ALEC K. REDFEARN AND THE EYESORES – The Quiet Room
(Cuneiform / Orkhêstra)
Ça va finir par se bousculer, dans le portillon des accordéonistes avant-gardistes, expérimentaux, inclassables, progressistes, et j’en passe : Lars HOLLMER, Bratko BIBIC, Dave WILLEY, Guy KLUCEVCEK, Elena PETROVA, et maintenant Alec K. REDFEARN. Notez, celui-là n’est pas non plus né de la dernière pluie. Depuis 1989, ce compositeur, improvisateur et « performeur » de Providence, dans l’État de Rhodes Island, aux États- Unis, s’est commis dans diverses intrigues musicales, la plus connue étant sans doute celle de l’AMOEBIC ENSEMBLE.
Depuis 1997, REDFEARN a fondé THE EYESORES, un groupe censé incarner une direction plus « pop », ce qui fait doucement rire quant on connaît l’évidente allergie de l’individu à faire une musique « classable » et formatée !
Aux inspirations trad’ est-européennes, cabaret, folk, free jazz et punk de l’AMOEBIC ENSEMBLE, REDFEARN et ses EYESORES ont ajouté des teintes country et rock américain, non sans profiter également de l’héritage du minimalisme d’un Steve REICH, de la musique contemporaine américaine d’un Harry PARTCH ou d’un Charles IVES, et des émanations mélancolico-acides d’un VELVET UNDERGROUND. Avec un tel bagage, c’est certain que ça risque de sonner très « pop » ! Et que penser du titre du premier CD des EYESORES, May You Dine on Weeds Made Bitter by the Piss of Drunkards ? Sûr que c’est souvent passé à la radio, ça !
Après deux autres disques sur le label Corleone (Bent at the Waist et – respirez ! – Every Man for Himself & God Against us All), ALEC K. REDFEARN AND THE EYESORES, avec un effectif encore agrandi (onze musiciens recensés), pousse la porte du label Cuneiform, et c’est peu dire qu’il a bien fait, tant pour lui – ça va lui permettre de se faire connaître d’un nouveau public – que pour le label, qui signe là une formation et un opus authentiquement originaux.
Et qu’est-ce qu’ils ont dans leurs valises, ces aventuriers de la note improbable ? Pour faire court : des accordéons bien sûr, des violons, des guimbardes, des claviers (un orgue Hammond, entre autres), des percussions à foison (cloches, maracas, cymbales, tambourins…), des cuivres, des violoncelles, des équipements analogiques et digitaux… J’arrête ? Bon. Ah ! mais vous ne savez pas la meilleure : avec tout ce barda et ce tintouin, Alec K. REDFEARN a le front d’intituler son nouveau disque… The Quiet Room ! Serait pas un poil provoc’, le gamin ?
D’autant que, une fois qu’on a glissé les oreilles par-delà la porte de cette « pièce tranquille », il est impossible d’en ressortir avant d’avoir effectué la visite complète, car tous les morceaux sont enchaînés ! Aussi éclectique qu’un zapping sur la bande FM et aussi échevelé qu’un rêve nocturne bien profond, The Quiet Room combine les manifestations de la Foire du trône avec celles de la Cour des miracles.
Dissonances et crissements contemporains jouent à saute-mouton avec des tangos humidifiés (Portuguese Man O’War), des « tziganeries » boostées (The Night it Rained Glass on Union Street, Slo-mo) ou des « balkaneries » pulpeuses et hargneuses (Bulgarian Skin Mechanic) ; du minimalisme perturbé annonce l’entrée dans une danse indienne éméchée et hypnotique qui vire à l’emballement trash et cuivré (Punjabi/Watery Grave) ; des piaffements électroniques et des cymbales claudicantes viennent saoûler une guimbarde impassible (Coke Bugs) ; des bourdons échappés d’un film fantastique des années 1960 cirent le parquet pour de troubles tirades accordéoneuses (The Quiet Room)…
C’est une basse-cour anamorphique que cette Quiet Room, pour laquelle il semble n’avoir jamais existé de bordures entre expressions populaires et dialectes avant-gardistes.
Réverbérés, mis en boucle, amplifiés, traités « rock » ou laissés acoustiques, les accordéons d’Alec K. REDFEARN expriment toutes les rugueuses nuances des états d’âme de l’être sensible, que viennent exacerber par endroits quelques considérations textuelles empreintes de misanthropie nihiliste (The Smoking Shoes, The Bible Lite).
Car, avec son cortège de cœurs éclopés, de membres électrocutés et de yeux écorchés, le cabaret atomisé des EYESORES reste profondément organique. En des mélanges colorés vifs et sensuels s’y trouvent dessinées d’instables postures de la comédie humaine. On en ressort ahuri de flashs. La quiétude d’un lieu vaut bien une gueule de bois…
Stéphane Fougère
Site Web : http://www.cuneiformrecords.com/bandshtml/redfearn.html
Label : www.cuneiformrecords.com
Distribution : www.orkhestra.fr
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°17 – avril 2005)