Brian ENO / Beatie WOLFE – Luminal // Lateral

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Brian ENO / Beatie WOLFE – Luminal  // Lateral
(Verve Opal Records)

Difficile de trouver un angle d’entrée minimal, vertical ou horizontal à propos de ces deux albums de Brian ENO et de Beatie WOLFE parus fin juin, peu avant ou juste après le solstice d’été et jouant sur des variations de planètes (Dimidium, planète extrasolaire de la constellation Pégase type spectral jaune, Samh exoplanète du système Andromède ainsi que Elger cratère lunaire pour le troisième album encore dans les limbes, sortie le 8 août) et dont les pochettes sont toutes des œuvres d’ENO figurant, nous dit-il, ces planètes (il y a même dans la constellation un astéroïde portant le nom d’ENO (81948 ENO découvert le 31 juillet 2000), ou si l’on préfère des soleils en feu mais pas incandescents, un peu pastellisés, un peu flous, pour ne pas trop nous éblouir, (rouge, orange et jaune pour Luminal, l’album chanté et bleu, jaune et vert pour Lateral, l’album instrumental).

Le dernier album solo d’ENO date déjà de 2022 (cf. https://rythmes-croises.org/brian-eno-foreverandevernomore/) et notre homme n’en est pas à sa première collaboration avec d’autres musiciens, même si ceux-ci ont presque toujours été aussi célèbres que lui ou étant au moment de leurs rencontres des célébrités en devenir. Citons sans barguiner Robert FRIPP pour trois albums dont les deux No Pussyfooting (1973) et Evening Star (1975) premières escapades en parallèle chez le guitariste toujours un peu raide sur les bords de KING CRIMSON, pour combler un vide répétitif avec la période chantée de l’artiste, David BOWIE pour Low en 1976, CLUSTER & ENO (1976), MOEBIUS, ROEDELIUS pour After the Heat (1977), HARMONIA pour Tracks and Traces (1976), Harold BUDD pour The Plateaux of Mirror (1980) et The Pearl (1984), Jon HASSELL pour Possible Musics (1980), David BYRNE pour My Life in the Bush of Ghosts (1981) et Everything that Happens will Happen Today, très réussi (2008), Daniel LANOIS pour Apollo (1983), John CALE pour le fabuleux Wrong Way Up (1990), Roger ENO pour Mixing Colours (2020), Fred AGAIN pour Secret Life (2023),  et pas mal d’autres pour des albums plus ou moins réussis, des live retrouvés et sortis des cavernes du fin fond de l’Allemagne (Bonn) (voir : https://rythmes-croises.org/brian-eno-holger-czukay-j-peter-schwalm-sushi-roti-reibekuchen/), ou enfin ceux qui paraissent avec le recul et le temps beaucoup moins essentiels (la liste est un peu à volonté).

Dans un reportage radio intitulé Sentiment du jour, paru en mai 2025, Brian ENO et Beatie WOLFE explorent les intitulés des émotions telles qu’elles sont vécues dans différentes langues, tentant d’exprimer des sentiments pour lesquels il n’existe pas de mots en anglais. Parmi leurs choix proposés dans l’émission, on trouve les mots Duende qu’ils décrivent comme un frisson d’excitation, Eudaimonia pour dire la gratitude ou pour le bien-être ; Ailyak pour la lenteur et le plaisir du processus ; et Dor, le désir ou l’appartenance ; de la même façon, d’autres mots étrangers tels l’italien  Commuvere (« L’expérience d’être déplacée ») et le terme arabe Ya’aburnee (« ne voulant pas vivre dans un monde sans quelqu’un »), sont décortiqués par les deux musiciens en duettistes un peu sentencieux, tout cela tendant à les faire prendre des postures un peu arty-ficielles.

Ce sont, disent-ils des sentiments avec lesquels il faut pourtant lutter en permanence. Ajoutant aussitôt : mais où mieux les exprimer que dans des chansons ? C’est la question centrale des premiers albums collaboratifs du duo, Luminal et Lateral. Ils les présentent dans des termes similaires à ceux de leur rapport à Sentiment du jour et souhaitent créer une musique qui suscite des émotions qu’ils qualifient d’épineuses et complexes, celles qui ne sont pas toujours faciles à exprimer. La musique, affirment-ils de façon plutôt évidente et attendue, c’est susciter des émotions. Mais si la singularité de sentiments difficiles à définir constitue le point de départ du duo, leur musique n’atteint pourtant que rarement cette complexité, et c’est là qu’apparaît subrepticement le côté un peu déceptif, un peu vain, de ce projet qui se voudrait pourtant d’envergure.

ENO et WOLFE disent qu’ils partagent depuis longtemps un intérêt pour le pouvoir de la musique à nous aider à comprendre notre monde intérieur. De même, l’observation des émotions a toujours été au cœur de la pratique musicale d’ENO. La musique, selon lui, doit créer un sentiment de calme, colorer l’atmosphère d’une pièce ou laisser l’esprit vagabonder. De son côté, WOLFE, artiste conceptuel, dont le travail aborde fréquemment la science et la technologie, explore également le pouvoir des émotions, considérant par exemple la valeur thérapeutique de la musique pour les personnes atteintes de troubles neurologiques

Bien qu’enregistrés par étapes tout au long de l’année 2024, les deux albums offrent des visions cohérentes : Luminal est une séquence dream pop luxuriante, et Lateral une promenade ambient aérienne. Tous deux adoptent une approche décomplexée, se concentrant moins sur les détails infimes et davantage sur les effets enveloppants de leurs mélodies. Sur Luminal, des voix floues et des instrumentaux tourbillonnent dans un nuage amorphe ; sur Lateral, un motif simple et répétitif flotte, presque immuable, pendant 64 minutes.

Malheureusement, dans les deux cas, la musique manque de nuances, leurs mélodies évoluant ou s’amplifiant rarement ; le rythme est doux ; la dynamique oscille autour d’un mezzo-forte confortable (avec quelques touches de mezzo-piano, pour varier). La musique se caractérise avant tout par sa retenue ; on a parfois l’impression que les deux musiciens cherchent à créer une ambiance visant la perfection de laboratoire, plutôt que de se laisser engloutir tout entiers par leur côté émotionnel.

Ce sentiment de distance caractérise particulièrement Luminal, suite de onze pistes distinctes comme des haïkus minimalistes et interchangeables, trop centrés sur la voix assez conventionnelle et interchangeable de Beatie WOLFE, enveloppée des mélodies de guitare douces et lentes et des synthés planants (on est pas loin de groupes de la famille (très) répétitive, un tantinet ennuyeux comme Beach House).

Les atmosphères de l’album paraissent (de façon presque exagérée) tempérées ou anecdotiques, même lorsque sont abordés des sujets mélancoliques ou carrément tristes. En effet, WOLFE semble chanter la solitude avec un minuscule filet de sourire permanent ou passablement ennuyé.

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A Ceiling and a Lifeboat et Breath March, évoquent eux l’obscurité de la nuit, mais reviennent rapidement à une douceur presqu’écœurante. Le titre de la chanson, Hopelessly at Ease, le résume parfaitement : vide et plaisanterie excessive allant de pair.

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Avec Lateral, le duo découvre de nouvelles strates, malgré la répétition de la musique. Cet album d’une heure se compose d’un morceau ininterrompu pourtant divisé en huit parties, Big Empty Country, né de deux notes scintillantes, l’une brève et l’autre longue, tourbillonnant au milieu d’un brouillard qui s’étend progressivement. Peu de choses changent au fil du morceau, mais à mesure qu’il progresse, un léger changement de perception se produit.

L’œuvre n’est ni tentaculaire ni spectaculaire, comme le serait un grand ciel vide américain, ni dangereusement solitaire comme la route la plus définitivement vide d’un « Middle West » fantasmé. Au contraire, elle est toute en douceur et quelque peu intouchable, une méditation sur des lieux inaccessibles. Bien que la musique d’ENO et de WOLFE paraisse souvent simpliste, à la fin de Lateral ils se rapprochent petit à petit du cœur et des rêveries pour l’auditeur qui se serait laissé embarquer. L’émotion exprimée n’est ni aussi forte que des frissons, ni aussi douloureuse que du désir. On dirait plutôt une joie ressentie après l’avoir vécue. À chaque répétition, ces deux notes centrales s’amplifient un peu plus ; à chaque nouvelle couche de sonorité, un sentiment de paix semble plus accessible.

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À force d’écouter ces deux albums et peut-être pour mieux se préparer au troisième, les sentiments se révèlent et là on semble retrouver (enfin) ENO à son meilleur, ce qui nous rassure un peu. Le troisième volet de cette trilogie (pas encore publié) Elger/Liminal (couleurs rouge rose et vert) sera peut-être la synthèse de cette collaboration pas forcément malvenue, tout de même un peu surprenante, au premier abord dispensable et davantage conceptuelle qu’ « émotionnelle », mais ENO a sans aucun doute digéré ce long épisode d’une presque trilogie (Beatie WOLFE n’apparait en fait que pour les vocaux de Luminal si on résume la collaboration stricto sensu), peut-être nécessaire pour lui (après tout, la plupart de ces aventures en duo sont peut-être vues comme une dette vis-à-vis de ses rencontres avec le monde de l’art et de ses voisins en ambient music).

Et comme il garde sans cesse ce côté explorateur auprès de ses followers connus et inconnus (côté artistes) et qu’il n’est pas en manque de rencontres et de partages (ou de retours sur des projets solo pour nous raconter magnifiquement la planète et la place d’où il nous envoie ses informations), il ne cessera jamais, soyons en certains, de nous étonner avec ses nuances imprévisibles et les musiques venues de son cerveau (brain) jubilatoire (brillant), toujours en partance vers son public fidèle et reconnaissant.

Ajoutons que 2025 est également le quarantième anniversaire de la sortie « en CD uniquement » chez EG/Opal de l’album d’ENO de 61 minutes Thursday Afternoon (un seul morceau et une répétition de thèmes sans pratiquement aucun changement presque jusqu’à l’infini dira le musicien qui comparera la vidéo de ce long morceau à l’antithèse des productions télévisuelles (clips) pour lesquelles : You Sit still and it Moves, alors que pour Thursday Afternoon It Sits still and You Move. Cet album, paru entre les productions studios solo du musicien (Music for Films 2 (1983) et Nerve Net (1992), aura été pour quelques-uns, l’occasion d’acheter définitivement un lecteur de CD et de réactiver (et réécouter autrement) les collections usées de nos vinyles soumis à rude épreuve.

Xavier Béal

Site : https://beatiewolfe.com/brian-eno

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