ADIEU MES TRÈS BELLES – Adieu mes très belles
(Yolk Records / L’Autre Distribution)
Créer une musique d’aujourd’hui – pour ne pas dire actuelle – qui relève d’un esprit aventureux, exploratoire et qui est tournée vers demain – pour ne pas dire avant-gardiste – confine parfois, chez certains, à une fuite en avant dont le leitmotiv semble être de faire strictement table rase du passé. Ce n’est pas cette mentalité qui prévaut chez ADIEU MES TRÈS BELLES, qui s’est choisi une voie en forme de grand écart combinant musiques anciennes – mais alors très, très anciennes !- et approches plus contemporaines. C’est en effet dans une plantureuse matière musicale médiévale que ce trio acoustique a puisé son inspiration pour générer une création qu’il n’est même plus besoin de stigmatiser comme étant « actuelle » puisqu’elle dépeint un univers qui se moque bien des barrières temporelles, culturelles, historiques et géographiques.
ADIEU MES TRÈS BELLES n’est pas plus né dans un choux-fleur qu’il n’a été livré par une cigogne. Comprenez qu’il est une excroissance d’un projet exploré depuis 2007 par la chanteuse et vocaliste Poline RENOU (membre de l’Ensemble HUELGAS, PYGMALION, DOULCE MÉMOIRE…), dont la pratique musicale se nourrit de musiques anciennes comme que de musiques contemporaines, et le clarinettiste Matthieu DONARIER, qui, bien qu’enraciné dans une pratique jazzistique (cf. son trio avec Manuel CODJIA et Joe QUITZKE), s’est ouvert à diverses esthétiques, de la musique de chambre aux musiques traditionnelles (Zâr, avec Saeid SHANBEHZADEH) et des projets plus électriques. Ensemble, RENOU et DONARIER explorent et interrogent au sein de leur duo KINDERGARTEN une pratique musicale qui fait fi des étiquettes et ose une approche poétique polymorphe entre écriture et improvisation.
Leur rencontre avec le percussionniste Sylvain LEMÊTRE (vu et entendu dans de multiples créations auprès de l’Ensemble CAIRN, Jean-François VROD, le QUATUOR BÉLA, le SURNATURAL ORCHESTRA, Marc DUCRET, Nicolas FRIZE…) a engendré ADIEU MES TRÈS BELLES, du nom d’un motet de Gilles BINCHOIS, compositeur hennuyer du XVe siècle. Connu pour son corpus de rondeaux et de ballades, il fut l’une des plus importantes figures de l’École bourguignonne, dont les travaux, poursuivis ensuite par l’École franco-flamande, ont ni plus ni moins posé les bases de l’harmonie moderne en développant l’art de la polyphonie.
Si ADIEU MES TRÈS BELLES puise dans un répertoire qui va des premières monodies médiévales aux polyphonies de l’aube de la musique baroque, puisant dans des manuscrits anonymes de Chypre, d’Oxford comme dans les corpus du Portugais Vincente LUSITANO, de l’Italien Michelangelo ROSSI, du Français Claude LEJEUNE et bien sûr de Gilles BINCHOIS), il n’en est pas pour autant un ensemble de musique ancienne de plus.
Compte tenu du bagage pluraliste affiché par les membres du trio, tout ce matériau de ballades, de motets et de plain-chants est ici revisité et relu à travers leur pratique de l’improvisation, et prend parfois la forme de compositions nouvelles aux formes très avant-gardistes. L’album alterne ainsi des pièces restituées au plus proche de leur forme originelle et d’autres faisant état d’une relecture complètement libre, avec un sens raffiné de la spatialisation sonore.
Aux formes poétiques médiévales succèdent, précèdent ou se mélangent des expressions à la fois plus contemporaines aux accents tant savants que primitifs : la voix de Poline RENOU s’applique autant à restituer les métriques complexes et fragiles des poèmes d’antan qu’elle peut se lancer dans une improvisation vocale presque non-sensique, convoquant cris primaux et dérives onomatopéiques ; les clarinettes de Matthieu DONARIER sonnent tantôt comme des bourdons médiévaux, des voix secondes, tantôt comme des vents libres qui auraient largué toutes les amarres ; et les percussions de Sylvain LEMÊTRE, tour à tour caressantes, frappantes, sonnantes, enveloppantes, fracassantes et trébuchantes, font résonner les manifestations d’humeur des quatre éléments naturels.
La singulière traversée pluri-historique que propose Adieu mes très belles se déploie tout du long du disque sur un registre acoustique rêveur et utopique qui n’en cultive pas moins l’art du contraste et professe une douce exubérance. Elle réveille une mémoire de plusieurs siècles et de plusieurs aires culturelles et lui procure de nouveaux souffles de vie pour engendrer de nouvelles floraisons dont on ne saurait plus dire si elles sont d’hier, d’aujourd’hui, de demain, d’ici ou d’ailleurs. ADIEU MES TRÈS BELLES, ou quand des musiques qui remontent à loin deviennent des musiques de l’instant présent.
Stéphane Fougère
Site : www.matthieudonarier.com
Label : www.yolkrecords.com/fr/