Alim QASIMOV and Michel GODARD – Awakening
(Full Rhizome / Dreyer Gaïdo / Buda Musique)
Voici une rencontre artistique transculturelle dont on ne peut assurément pas dire qu’elle vise le remplissage d’un tiroir-caisse, que ce soit celui des artistes concernés, celui du producteur ou encore celui de la maison de disques. Cet échange entre deux artistes provenant de sphères musicales a priori fort distantes est de ceux qui ne bénéficient pas de tapage médiatique (ni musical) ni de barouf promotionnel. Et quand bien même ce serait le cas, ça ne servirait pas à grand-chose, tant il y a peu de chances que la proposition musicale consignée dans cet album soit présentée comme « la bombe de l’année », l’ »événement qu’on attendait », et autres accroches pathétiques du genre. Il y a des musiques qui ne peuvent s’écouter à n’importe quel moment ou en fond sonore, et qui s’épanouissent dans les oreilles de l’auditeur qu’au prix d’une mise en disposition particulière de ce dernier. Bref, c’est le genre de disque qu’on n’a généralement « pas le temps d’écouter » ! Mais quand on a décidé de prendre ce temps par les cornes, d’en arrêter la course aveugle, alors l’écoute d’un tel album peut vous transporter dans une sphère temporelle plus verticale et générer une forme d’éveil à notre monde intérieur. Awakening : le titre n’a pas été choisi par hasard.
Awakening est crédité à deux artistes qui ne sont certes pas des amateurs ni des inconnus, d’autant que leurs parcours respectifs ont laissé des traces scéniques et discographiques éloquentes. Le Français Michel GODARD est un tubiste renommé, ayant fait résonner son instrument tant dans le domaine de la musique classique, contemporaine que dans celui du jazz libre ; et son nom s’est de plus souvent retrouvé dans plusieurs créations du oudiste Rabih ABOU-KHALIL. C’est dire si Michel GODARD est rompu aux « collisions » musicales de tous ordres. Mais singulièrement, il ne joue aucune note de tuba dans le disque qui nous intéresse ici, lui préférant sa version « rustique et antique », soit le serpent. Cet instrument à vent grave en forme de « S » était joué à la Renaissance dans les églises françaises, son registre proche du baryton se mariant bien avec les voix qu’il amplifiait, favorisant ainsi la connexion entre Terre et Ciel.
C’est cette fonction de lien sacré du serpent que Michel GODARD cherche à mettre ici en relief, en se situant cette fois dans un contexte plus oriental, mais non moins empli de spiritualité avec l’exceptionnel ambitus vocal d’Alim QASIMOV, pointure des musiques traditionnelles turco-arabo-persanes, dont la puissance vocale égale assurément celle du fameux chanteur de qawwali pakistanais Nusrat Fateh Ali KHAN.
Sa connaissance de la composition modale, sa science de l’improvisation, sa virtuosité, sa force expressive, son amplitude émotionnelle ont fait d’Alim QASIMOV l’un des meilleurs interprètes de l’art musical savant d’Azerbaïdjan, le mugham, qui désigne une suite de mouvements musicaux lié à un mode et qui combine les caractéristiques du maqâm arabe, du makam turc et du radif perse. Il est de plus arrivé à Alim QASIMOV de sortir des plate-bandes du mugham pour aller prêter main (ou plutôt voix) forte à Jeff BUCKLEY (What Will You Say), ou pour participer avec sa fille à une création du SILK ROAD ENSEMBLE de Yo-Yo MA (Layla and Majnun) ou une autre encore impliquant le KRONOS QUARTET et Homayun SAKHI (Rainbow).
Pareille renommée et stature aurait pu intimider Michel GODARD, d’autant que ce dernier reconnaît dans le livret de ce CD qu’il ne connait pas tous les codes de la musique savante azérie. C’est du reste sur la pointe des pieds que nous accueillent Michel et Alim au début de leur album, avec un chant assez court (Doyme Karami) où le serpent et la voix dialoguent sans pompes ni préciosité, juste rythmiquement soutenus par le daf de QASIMOV. On n’est pas dans une pièce de jazz improvisée, ni dans un mugham classique, on est juste… ailleurs, on ne sait guère où exactement, ni quand.
C’est avec Dunya Mardlar Dunyasi que de nouvelles couleurs apparaissent. On réalise alors qu’Awakening n’est pas seulement le disque d’un duo, mais celui d’un quartet. C’est ainsi que l’on retrouve aux côtés d’Alim QASIMOV le joueur de kamancheh (vièle à pique) Rauf ISLAMOV, qui l’accompagne sur scène depuis 1998. Le quatrième musicien est lui aussi azéri mais il ne joue pas du târ (luth à onze cordes), comme il est de coutume d’en entendre dans le contexte d’interprétation d’un mugham. Comme pour mieux équilibrer les forces en présence et éviter à Michel GODARD de passer pour un élément perturbateur ou égaré, c’est au pianiste de jazz Salman GAMBAROV qu’il a été fait appel pour compléter le quartet.
Nous nous retrouvons donc avec une combinaison musicale encore plus inédite qu’on ne l’aurait pensé, combinant chant azéri, serpent, vièle kamancheh et piano. Et quand bien même la majorité du répertoire d’Awakening est ancré dans la culture azérie, elle ne s’enferme pas dans cette dernière. Michel GODARD quitte ainsi Alim QASIMOV le temps d’une reprise feutrée d’un madrigal de Claudio MONTEVERDI, Si dolce e’l Tormento, avec Salman GAMBAROV pour tout partenaire. Plus loin, c’est avec le kamancheh de Rauf ISLAMOV que duettise le serpent de Michel GODARD sur le court mais intrigant Moving Forward. Une troisième pièce instrumentale dédiée à QASIMOV (For Alim), écrite par GODARD, fait entendre cette fois un trio : le piano, le serpent et le kamancheh y déploient une tonalité mélancolique et délicate.
En fait on ne retrouve le quartet au grand complet que dans Kimler Geldi Kimler Getdi, la pièce la plus longue de l‘album et placée en son cœur, où le kamancheh, le piano et le serpent, autout du chant mesuré de QASIMOV, dessinent et défrichent un environnement sonore et spirituel de haut vol, étrange et prenant, aux résonances tant antiques qu’avant-gardistes, et qui ne s’appréhende qu’avec des oreilles grandes ouvertes et disponibles.
Alim QASIMOV et Michel GODARD se retrouvent en duo sur deux autres pièces : le morceau éponyme, dans lequel Michel se double au serpent et à la basse, appuyant le chant florissant d’Alim d’une étonnante pulsation funk-jazz ; et la pièce de clôture, A Trace of Grace, où là encore, GODARD assure simultanément serpent et basse, enrobant avec douceur et sur une coloration « cool jazz » le chant plaintif de QASIMOV, pour un résultat effectivement « touché par la grâce ».
Les habitués de l’art traditionnel d’Alim QASIMOV ne retrouveront pas dans Awakening ses envolées éclatantes et paroxystiques ; le ton adopté ici est globalement plus intimiste, intériorisé. La seule exception est cette nouvelle interprétation du traditionnel azéri Mansurriya, dans lequel la voix de QASIMOV s’emporte et s’enflamme dans une incantation fébrile, appuyée par les ponctuations du daf, et amplifiée par les inclinaisons grinçantes du kamancheh de Rauf ISLAMOV. C’est le seul moment de l’album qui renvoie au contexte plus familier du mugham azéri, encore que sa tonalité rustique confère à cette pièce quelque écho de musique médiévale occidentale…
Awakening se joue des cultures, des géographies et des histoires, lui préférant un brouillage de pistes et de codes qui débouche sur une nouvelle forme de connexion intérieure. La musique de ce disque a été créée « en dehors de tout contexte préétabli » (sic) ; elle ne parlera donc qu’à ceux qui iront la chercher, en osant emprunter des sentiers fraîchement tracés.
Stéphane Fougère
Label : www.budamusique.com