ÄKÄ Free Voices of Forest – Leïla MARTIAL/Rémi LECLERC/Éric PEREZ/Sorel ETA et le groupe NDIMA

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ÄKÄ Free Voices of Forest – Leïla MARTIAL/Rémi LECLERC/Éric PEREZ/Sorel ETA et le groupe NDIMA
(Autoproduction / L’Autre Distribution)

C’est à une passionnante expédition interculturelle et à une impressionnante épopée sonore pluridimensionnelle que nous invite ce disque, fruit d’une aventure musicale dont les racines, comme on l’aura peut-être deviné à la lecture de son titre, plongent dans un monde dit primitif situé entre l’Océan atlantique et les grands lacs centrafricains, en plein cœur de la sylve équatoriale où vivent les pygmées Aka. Ces derniers se répartissent en différents groupes ethniques dans plusieurs États d’Afrique centrale : Aka, Baka, Mbuti (ou Bambuti), BaBenzele, Babongo, Efé, Babinga et autres ont en commun de partager un mode de vie traditionnellement nomade et fondé sur la chasse, sur la pêche et sur la cueillette, mais qui au XXe siècle s’est sédentarisé sous la pression du mondialisme tout en développant la pratique du troc avec les tribus des villages voisins, question de survie. Mais surtout, les Aka sont détenteurs d’un patrimoine musical exceptionnel qui tient une place primordiale dans la vie sociale et religieuse de leurs communautés, et qui n’a pas manqué de séduire les auditeurs occidentaux amateurs de musiques tribales.

Plusieurs publications discographiques savantes, notamment celles d’ethnomusicologues tels que Simha AROM, Louis SARNO, Colin M. TURNBULL, Pierre SALLÉE, etc., ont contribué à faire connaître en Occident ces envoûtants et complexes chants polyphoniques contrapuntiques à quatre ou cinq voix qui favorisent l’expression spontanée et l’improvisation, et qui sont rythmés par des frappements de mains et accompagnés par des percussions comme le tambour « enzeko » et par des instruments à cordes comme l’arc monocorde « mbela », la harpe arquée, sans oublier les flûtes… Inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, ce grisant univers sonore a notamment inspiré des compositeurs contemporains comme Steve REICH et György LIGETI, ou encore l’étonnant trio belge AKA MOON.

Au chapitre des artistes conquis, il faut désormais ajouter ce trio d’Occitans formé de Leïla MARTIAL, chanteuse et improvisatrice rompue à l’art du polyglottisme imaginaire et sacrée meilleure artiste vocale aux Victoires du jazz 2020, Éric PEREZ, bassiste vocal et percussionniste, et Rémi LECLERC, vocaliste, claviériste, percussionniste corporel et disciple du batteur américain Leon PARKER. Tous trois se sont trouvé de fortes affinités créatives avec NDIMA, un groupe d’artistes pygmées dirigé par le chercheur-ethnologue militant Sorel ETA. Singulièrement, celui-ci n’est pas un pygmée Aka, mais un Bantou. Or, les Bantous, ethnie dominante de la République Démocratique du Congo, ont la réputation de détester les pygmées Aka. Faisant fi des préjugés, Sorel ETA s’est piqué d’intérêt pour la culture aka et a cherché à en sauvegarder le patrimoine en formant avec des amis pygmées en janvier 2003 le groupe NDIMA (« La Forêt », en langue aka), auteur d’une dizaine de spectacles qui ont été donnés lors de tournées internationales depuis 2012.

La rencontre entre NDIMA et les Occitans n’est pas de celles qui se font entre deux portes en 48 heures chrono avant une entrée en scène sur le thème « qu’est-ce qu’on pourrait bien faire rapidement ensemble ? ». Elle relève d’une aventure humaine qui a pris son temps pour se construire, le temps pour les artistes des deux parties de s’instruire mutuellement. Elle a ainsi débuté en 2018, à la faveur d’une rencontre entre Sorel ETA et l’ensemble HUMANOPHONES que dirige Rémi LECLERC, et qui a débouché sur une performance scénique commune au Festival International de chants a capella de Leipzig (Allemagne). Cette performance a encouragé les artistes à poursuivre leur collaboration, et Rémi LECLERC a très vite songé à y impliquer Leïla MARTIAL, qui est notamment passionnée par les musiques tziganes et – ça tombe bien ! – par les musiques pygmées.

Un premier voyage dans la forêt du Nord de la république du Congo en décembre 2019/janvier 2020 a permis à Leïla MARTIAL et à Rémi LECLERC de s’immerger dans la culture aka des membres du groupe NDIMA, immersion qui a été suivie par le réalisateur Ivan SCHRECK et la preneuse de son Marie-Clotilde CHERY en vue d’un film documentaire. L’année suivante, un autre voyage à Brazzaville embarque cette fois Éric PEREZ pour une résidence collective à caractère exploratoire. Écoutes, apprentissages et influences réciproques, improvisations sans filets et hybridations sans frontières ont permis aux artistes de s’accorder, de se comprendre, de s’éclairer mutuellement et ainsi planté les graines d’un langage commun qui a fait l’objet d’un spectacle que Leïla MARTIAL, Rémi LECLERC, Éric PEREZ, Sorel ETA et le groupe NDIMA ont présenté au Congo puis sur les routes de France à partir de novembre 2021 et au cours du printemps 2022.

C’est à partir de captations live effectuées à cette époque qu’a été conçu le présent CD avec quelques ajouts studio en octobre 2022, mais l’ensemble préserve une saveur et une tonalité « in situ » mis en valeur par une prise de son remarquable. En 9 pièces étalées sur 59 minutes, nos aventuriers vocaux dévoilent un corpus musical dont l’inspiration puise dans des chants traditionnels aka, des compositions de NDIMA elles-mêmes logiquement inspirées de chants traditionnels aka et également revisitées avec le trio occitan, et des chants traditionnels occitans réarrangés.

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Faisant montre d’une créativité délurée et fantasque qui se gausse des lignes rouges supposées infranchissables, Occitans et Pygmées mutualisent, croisent et mêlent leurs ressources vocales respectives dans presque toutes les pièces, à l’exception de Mokondi Mwa Beeto, une pièce vocale et percussive qui fait uniquement intervenir les membres de NDIMA (à savoir Angélique MANONGO, Émilie KOULE, Nadège NDZABOLE, Gaston MOTAMBO et Michel KOSSI en plus de Sorel ETA) ; Bes, une autre pièce créée par Rémi LECLERC, Leïla MARTIAL et Éric PEREZ, et Nganda Manionga, une composition originelle de NDIMA jouée à l’arc musical par Michel KOSSI, avec des imitations d’oiseaux et des chœurs à la cantonade.

Entre des pièces invitant à la célébration bruyante mais savante d’un imaginaire vocal jubilatoire (Akayaka, People from the Trees), d’autres distillant en clair-obscur le mystère velouté des forêts congolaises (Vif, Balomon a dua Londuka) et d’autres soulignant les espaces de résonances entre Occitanie et Congo (notamment dans des Bourrées d’Auvergne équatoriale qui restaient effectivement à inventer !), ÄKÄ Free Voices of Forest immerge l’auditeur dans un maelstöm de textures vocales entrelacées, d’effets de bouche modulés de type « jodel », d’embardées polyrythmiques, de timbres viscéraux, d’exultations forestières et de complaintes chorales que viennent appuyer des effets de basse vocale et des frappes percussives manuelles et corporelles en plus des tambours et de l’arc musical.

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Au-delà de l’enthousiasmante connexion artistique qu’elle révèle et des formidables terrains sonores qu’elle défriche, cette création pointe également du doigt et de la glotte l’impérieuse nécessité de valoriser et de pérenniser la richesse et la puissance incantatoire des chants traditionnels pygmées, eux-mêmes étant connectés à un mode de vie et d’être sévèrement menacé par des enjeux économiques ne jurant que par une exploitation forestière et agroalimentaire qui épuise les ressources de la sylve. Le XXe siècle a déjà obligé les Aka, jusqu’alors nomades, à se sédentariser et à pratiquer un troc avec les tribus voisines des villages qui ne joue pas en leur faveur.

Ajoutez à cela que la jeune génération des pygmées abandonne la pratique pourtant séculaire de ces chants polyphoniques, qui illustrait la force d’un faire et d’un vivre ensemble entre les générations, et vous réalisez qu’ÄKÄ Free Voices of Forest délivre en filigrane un message d’urgence humaniste et environnementale. On écoutera attentivement à cet égard les paroles que chante en français Leïla MARTIAL dans la composition Toi qui fus le premier (inspiré d’un chant aka), qui met en perspective la tragédie à laquelle sont confrontés les pygmées Aka.

Le projet ÄKÄ Free Voices of Forest combine ainsi deux atouts majeurs : il est ludique tout en étant engagé, ou militant parce que jouissif. Libérer les voix de la forêt, tant qu’il en reste, est le plus sûr moyen de leur façonner un avenir.

Stéphane Fougère

Site : https://www.akafreevoicesofforest.com/

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