Baloutchistan : La Tradition instrumentale (sorud, benju, doneli)
(OCORA Radio France / Outhere)
C’est bien connu, les aires culturelles et les frontières géo-politiques ne s’accordent pas toujours. Ainsi, les frontières de l’Iran intègrent deux régions géo-culturelles de langues indo-iraniennes : à l’Ouest, le Kurdistan – lequel s’étend sur trois autres pays : Turquie, Irak et Syrie – et à l’Est le Baloutchistan, qui se partage deux autres pays : le Pakistan et l’Afghanistan. Cerné par un désert aride, des montagnes volcaniques et de dures conditions climatiques (la chaleur y est l’une des plus élevées du globe), le Baloutchistan apparaît comme un vaste « trou » dans une carte qui a été laissé pour compte autant par les gouvernements que par les archéologues et les voyageurs, avant que des aventuriers comme François BALSAN et Nicolas BOUVIER n’en fassent état dans leurs écrits.
Comme les Kurdes, les Baloutches ont été perçus comme des minorités ethniques sans États propres, mal considérées, méprisées ou craintes. Dans des temps reculés, les Baloutches, comme très probablement leurs cousins kurdes, ont déferlé sur l’Iran et en ont occupé le nord et le centre, avant d’être refoulés au Xe siècle vers le sud et l’est, et se sont mêlés à d’autres ethnies, dont certaines nomades (et que l’on peut considérer comme les ancêtres des tsiganes). Mais c’est seulement à partir du XVIIe siècle que s’est formée l’entité nationale baloutche, réunissant des tribus diverses qui devaient absolument en adopter la langue. D’origine aryenne, la forte unité linguistique et culturelle du Baloutchistan a engendré une tradition musicale grandement développée par la caste des Ostâs (maîtres artisans), et qui s’est transmise au sein de prestigieuses lignées de musiciens (qui n’occupent cependant qu’une position modeste dans la société).
Dans cette tradition musicale du Baloutchistan, on distingue deux grands styles musicaux régionaux : celui du Nord du Pakistan et de l’Iran ; et celui du Sud, dans la région appelée Makrân, reconnue comme le style le plus élaboré, regroupant l’art classique des bardes (shervandi), les chansons (sowt, nâzink) et la musique rituelle de transe (guâti). C’est cette tradition du Makrân qui est représentée sur ce disque. L’accent y est porté sur trois instruments essentiels de la musique baloutche.
La vièle « sorud » est assurément l’instrument de prédilection des artistes professionnels, et le plus identitaire : taillé dans un bloc de bois, possédant une forme singulière rappelant un cobra ou une tête de mort, et pourvu d’une table de résonance en peau de chèvre ou de gazelle, le sorud est doté de quatre cordes, amplifiées par six ou huit cordes sympathiques, qui génèrent des accents aussi suaves que rugueux rappelant ceux du sarangi indien. Ayant bénéficié de l’expertise de grands luthiers, l’art du sorud s’est accru au point d’être auto-suffisant, n’ayant plus besoin de chant ou de percussion. Il accompagne aussi bien le shervandi des bardes que les rituels de guérison guâti. Il suffit d’écouter les trois pièces jouées au sorud sur ce disque pour s’en convaincre.
Natif du Makrân iranien, et issu d’une famille comptant de nombreux instrumentistes professionnels, Rasulbakhsh ZANGESHÂHI peut enchaîner trois « zahirig » (modes correspondant à une sentiment nostalgique et mélancolique et célébrant l’être aimé) sur lesquels il improvise en rythme libre, ou combiner un zahirig à un sowt (chanson), ou bien lier deux sowts, faisant alors usage de son timbre vocal, lui aussi marquant. Appartenant à une élite de privilégiés et jouissant d’une belle reconnaissance chez ses compatriotes, Rasulbakhsh ne se contente pourtant pas de la musique pour faire vivre sa petite famille (trois femmes et une vingtaine d’enfants…) ; il assure également une fonction de chauffeur de taxi-brousse ! Cela en dit long sur le statut inférieur dont souffrent les musiciens au Baloutchistan…
D’origine apparemment japonaise, le « benju » est une petite cithare oblongue à six cordes dérivée du dulcimer et de l’épinette, et dont le clavier évoque celui d’une machine à écrire. Les Baloutches en ont doublé les proportions et perfectionné la technique, lui conférant un timbre brillant aux multiples raffinements. Les cordes sont jouées par la main droite avec un plectre, tandis que la main gauche appuie sur les touches. Là encore, sa sonorité évoque un autre instrument indien, le tarang bulbul.
C’est Abdorahman (parfois orthographié Abdulrahman) SURIZEHI qui en joue sur ce disque, et il en est assurément la « voix » privilégiée, puisque son répertoire est énorme, collecté assidument auprès de maîtres baloutches, qui lui ont permis de développer un jeu tant virtuose qu’inventif, mais toujours respectueux de la tradition. Sa notoriété a nettement dépassé les contours du Baloutchistan, puisque Abdorahman SURIZEHI a enregistré plusieurs disques pour un label norvégien (!) et participé à des groupes de world fusion comme KARVAN et GALBANG. Il présente ici deux pièces : l’une enchaîne trois zahirigs et inclut une mélodie shervanti, et l’autre provient d’un répertoire de musique de transe.
Le « doneli » est pour sa part l’instrument baloutche le plus ancien. Il s’agit d’une double flûte : celle de droite, dotée de sept trous, est appelée « mâle », et celle de gauche, qui en possède huit, est la « fille », dont on joue en respiration circulaire pour faire office de bourdon. On retrouve le doneli aussi bien au Sind qu’au Rajasthan. Il est joué sur ce disque par Firuz SÂJEDI, le seul des trois musiciens de cet enregistrement qui ne provient pas d’une famille de musiciens mais qui n’en est pas moins un maître rare. Non-voyant, SÂJEDI n’a pas d’équivalent sur la scène musicale baloutche, jouant autant dans les mariages que dans les cérémonies rituelles et possédant de fait un répertoire éclectique, aussi profane que spirituel. Les deux suites qu’il interprète ici sont issues de la musique de transe (guâti), la première contenant en outre un sowt.
Les trois musiciens solistes de cet album jouent donc séparément, mais sont chacun accompagnés par Rahimbakhsh ZANGESHÂHI sur un instrument plus élémentaire mais néanmoins indispensable, le luth « tanburag » qui assure le bourdon rythmique, ainsi qu’à la percussion « doholak » (tambour).
Tous ces maîtres musiciens ont eu l’occasion de se faire connaître du public parisien en 1996, lors d’un concert au Théâtre de la Ville. C’est du reste en collaboration avec ce dernier que ce disque a été réalisé, et dont la première publication remonte à 1997. Saluons donc cette élégante réédition (sous forme de digipack), en espérant que l’autre référence d’OCORA en matière de musique baloutche (le double album Musique d’extase et de guérison) bénéficie bientôt du même traitement.
La Tradition instrumentale (sorud, benju, doneli) constitue une excellente introduction à un univers musical guère répandu sur disque, mais qui devrait ravir les oreilles sensibles aux pratiques musicales centre-asiatiques et indiennes, du fait des affinités et des résonances qu’entretient cette musique baloutche avec le makam persan et le raga indien.
Stéphane Fougère
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