Au fond, le message ultime d’Ama pourrait bien être le suivant : rendre à l’âme humaine sa foi en elle-même, en sa force de compassion, en sa dignité. Merci Yungchen.
Stéphane Fougère
PS : Ama est ressorti en 2008 dans une nouvelle édition en digipack et augmentée d’un morceau bonus, Middle of Nowhere, qui s’étale sur près d’un quart d’heure et dont l’enrobage musical, à base de couches synthétiques, de violon, de viola et de steel guitar, confine à l’ambient et distille une atmosphère propice au « lâcher-prise » et à la méditation.
Site : www.yungchenlhamo.com
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°26 – octobre 2006,
et remaniée en 2018)