Susheela RAMAN – Ghost Gamelan
(Naïve/Believe)
Révélée il y a 17 ans avec son premier album, Salt Rain, la chanteuse anglo-indienne Susheela RAMAN a connu un tel succès tant critique que public et commercial qu’on aurait pu craindre que sa pop ethnique, ancrée dans la musique carnatique comme dans la soul, le rock et le blues, ne se fasse « blanchir » la face pour répondre à de mercantiles exigences du marché. Il n’en a rien été, Susheela ayant même depuis quelques années proposé des projets artistiques ambitieux inspiré par ses voyages et ses rencontres artistiques qui n’ont cessé d’étendre son horizon musical et d’approfondir son « indianité », tout en restant dans un créneau de chanteuse pop.
Avec Vel, elle avait exploré les chants dévotionnels tamouls ; avec Queen Between, elle s’était fondue dans la tradition du qawwali soufi et dans la tradition baul, tout en cultivant une forme de rock psychédélique organique et sensuel. Sur ce nouvel album, Susheela RAMAN a élargi encore sa géographie musicale, puisqu’elle s’est aventuré cette fois au large du sous-continent indien, dans l’archipel indonésien, célèbre pour ses musiques de gamelan. Non, décidément, Susheela RAMAN ne cherche vraiment pas à verser dans la facilité, ni dans le prévisible et encore moins dans le pré-digéré.
À celles et ceux qui n’en ont jamais entendus parler, les gamelans sont des ensembles d’instruments de percussion en bronze (parfois en bambou) incluent généralement des métallophones, des petits gongs bulbés, des grands gongs circulaires, des xylophones, des tambours, des cymbales, et parfois même des flûtes et des vièles. Chaque gamelan fonctionne comme un instrument « communautaire » unique à plusieurs bras, et génère des musiques aussi complexes qu’envoûtantes construites sur des gammes heptatoniques et pentatoniques à la fois déroutantes et fascinantes.
Ces musiques ont fasciné bon nombre de compositeurs contemporains occidentaux depuis le début du XXe siècle (Colin McPHEE, Olivier MESSIAEN, Steve REICH, Philip GLASS…), et ont de même marqué certaines formes de jazz modal et musiques électroniques, voire le rock avant-gardiste d’un SONIC YOUTH. Mais les tentatives d’inclusion dans le domaine pop restaient jusqu’ici de l’ordre de l’improbable. Et pourtant, Susheela RAMAN l’a fait, épaulée comme d’habitude par son producteur et guitariste Sam MILLS.
Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre Ghost Gamelan, les sons de gamelan que l’on entend dans cet album n’ont rien de fantomatiques. RAMAN et MILLS n’ont pas samplé des disques de gamelan, ils ont réellement travaillé avec un gamelan ! Ce projet fou a démarré en 2015 à Solo, sur l’île de Java, suite à la rencontre de Susheela et de Sam avec le compositeur contemporain Gondrong GUNARTO et son groupe de musiciens de gamelan. Ensemble, ils ont enregistré une version pour le moins originale du morceau des BEATLES Tomorrow Never Knows, à l’occasion des 50 ans de l’album Revolver. Satisfaits du résultat,et à leur tout hypnotisés par les sonorités du gamelan, Susheela et Sam ont eu envie de poursuivre leur collaboration avec Gondrang et lui ont proposé de travailler sur des compositions inédites de leur cru.
C’était un pari d’écriture on ne peut plus risqué, mais le résultat laisse deviner que les artistes anglais et javanais ont réellement pris le temps d’apprendre à fonctionner ensemble. En fait, les Javanais étaient également imprégnés de musiques occidentales populaires et étaient de même au fait des rythmes carnatiques, ce qui a dû faciliter la connexion entre phrasés indonésiens et échelles sud-indiennes.
Le disque a ensuite été finalisé à Londres, où Susheela RAMAN et Sam MILLS ont fait appel à des artistes hors normes pour peaufiner le côté pop-rock sans pervertir ni refouler l’apport du gamelan. C’est ainsi que l’on peut se réjouir de la présence de l’immense batteur Charles HAYWARD (THIS HEAT, CAMBERWELL NOW…) sur quatre morceaux. Sur deux autres pièces, la batterie est tenue par Malcom CATTO (THE HELIOCENTRICS). Et comme si les textures du gamelan et les timbres des batteries ne suffisaient pas, la percussionniste d’AQUASERGE et de MOODOÏD Lucie ANTUNES ajoute marimba, vibraphone et autres percus acoustiques sur deux chansons. Enfin, il faut signaler l’apport de Dudley PHILIPS avec sa double basse et sa basse électrique, que l’on a déjà entendus chez Bil WITHERS, Robert WYATT ou encore Mark KNOPFLER.
Chacune des huit chansons de cet album a fait l’objet d’arrangements variés, méticuleux et ciselés, sans jamais perdre de vue la couleur d’ensemble du disque, assurément le plus planant et éthéré jamais réalisé par Susheela RAMAN.
On peut même dire que Ghost Gamelan touche à la fois au domaine de l’intime et de l’insaisissable. On y entre toutefois de manière fracassante avec Tampa Nama, sur lequel les métallophones du gamelan cultivent le décentrage tonal et climatique, tandis que la batterie de Charles HAYWARD affirme un ancrage plus terrestre, l’association des deux parties générant une assise rythmique très relevée et stratifiée, les vocaux « batraciens » des musiciens indonésiens contribuant à la liesse générale, tandis que la voix de Susheela RAMAN plane déjà au-dessus, chantant les affres de l’incertitude face au silence. Une soudaine cassure rythmique laisse les instruments du gamelan naviguer dans une atmosphère très aquatique, avant que tout le monde ne se ressaisisse pour générer le feu final.
Beautiful Moon poursuit la combinaison gamelan + batterie et basse, mais le tempo s’adoucit déjà et des chœurs diaphanes et des vents (le saxophone soprano et la flûte de Gary COVE) confère une ambiance cotonneuse à la méditation ésotérique et lunaire de Susheela RAMAN.
Sur la tragique histoire d’Annabel, le gamelan est en retrait, mais les percussions de Lucie ANTUNES et quelques dissonances synthétiques confèrent une impression de sombre étrangeté. Le voyage en territoire crypté se poursuit dans le dialogue chanté par Susheela dans Sphinx, dont le tempo d’abord alangui gagne en ébullition progressive par l’ajout de couches de métallophones, puis d’une guitare vagissante, la tension monte mais ne se libère pas complètement ; on reste au bord de l’explosion, mais le sol a été sacrément secoué, comme après un grondement volcanique…
On débouche alors sur un sommet de l’album, même si la chanson évoque plutôt une chute : Going Down est un lent glissement en suspension, nimbé de textures spectrales, que les inflexions vocales de Susheela rendent encore plus dramatique avant de s’effacer, bien avant la fin du morceau. C’est sublime à défaut d’être rassurant !
Jusqu’à la fin de l’album, le gamelan de Gondrang GUNARTO dépeint un espace volatile, à la fois statique et mouvant, écrin idoine pour les méditations existentielles de Susheela RAMAN sur les changements et les mutations auxquels sont confrontés les mortels, et le caractère éphémère de la mémoire et du désir. Spoons est un chant en apesanteur, dont l’intimisme se déploie dans l’espace flottant et cristallin généré par le gamelan et quelques notes de guitare acoustique, puis Ghost Child évolue sur un tempo doux, voire lounge, à l’élasticité désorientante, auréolé de voix séraphiques. Et pour la note finale, Susheela RAMAN emprunte un poème de William BLAKE, The Sick Rose, dont l’interprétation nous plante en pleine ambiance surnaturelle. Il ne fallait pas espérer un retour en terre familière, les amarres ont été définitivement larguées depuis longtemps…
Ghost Gamelan ne souffre pas d’une écoute distraite. Il faut l’aborder en consentant à abandonner ses repères, ses attentes, ses préjugés, et à s’y perdre comme dans une forêt humide et voilée, sous une lune à la lumière interrogative, dont les cycles sont ponctuées de coups de gongs enveloppants…
Stéphane Fougère
Site : www.susheelaraman.com