Brian ENO / Holger CZUKAY / J. Peter SCHWALM – Sushi. Roti. Reibekuchen

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Brian ENO / Holger CZUKAY / J. Peter SCHWALM – Sushi. Roti. Reibekuchen
(Grönland Records)
C’est dans le cadre d’une installation multimédia d’ENO, qu’une soirée spéciale fut organisée à Bonn (The Art & Exhibition Hall of the Federal Republic of Germany), devant quelques privilégiés, essentiellement des célébrités allemandes. Nous pouvons imaginer l’ambiance générale avec tous ces V.I.P qui sans doute étaient venues sans prêter un réel grand intérêt à ce qui se passait et sans se rendre compte de la chance qu’ils avaient eu de voir ENO sur scène (chose rare durant sa prolifique carrière).  Le plus important pour eux étant de se montrer et de pratiquer entre eux l’éternel bla-bla-bla… La prétention mondaine dans toute sa splendeur !

Nous sommes le 27 août 1998, et Brian ENO était accompagné de Holger CZUKAY de CAN et de trois membres de SLOP SHOP à savoir Peter SCHWALM, qui travaillera plus tard avec ENO (l’album Drawn from Life en 2001), Raoul WALTON et Jern ATAI. Deux légendes jouant avec des représentants de la nouvelle école électro-jazz que Brian ENO affectionnait tant. L’événement est important : tout d’abord, comme nous le savons, ENO se fait très rare sur scène et de plus, ici, il retrouve Holger.
 
Le livret rappelle justement qu’ils étaient déjà réunis avec CLUSTER sur Cluster and Eno en 1977 puis sur After the Heat l’année suivante. De ce show à Bonn, hélas, à peine moins d’une heure (59’25) aura échappé aux gouffres de l’oubli (à la base, il y avait deux heures de session et une heure d’impro, soit trois heures pour une prestation mémorable qui aurait été stoppée par l’arrivée de la police). Remercions tout de même le label d’avoir eu l’idée de sortir ce disque, et Peter SCHWALM d’avoir retrouvé et pris le temps de proposer une sélection des meilleurs passages.
 
Ce disque propose un titre des plus étranges, à savoir Sushi-Roti-Reibekuchen. Qu’est ce que que cela veut dire ? Est-ce un code secret pour les initiés  d’une secte, le nom d’un nouveau virus, un programme militaire ou spatial, le titre d’une nouvelle série dérivée de Star Wars (ben oui, pourquoi pas ? Nous ne sommes plus à ça près aujourd’hui !) ?
 
En fait, la réponse est toute simple et elle est d’une drôlerie absolue, car ce titre fait tout simplement allusion au menu conçu par ENO et Rolf ENGEL de l’atelier MARGRAPH de Franfort pour les 200 invités de cette soirée. Ouf, nous sommes soulagés ! Nous échappons ici à de vastes théories ésotériques ou philosophiques. Cela nous change de noms bizarres comme 801 à la signification diverse et compliquée, il y a très, très longtemps de cela.
 
Ce live propose cinq pièces qui vont vous propulser dans un monde hybride qui s’avère d’ores et déjà inhospitalier, aux couleurs ombrageuses, métalliques et menaçantes. Une écoute attentive est donc suggérée pour en comprendre les riches détails qui le composent. Mais même là, après avoir suivi cette consigne, le spécialiste peut se perdre dans ce labyrinthe tortueux pour finalement se retrouver totalement déboussolé, les yeux hagards, sans avoir compris ce qu’il vient d’écouter. Nous nous rendons compte dès la première écoute que la tâche va être fastidieuse.
 
Les musiciens sont réunis dans une sorte de bulle magique, en osmose, hors du temps et hors du monde. Un pur esprit collectif semble prendre vie, animé par un héritage sonore mêlant la musique expérimentale, concrète, « ambient », dub, l’électronique et tout ce qui pourrait s’assimiler à du jazz. Étrangeté des sons, base rythmique solide et imperturbable, bidouillages et samples vocaux d’une autre dimension auréolent les morceaux de ce disque, dont certains atteignent des durées gigantesques dépassant les 10-15 minutes.
 
Nous noterons le travail méticuleux, sérieux mais aussi une certaine dose d’humour (toutes ces voix sorties des machines et de l’imaginaire de CZUKAY) promulgués par ce quintette vraiment spécial où l’improvisation reste avant tout la maitresse de cérémonie de cette performance. Dans les notes du livret, SCHWALM révèle l’enthousiasme ressenti d’avoir joué avec CZUKAY, dont les interventions l’ont profondément amusé et marqué. Nous pouvons imaginer le délire général qui s’est répandu entre les musiciens, à l’écoute d’une telle musique.
 
Et pour l’auditeur, qu’en est-il exactement ? Nous pouvons nous poser la question parce que certains ne vont sans doute pas accrocher du tout. Malgré des titres fortement appétissant, cette cuisine avant-gardiste peut ne pas convenir à n’importe qui. Et il est vrai que ce disque n’est vraiment pas évident. Ses ambiances peuvent être jugées trop froides, trop distantes, pas franchement accrocheuses, manquant de réelles mélodies, privilégiant plutôt des formes musicales abstraites.  Le monde de l’invisible s’offre à nous pour une durée plus que suffisante car l’expérience est somme toute hasardeuse, voire périlleuse pour nos sens. Vous êtes donc prévenus.
 
Atteignant presque les dix-sept minutes, le premier titre, Sushi, développe rapidement des ambiances sombres, une grappe sonore tourbillonnante sur une section rythmique intrépide et martiale (basse par WALTON, batterie par ATAI) et des sons, des samples qui viennent agrémenter l’ensemble pour devenir une entité mutante de musique concrète, « ambient », space-jazz.
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Roti, de presque dix minutes, se distingue par une bonne ligne de basse funk (nous pensons au groupe TALKING HEADS, aux albums My Life in the Bush of GhostsThe Catherine Wheel, ou à certaines pièces de Music for Films avec Percy JONES). Cette basse poursuit inlassablement sa route encerclée par des sons étranges et des voix samplées. Il y a une véritable ambiance « drum and bass » qui devient hypnotique jusqu’aux dernières minutes plus orientées « Kosmische Musik ».
 
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Wasser (d’une durée de onze minutes) propose des atmosphères toutes en apesanteur, apaisantes ou aquatiques (le mot Wasser signifiant « eau ») délaissant les rythmes précédemment entendues pour une musique plus évanescente se situant entre CLUSTER et Apollo.
 
Reibekuchen (« galettes de pommes de terre ») retrouve pendant quatorze minutes, les ambiances « drum & bass, electronica-drone » des premiers morceaux. Il s’agit d’un titre puissant, d’une grande richesse sonore où les musiciens semblent portés par un élan créatif avant-gardiste fabuleux.
 
Wein, le dernier titre et aussi le plus court (moins de sept minutes) joue d’abord sur des samples divers (voix humaines et bruits de jungle d’une faune inconnue assez inquiétants). Cette pièce privilégie des sons abstraits, des bidouillages en tout genre avant d’entendre la batterie, des klaxons (est-ce une allusion au mythique Autobahn ?) et des sons caractéristiques à cet univers « drum-bass-electronica ». Nous avons l’impression que Wein n’est pas présentée ici dans sa forme complète puisqu’il se termine par un fondu, un « fade out ». C’est dommage, car elle aurait mérité d’être développée davantage, manière de voir où les musiciens comptaient nous mener. Ce live est d’un accès difficile, et franchement il faut s’accrocher.
 
Personnellement, il aura fallu pas moins de quatre écoutes, à un volume sonore assez élevé, pour appréhender au mieux et dans sa totalité ce disque, pour capter par exemple la richesse sonore qui se dégage de ces compositions obliques, pour comprendre aussi tout le processus créatif que cela demande aux musiciens, à des esprits pas vraiment comme les autres. Ce disque s’adresse aux aventuriers et aux collectionneurs-fans d’ENO ou de CAN.
 
Cédrick Pesqué
 
 

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