Azerbaijani Gitara Vol. 2 : Rahman MAMMADLI
(Les Disques Bongo Joe)
Bienvenue dans ce pays du Caucase qu’est l’Azerbaïdjan, et dont les frontières jouxtent la Russie au nord, la mer Caspienne à l’Est, l’Iran au sud, la Turquie au sud-ouest, l’Arménie à l’ouest et la Géorgie au nord-ouest. Pareil cadre géographique a permis à ce pays de faire sien de nombreuses influences (russes, turques, persanes, islamiques) afin de se constituer une riche culture musicale. De celle-ci, la tradition savante du « mugham » et des « dastgâhs », de même que l’art des troubadours « ashiks » en sont les formes les plus connues et les plus représentées à l’international. On connaît sans doute moins la pratique de la musique « gitara », née avec l’arrivée des guitares électriques de la marque tchécoslovaque « Jolana » dans les années 1960 et qui a provoqué un vrai « boom » culturel, notamment auprès de la jeune génération.
À vrai dire, on peut même être étonné que pareille culture ait pu se répandre dans un pays connu pour avoir été une ancienne république soviétique devenue nation indépendante lors de l’effritement de l’URSS en 1991, et menée depuis à la baguette par la dynastie ALIYEV, dont le régime a été plus d’une fois épinglé pour atteintes aux droits de l’homme. Mais les faits sont là, l’électricité rebelle s’est fait une place en Azerbaïdjan, et ce grâce au travail pionnier de l’artiste Rafiq HÜSEYNOV, alias Rəmiş, mort en 2021.
Le label suisse Bongo Joe s’est fait l’écho de cette révolution sonique avec une première publication discographique d’Azerbaijani Gitara en 2020 consacrée au guitariste Rüstəm QULIYEV, prématurément disparu en 2009, et qui partageait avec Rəmiş le fait d’être né dans un village du Haut-Karabagh (territoire qui fut fort disputé entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie après 1991, aujourd’hui au profit du premier, via un vrai génocide culturel).
Ce second volume présente la musique d’un autre guitariste lui aussi né dans le Haut-Karabagh, Rahman MAMMADLI (Rəhman MəMMəDLI en V.O.), surnommé « Oxuyan barmaği », autrement dit « celui aux doigts chantants ». Un autre point commun lie Rahman MAMMADLI, Rüstem QULIYEV et Rəmiş : avant d’opter pour la guitare Jolana, ils ont tous trois versé dans la musique folklorique et ont joué sur des luths à manche long, le « tar », très répandu dans le Caucase, en Perse et en Asie centrale, et le « saz », lui aussi un instrument traditionnel dont la pratique s’étend des Balkans à la Perse, en passant évidemment par le Caucase. Pour Rahman MAMMADLI, l’accordéon et l’harmonica ont même précédé son engouement pour les instruments à cordes.
Chacun de ces musiciens ont expérimenté à leur façon sur la guitare électrique et se sont forgés un style personnel. Rafiq « Rəmiş » HÜSEYNOV fut le premier a joué de la guitare comme d’un tar, en modifiant l’accordage d’un quart de ton de manière à jouer les gammes modales utilisée dans l’art du mugham. Il a ainsi adapté des airs folkloriques à la sauce « psychédélique ». Outre le folklore local azéri, Rüstəm QULIYEV a pour sa part puisé son inspiration dans d’autres musiques, de la pop afghane aux bandes sonores de films Bollywood en passant par le jeu de guitare dans le flamenco espagnol, pour écrire ses propres compositions.
Quant à Rahman MAMMADLI, il a préféré se concentrer sur la réinterprétation à la guitare électrique des chants et des airs de danses folkloriques azéris ainsi que des mughams classiques, non sans avoir ajouté une lourde distorsion à son instrument, de façon à restituer la rudesse de ton de certaines formes de chant et la tension dramatique à l’œuvre dans le mugham.
À la manière d’un artiste soliste classique qui improvise sur des thèmes mélodiques, Rahman MAMMADLI déverse d’intenses salves d’électricité pour renforcer l’impact émotionnel de ses pièces. L’effet est immédiatement saisissant sur l’auditeur à l’écoute de Qoçali, le premier morceau de ce Volume 2 consacré à l’Azerbaijani Gitara : soutenue par une seule nappe synthétique en introduction, la guitare électrique de MAMMADLI impose sa nature rugueuse et criarde, bientôt propulsée par des percussions tenaces. La formule est identique sur Xal Qalmadi, une reprise du chanteur folklorique Cabbar QARYAĞDIOĞLU, avec une mélodie toutefois plus serpentine. C’est dans ce registre aussi tendu que sinueux que s’épanouit la guitare généreuse de Rahman MAMMADLI dans Yaniq Karami, inspiré par un chant épique du XVIe siècle issu du répertoire des bardes ashiks.
Chaque pièce raconte une histoire dramatique, et la guitare de MAMMADLI en est le conteur, dont la narration est à fleur de peau, aussi mordante que brûlante. Sur Xari Bülbül, Rahman MAMMADLI, appuyé par un bourdon d’accordéon et des percussions plus solennelles, transpire la même intensité, bien que sur un ton plus posé et carrément flottant qui exhale un parfum de douleur latente. La transe est de nouveau au programme avec Qoca Dağlar, nourri de raclements percussifs et du chant aussi plaintif que résonnant de la guitare.
La hargne guitaristique de Rahman MAMMADLI est en apesanteur au début de Uca Dağlar Başinda, avant que les autres instruments ne l’oriente vers un discours plus enjoué mais tout aussi vigoureux, avant de s’achever en une suspension émouvante. Le rythme se fait tribal sur Leylican, au thème folklorique particulièrement sautillant et roboratif, et Gal Gal Ey Gözal ferme la marche sur un rythme plus langoureux, la guitare transpirant d’alacrité sensuelle.
En presque quarante minutes, les « doigts chantants » de Rahman MAMMADLI n’ont de cesse d’émoustiller tant les corps que les esprits, distillant un « mugham rock » enivrant qui restait en effet à découvrir. Remercions-en le label des Disques Bongo Joe, qui œuvre à élargir notre écoute des musiques folkloriques vivantes.
Stéphane Fougère
Page : https://rhmanmmmdli.bandcamp.com/album/azerbaijani-gitara-volume-2