John GREAVES – Verlaine

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John GREAVES – Verlaine
(ZigZag Territoires / Harmonia Mundi)

john-greaves-verlaineDepuis une bonne vingtaine d’années qu’il vit en France, John GREAVES n’a fait usage de la langue française dans ses opus musicaux qu’avec une prudente parcimonie. Hormis un hommage à Marcel DUCHAMP et une reprise de Georges BRASSENS, le musicien et chanteur gallois a généralement préféré laisser d’autres donner de la voix (de préférence féminine) sur les textes français qu’il a mis en musique (Caroline LOEB sur Songs, Elise CARON sur Chansons). Ici, John GREAVES s’est donc fixé un défi, celui de s’approprier le chant « lead » en français sur tout un disque, sans pour autant abandonner ce fort accent british qu’on lui connaît, au risque cette fois de lancer un défi aux auditeurs.

Pour effectuer son « grand pas », John GREAVES a relu plusieurs poètes français, et a jeté son dévolu littéraire sur Paul VERLAINE. Singulier de prime abord, ce choix peut s’expliquer par la prédilection de celui qui a fait passer la « musique avant toute chose » pour les assonances et pour les rythmes impairs, lesquels – transposés dans l’écriture musicale – sont assez familiers pour celui qui fut (rappelons-le au cas où vous auriez eu l’illusion qu’on parlait d’un autre) le bassiste de HENRY COW et de NATIONAL HEALTH…

La sélection opérée par GREAVES des poèmes verlainiens couvre plusieurs recueils, faisant ainsi de cet album un parcours de l’œuvre du « prince des poètes », des Poèmes saturniens à Chansons pour elle, en passant par Sagesse, Fêtes galantes, La Bonne Chanson, Parallèlement et, surtout, Romances sans paroles. On notera que John ne s’est pas contenté de chanter et de mettre en musique les poèmes les plus « poétiquement corrects » (cela peut-il exister ?) de VERLAINE, mais également ses poèmes ouvertement licencieux. A ce corpus littéraire éclectique fait écho une instrumentation assez fournie faisant intervenir piano, guitare, Fender Rhodes, accordéon, basse, violon, harmonica, percussions, trombone ou encore scie musicale, etc. Un nombre presque équivalent de musiciens (dont Karen MANTLER, Scott TAYLOR, Jeanne ADDED, Dominique PIFARÉLY, Jef MORIN, Matthieu RABATÉ…) ont participé à l’enregistrement, lequel s’est effectué en plusieurs fois et en divers lieux.

En dépit de toute cette hétéroclité musicale et littéraire, l’album fait montre d’une grande unité stylistique, et d’une grande cohérence climatique. La mise en abyme sonore concoctée par LES RECYCLEURS DE BRUITS (Jef MORIN et Nico MIZRACHI) y est pour beaucoup : ils ont misé sur l’épure – les différents instruments n’intervenant qu’en fonction des besoins de telle ou telle chanson – tout en faisant preuve d’audace expérimentale dans le montage de certaines pièces, sans que soit sacrifié l’aspect organique de l’ensemble.

Tout en se prévalant d’un rôle de narrateur de l’univers verlainien, John GREAVES ne fait aucunement de la récitation de poèmes. Il a réellement transformé ces poèmes en chansons qui portent sa marque. Les paysages affectifs de VERLAINE ont été soigneusement traduits en sons tantôt classisants tantôt plus troubles, voire incisifs, et en fines inflexions vocales sur les rigoureuses métriques des poèmes. Le timbre volontairement rocailleux et monotone de sa voix, parfois à la limite de l’apoplexie, n’a jamais autant dominé sur un matériau textuel aussi français, au point que la voix de Jeanne ADDED, qui lui sert de contrepoids, en est quitte pour apparaître tel un spectre au second plan (Séguidille), ou au mieux à faire jeu égal avec GREAVES, comme sur Le Piano que baise une main frêle, sur lequel les vers de VERLAINE sont égrenés tour à tour par les deux voix de manière un peu aléatoire, installant ainsi une sensation de nostalgie flottante…

De La Lune blanche à Silence, silence, de Colloque sentimental à Triolet à une vertu, John GREAVES a su mettre en relief les composantes à la fois impressionnistes et charnelles de la plume verlainienne. L’album respire au rythme du cœur embué par les frimas de l’hiver, des enflammements hypnotiques du désir, de la mélancolie soufflée au vent (mauvais, tant qu’à faire), de la moiteur des couches nuptiales (enfin, nuptiales, c’est vite dit…), des tangages affectifs parfumés d’absinthe, des aigreurs sentimentales somnolentes… Verlaine est ainsi dominé par des ambiances automnales que viennent à peine battre en brèche des thèmes de valses au charme rétro (Streets, Beams).

Le risque était grand de sombrer dans les travers académiques de la chanson française, qui plus est de nature patrimoniale. John GREAVES s’en tire plutôt bien avec ce disque qui sonne plus moderne qu’on aurait pu le penser, et qui emporte cette poésie d’un autre temps dans son sillage nostalgique et doucereux finalement très actuel.

Site : http://johngreaves.org.uk/

Label : https://outhere-music.com/fr/labels/zig-zag-territoires

Stéphane Fougère

 

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